Par Alessandro Delfanti
Tandis qu’Amazon dépasse le chiffre d’affaires de 170 milliards de dollars et que son fondateur, principal actionnaire et président-directeur général Jeff Bezos, compte au nombre des personnes les plus riches du globe [avec quelque 130 à 150 milliards de dollars de fortune personnelle, selon la source, et 17% des actions d’Amazon], que se passe-t-il dans les entrepôts de cette entreprise?
Entre nos commandes on line et le chiffre d’affaires de Bezos se trouve un système bâti sur une plate-forme qui organise une immense force de travail, soumise à l’accélération des rythmes de travail tout en rendant ce dernier moins qualifié et plus instable. Pour mieux appréhender le contexte de cette entreprise, dominée par les technologies digitales, et la réalité des relations de travail contemporaines, il est utile de relire certains ouvrages classiques sur le travail industriel. Même si la grande majorité des salariées et des salariés qui se rendent quotidiennement dans les établissements d’Amazon n’ont aucune expérience de travail de la fabrique «classique», il y a une grande ressemblance entre les chaînes de montage des années 1960 et les centres de stockage gérés par les algorithmes de la multinationale. [Voir sur A l’Encontre TV l’exposé en langue anglaise fait par Alessandro Delfanti à Toronto sur le thème de cet article.]
Dans les années 1960, en Italie, un des premiers théoriciens opéraistes [1], Romano Alquati, étudiait le travail en s’intéressant à certaines entreprises les plus représentatives du capitalisme italien d’après-guerre, notamment FIAT et Olivetti (machines à écrire). Sa contribution à l’analyse des transformations du travail et des luttes ouvrières portait sur la nature nouvelle des relations entre capitalisme et technologie. Il s’est penché sur le «mythe» de la FIAT comme créatrice de formes de travail privilégiées et, par là même, comme source d’émancipation et de modernisation. Il a ainsi étudié la capacité de cette entreprise à exploiter de nouvelles couches de travailleurs non qualifiés, les difficultés qu’avaient les syndicats à communiquer avec ces nouveaux sujets, ainsi que le rôle politique des hiérarchies internes à l’entreprise. Or il semble bien qu’il y ait une continuité, au sein du capitalisme italien [entre les années 1960 et aujourd’hui], comme c’est notamment le cas avec l’entrepôt Amazon de Castel San Giovanni (en province de Piacenza), qui n’est que la pointe de l’iceberg du nouveau modèle productif des digital corporations nord-américaines.
Le mythe du travail, à Amazon, se fonde sur divers éléments. D’un côté, l’entreprise engage des milliers de personnes sous contrat de durée indéterminée, une exception dans le paysage des multinationales de la logistique autour de Piacenza et dans la Plaine du Pô. D’un autre côté, elle importe, dans le fonctionnement de ses entrepôts, des éléments de la culture d’entreprise de la Sillicon Valley. Par exemple, elle fournit des espaces communs où les salarié·e·s peuvent jouer au baby-foot, elle crée une ambiance de travail informelle, chacun pouvant s’habiller comme bon lui semble ou écouter de la musique sur le lieu de travail, usant d’un langage (le langage dit «amazonien») qui italianise les vocables anglais tels que «stoware» ou «lead», par exemple, en lieu et place des termes italiens correspondant à «rangement» et «chef». Cela permet de présenter Amazon comme un lieu de travail moderne et jeune. En plus, à chaque début de travail en équipe se déroule une session de motivation, menée par un «manager» (un chef d’équipe), destinée à induire les travailleurs à croire en la mission d’Amazon. Mais ce ne sont là que gesticulations désespérées face à la réalité quotidienne du travail dans l’entrepôt.
Dans ses recherches sur la FIAT, Alquati démontrait que l’entreprise développait les nouvelles technologies sur ses lignes de production, dans le seul but de profiter de la masse de travailleurs non qualifiés qui se rendaient à Turin depuis les territoires sous-développés et ruraux du Sud. De nos jours, à Amazon, le scanner pour code-barres (le pistolet à codes), qui signale aux travailleurs et travailleuses où doit être rangée une marchandise et qui transmet ces marquages (ces picks) au système, est la colonne vertébrale technologique de processus similaires de déqualification de la main-d’œuvre.
Il en va de même du brevet, déposé par Amazon il y a quelque mois, pour la fabrication d’un bracelet électronique qui guidera la main du picker vers l’objet idoine: plus que d’automatisation de la production, il s’agit ici d’accélérer et d’intensifier le travail vivant, de simplifier et de standardiser les tâches, afin de réduire drastiquement les besoins en main-d’œuvre qualifiée, ce qui permet à Amazon d’engager [parallèlement à ses contrats de plus longue durée] des masses de travailleurs et travailleuses sans expérience ni spécialisation, formés sur le tas en quelques heures. L’entreprise jouit ainsi d’une grande flexibilité au niveau de l’organisation du travail, avec un flux de salarié·e·s constamment disposés à tolérer des rythmes de travail élevés et des horaires imprévisibles.
Lors des pics de production, comme autour des fêtes de Noël, Amazon ne pouvant se reposer uniquement sur les forces de travail locales, elle recrute au-delà du territoire de Castel San Giovanni. C’est pourquoi on peut voir arriver, dans ces périodes, des bus anonymes, gérés par des sociétés de travail temporaire, qui amènent des dizaines de jeunes travailleurs précaires depuis les villes alentour, mais aussi depuis les quartiers populaires de Milan [à plus de 1h30 de bus]. Munis de badges verts, tandis que les travailleurs réguliers d’Amazon ont des badges bleus, ils n’ont aucune sécurité d’emploi, pouvant être engagés pour quelques jours, quelques semaines ou quelques mois. Les pickers, les stowers et les packers [les marqueurs, les rangeurs et les emballeurs], soit la majorité de la force de travail de l’entrepôt, se font appeler les «jeunes» et non les «travailleurs», ce dernier titre étant réservé aux mécaniciens gestionnaires.
La précarité du travail chez Amazon est aggravée par le poids des hiérarchies internes, les mêmes hiérarchies «absurdes» qu’Alquati décrivait à la FIAT en dénonçant leur nature clairement politique. La division du travail chez Amazon est davantage destinée à faire régner la discipline qu’à l’organisation du travail; comme c’était déjà le cas à la FIAT dans les années 1960. Ainsi un travailleur qui acquiert des compétences techniques ou organisationnelles, par exemple en travaillant avec les algorithmes de distribution des tâches aux pickers, se fait sans autre «chevaucher», du point de vue de la hiérarchie interne, par un manager engagé à l’externe, prêt à exprimer sa foi dans le mythe et la culture d’entreprise d’Amazon.
Les «nouvelles forces» des années 1960, analysées par Alquati, résultaient des migrations intérieures du Sud vers le Nord en phase d’industrialisation. Le syndicat peinait à communiquer avec cette nouvelle masse de travailleurs qui débarquaient à la FIAT. A l’heure actuelle, les travailleurs et les travailleuses d’Amazon sont le produit de migrations mondialisées, et les salariés blancs italiens n’en sont plus qu’une composante. Les salarié·e·s viennent de provinces et de périphéries très différentes en termes [de territoire], d’âge et de statut social. C’est une diversité qui rend le travail syndical particulièrement difficile; ce que ne facilite pas le fait que les grandes confédérations syndicales ont tendance à organiser les travailleurs blancs italiens…
Mais d’autres facteurs politiques doivent également être pris en considération. Autour de Castel San Giovanni, Amazon est la seule entreprise de la logistique qui est parvenue à empêcher au syndicat [indépendant] Si Cobas de pénétrer dans l’entreprise. Ce dernier a pu entrer, par le biais de travailleurs migrants en lutte, surtout issus du Maghreb, dans les entreprises Ikea, à GLS et, avec de jeunes travailleuses précaires, aux entrepôts H&M. Tandis qu’au sein d’Amazon, et bien qu’ils comptent des centaines d’adhérents, les grands syndicats ne parviennent pas à organiser les nouveaux sujets, qui représentent une part considérable de la force de travail (les «jeunes»). Or cette dernière ne parvient à résister aux conditions de travail de l’entrepôt qu’en démissionnant.
Le futur des processus de recomposition [de la classe des salarié·e·s] et les alliances en cours dans plusieurs entreprises pourraient finir par toucher également Amazon. C’est là un processus qui pourrait s’avérer être explosif pour l’évolution de l’économie digitale italienne. (Article publié sur le site https://notesfrombelow.org/article/amazon-e-la-nuova-fiat, en italien et en anglais, le 16 août 2018. Traduction Dario Lopreno)
Alessandro Delfanti enseigne dans le cadre de l’Institute of Communication, Culture, Information and Technology auprès de l’Université de Toronto et publie ses écrits sur delfanti.org.
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[1] L’opéraisme (operaio=ouvrier) trouva son élaboration initiale dans les Quaderni Rossi (début en 1963). Cette revue fut d’ailleurs considérée, initialement, comme un apport théorique utile par le courant marxiste-révolutionnaire. Parmi ses théoriciens, se réclamant du marxisme, se trouvaient Mario Tronti et Raniero Panzieri, ou encore Asor Rosa (parmi d’autres). Ils vont mettre, d’une manière unilatérale – en particulier dans le contexte du développement des luttes ouvrières de la fin des années 1960 –, l’accent sur le rôle clé de la classe ouvrière dans la configuration même du capitalisme et non pas rechercher dans le développement du capitalisme les «racines» de la configuration et des formes de lutte du salariat, avec certes des effets de rétroactions sur l’organisation du travail. Cette approche a connu des développements divers. D’autant plus qu’elle accompagnait des processus de débordements des structures ouvrières syndicales et politiques «historiques», y compris celles en partie rénovées sous les coups de boutoir des luttes ouvrières. «Renoncer au travail» pouvait, dès lors, apparaître comme le «pic» d’une prise de conscience massive par le salariat lui-même de sa place et de son rôle sur le cours du capitalisme. (Réd. A l’Encontre)
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