Le président du Comité international de la Croix-Rouge, Peter Maurer [1], est mis en cause pour son poste au Forum économique mondial de Davos et ses liens avec des entreprises. Au sein de la vénérable institution humanitaire, la contestation s’amplifie.
La plus vénérable institution humanitaire de la planète est dans la tourmente. En un siècle et demi, la question ne s’est jamais posée en ces termes: le président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) est-il un visionnaire en train de faire entrer l’organisation dans une nouvelle ère, ou est-il en train de casser le joyau mondial de l’humanitaire?
Le CICR, gardien des Conventions de Genève, vit au rythme d’affrontements politiques et éthiques qui vont déterminer l’identité future de la doyenne des organisations de secours aux victimes de guerre.
Au départ de cette histoire, il y a un homme : Peter Maurer, président de la Croix-Rouge internationale depuis 2012. Lorsqu’il succède à son mentor, Jakob Kellenberger, diplomate comme lui, à la tête du CICR, Peter Maurer a consacré quinze années au service de la diplomatie suisse. Il a notamment été en poste auprès des Nations unies (ONU) à New York et a fini secrétaire d’Etat aux affaires étrangères à Berne.
Une ONU bis
Ce qui a forgé Peter Maurer comme diplomate – la défense de la diplomatie suisse et l’observation des opérations onusiennes – a son importance… Car en six ans de présidence du CICR, il a révolutionné l’organisation et fait doubler son budget de 1 milliard à 2 milliards de francs suisses (d’environ 900 millions à 1,8 milliard d’euros), apparaissant parfois comme un défenseur de la Suisse et comme souhaitant bâtir une ONU bis.
Le Comité international de la Croix-Rouge n’est pas, dans le monde de l’humanitaire, une organisation comme les autres. Ce n’est ni une organisation internationale telle que l’ONU et ses agences, ni une organisation non gouvernementale (ONG) comme Médecins sans frontières et ses condisciples. C’est une entité internationale à part entière, souveraine bien que non étatique, avec un statut unique. Le CICR signe des traités avec des Etats. Il dispose d’un statut d’observateur à l’ONU.
Créée en 1863 à Genève, cette organisation est, selon ses statuts, «impartiale, neutre et indépendante» avec « la mission strictement humanitaire de protéger la vie et la dignité des victimes de conflits armés et d’autres situations de violence, et de leur porter assistance».
Elle a contribué à la rédaction des conventions de Genève de 1949 et de leurs protocoles additionnels de 1977, et la communauté internationale unanime lui a attribué, après la seconde guerre mondiale, un rôle de gardien du droit international humanitaire (DIH). Le CICR est ainsi reconnu officiellement par les Etats, il dialogue avec les Etats, et son financement est assuré par les Etats.
Le caractère universel de ses valeurs et de ses engagements – à l’origine en faveur des blessés sur le champ de bataille et des prisonniers de guerre, puis envers toutes les victimes des conflits armés – et ses devises – Inter arma caritas («La charité au milieu des combats») et Per humanitatem ad pacem («Par l’humanité, vers la paix») – font du CICR un bien commun de l’humanité.
Dans les pays en guerre, le CICR a souvent un rôle central qui force l’admiration des autres humanitaires. Premiers arrivés, derniers repartis, ses «délégués» ont un accès privilégié au champ de bataille et aux prisons. Ils sont reçus par les chefs d’Etat et les chefs de guerre, sur la base d’une relation de confiance et de confidentialité.
Lettre à Peter Maurer
Autant dire que lorsqu’un respectable ancien délégué, Thierry Germond, retraité après trente-cinq ans de bons et loyaux services – du Biafra aux relations avec l’Union européenne (UE), en passant par les conflits d’Afrique australe et d’ex-Yougoslavie – écrit une lettre à Peter Maurer pour s’inquiéter de «la sauvegarde de la crédibilité» et du «respect des principes fondamentaux» du CICR, estimant que «le positionnement que vous revendiquez par rapport aux milieux économiques paraît contraire à ce que l’on est en droit d’attendre du CICR», l’attaque prend autant la tranquille Genève par surprise que si un tsunami avait submergé les rives du lac.
Thierry Germond s’interroge, dans son premier courrier du 28 août 2015, sur «le fait que le président du CICR soit membre du board [conseil de fondation, la plus haute instance] du World Economic Forum (WEF)» (le Forum économique mondial, ou «Forum de Davos»), ce qui lui semble «stupéfiant, car cela cautionne la banalisation et l’affaiblissement des concepts de neutralité et d’impartialité qui sont les pierres angulaires de la spécificité du CICR».
Un mois plus tard, il écrit aux membres honoraires de l’Assemblée (ou Comité) du CICR, la très discrète instance de gouvernance où siègent quinze à vingt-cinq citoyens suisses cooptés. «Bon nombre des 1000 membres du WEF représentent des forces économiques perçues, à tort ou à raison, comme responsables directement ou indirectement des souffrances des victimes des conflits que le CICR a pour mandat d’assister et de protéger, écrit-il. Je ne peux imaginer que ce soit en toute connaissance de cause que les membres de l’Assemblée aient accepté que leur président soit dans le board d’une organisation qui inclut parmi ses membres les principales industries d’armement de la planète.»
Double casquette
1. Germond pointe deux conséquences possibles à cette double casquette de Peter Maurer: «On peut se demander si le président du CICR serait en mesure de prendre le leadership d’une campagne, voire d’y participer, visant à l’interdiction de certaines armes développées par un membre de son organisation»; et le fait qu’«un tel engagement peut non seulement nuire gravement à la crédibilité de l’institution, mais également mettre en danger l’intégrité physique de ses délégués sur le terrain».
2. Maurer lui répond que «[sa] participation au Conseil de fondation du WEF s’inscrit dans le cadre d’une stratégie de diversification des contacts du CICR et d’élargissement du champ de sa diplomatie humanitaire».
Au CICR, on espère alors que la passe d’armes avec Thierry Germond en reste là. Mais l’ancien délégué est en colère, il a du temps libre et commence à enquêter. Dans son appartement bruxellois transformé en capharnaüm regroupant toute la documentation qu’il a pu trouver sur le CICR et le WEF, ainsi que sur les entreprises privées liées à l’un ou à l’autre, et parfois aux deux, M. Germond raconte comment cette histoire est devenue le centre de sa vie.
«Ce fut au hasard d’un entretien que Peter Maurer a accordé à la Tribune de Genève en 2015. J’ai acheté le journal dans une gare. Le titre de l’interview était “Le CICR, poisson pilote des firmes dans les zones en crise”». M. Maurer y raconte qu’il a rencontré à Davos les clients d’une banque suisse afin de leur «livrer des explications utiles pour comprendre dans quel climat d’investissement et dans quel type de marché se situe tel ou tel autre pays» et que le CICR collabore par ailleurs avec une quinzaine d’entreprises».
«C’est hallucinant! Le président du CICR siège au WEF non seulement avec toutes les industries d’armement de la planète, mais aussi, par exemple, avec Textron Defense Systems, producteur de bombes à fragmentation CBU-105 et BLU-108, interdites par la Convention de Dublin sur les armes à sous-munitions et actuellement utilisées par l’Arabie saoudite au Yémen», s’indigne M. Germond.
Ce n’est pas uniquement la présence de Peter Maurer dans les instances dirigeantes du Forum économique mondial qui surprend. Pour Thierry Germond, M. Maurer a contaminé le CICR lui-même, soit en faisant entrer des dirigeants d’entreprises controversées à l’Assemblée, soit en nouant des partenariats à risque.
Partenariat avec Holcim-Lafarge
«Le CICR avait un partenariat avec Holcim au moment de sa fusion avec Lafarge, donc au moment où Lafarge finançait l’organisation Etat islamique [EI] en Syrie. Or, dans le cadre de leurs missions, des délégués du CICR dialoguaient avec l’EI, ce qui est normal. Mais là, on est en pleine confusion.» Le partenariat est rompu après la révélation de l’affaire syrienne… Mais dans le même temps, Davos produit un rapport intitulé «Trois façons de vaincre l’EI», loin de la neutralité revendiquée par le CICR. Selon M. Germond, «il s’agit là de la première fois dans l’histoire du CICR que l’idée de bombarder un belligérant, quelle que soit sa nature, soit cautionnée par l’autorité de son président».
Le mélange des genres est varié… Au Nigeria, à l’occasion d’une visite après la libération de lycéennes enlevées par Boko Haram, M. Maurer signe un partenariat avec Lafarge Africa afin de «renforcer la position de Lafarge sur le marché du ciment dans le nord-est du Nigeria».
Au Rwanda, où le président Paul Kagamé refuse de le recevoir comme président du CICR, il le rencontre avec sa casquette du Forum économique mondial lors d’une réunion du WEF Afrique, et tous deux parlent… du CICR.
Aux Emirats arabes unis, principal membre de la coalition en guerre au Yémen avec l’Arabie saoudite et par ailleurs fidèle partenaire du Forum économique mondial, il salue, lors d’un discours au WEF Dubaï, «le soutien des Emirats arabes unis aux activités du CICR dans le monde et surtout au Yémen». A Genève, certains s’étranglent, et redoutent d’éventuelles représailles contre les équipes présentes dans ce pays.
Lors des commémorations de la victoire chinoise contre le Japon en 2015, Peter Maurer est à Pékin. D’un côté, il signe un partenariat avec l’agence de presse Xinhua (Chine nouvelle), louant «la couverture objective et rapide concernant les crises humanitaires internationales» de Xinhua, pourtant organe de communication officiel du Parti communiste chinois (PCF).
De l’autre, il s’émerveille du projet de «Nouvelle route de la soie», notant que le CICR est présent dans une quarantaine de pays impliqués, sans que nul ne comprenne en quoi la Croix-Rouge est concernée. A moins qu’à ce moment précis, il parle au nom du WEF et du commerce international.
Défilé militaire chinois
Et dans ce pays où le CICR n’a pas accès aux détenus ouïgours, tibétains ou dissidents politiques, M. Maurer assiste au défilé militaire chinois célébrant la victoire de 1945. On ignore ce qu’ont pensé les Japonais de la «neutralité» du président du CICR mais, au sein de l’organisation, le fait qu’il célèbre une victoire militaire aux côtés de généraux d’une dictature a provoqué l’indignation.
A la suite des alertes de Thierry Germond, trois membres honoraires de l’Assemblée du CICR relaient ces interrogations. Cornelio Sommaruga, le très respecté ex-président du CICR, fait savoir lors d’une réunion qu’«un président du CICR ne peut être que président du CICR» et que lui avait en son temps «toujours refusé» de participer aux instances d’autres organisations et avait même «démissionné de la présidence d’une fondation familiale». Les alliés de M. Maurer à l’Assemblée fusillent M. Sommaruga du regard.
Puis, le 1er décembre 2016, vingt-cinq anciens camarades de Thierry Germond, dont un ex-directeur général, trois ex-directeurs des opérations et d’éminents délégués, envoient à leur tour une lettre à M. Maurer.
«Les Vingt-Cinq», comme on les appelle désormais à Genève, font part de leur «vive préoccupation» et rappellent que l’un des sept principes fondamentaux du CICR stipule qu’il «s’abstient de prendre part aux hostilités et, en tout temps, aux controverses d’ordre politique, racial, religieux et idéologique». «Conformément à ce principe, écrivent-ils, le président du CICR n’a pas sa place dans le Conseil de fondation du WEF.»
Un premier mandat gardé secret pendant un an
Les «Vingt-Cinq» sont conviés à une réunion avec la direction du CICR, sans Peter Maurer. On leur assure qu’ils seront consultés avant le renouvellement du mandat de M. Maurer au Forum économique mondial. Mandat finalement renouvelé entre-temps, en juin 2017, lors d’une séance à huis clos… Son premier mandat avait déjà été gardé secret un an, entre novembre 2014 et novembre 2015, puis entériné avec effet rétroactif par l’Assemblée.
«Maurer a tenté de dissimuler au CICR son rôle au WEF, constate l’ex-délégué Nicolas Borsinger. La manière de faire était trop peu orthodoxe pour être neutre. Les agendas cachés sont trop rarement innocents pour ne pas en être profondément alarmé.»
«Le CICR est devenu une sorte d’agent opérationnel du WEF et des entreprises partenaires», dénonce André Pasquier, un ex-directeur des opérations qui coordonne l’action des Vingt-Cinq. Avec les interventions de Cornelio Sommaruga et des Vingt-Cinq, le CICR comprend que la contestation ne repose plus sur le seul Germond. Même de la manière feutrée qui sied aux débats en Suisse, le sujet se répand en coulisses à Genève.
Lorsque la direction du CICR consulte en 2017 ses chefs de délégation sur l’appartenance de M. Maurer au Forum économique mondial, les réactions sont, selon un document interne, très claires: quatorze délégués sur quinze critiquent le choix de leur président.
«Son adhésion au WEF n’est pas compatible avec sa fonction de président du CICR»; «la participation du président au WEF ne va amener aucun bénéfice aux victimes des conflits ; «les risques, désavantages et critiques sont plus importants que les bénéfices»; «cela compromet la crédibilité et la réputation du CICR».
«Liaisons dangereuses»
Les délégués reviennent sur «les valeurs» et «les principes» du CICR, ainsi que sur le risque pour la sécurité sur le terrain. Même si aucun incident dû aux liens avec le WEF ou avec une entreprise n’a été identifié, «rien n’indique que ce ne sera pas un problème plus tard, note un délégué. D’où notre recommandation: mieux vaut prévenir que guérir». Peter Maurer ne tient pas compte de l’avis des délégués et poursuit l’aventure.
En Suisse, le public a longtemps été épargné par ces polémiques. Ce n’est qu’en 2018, lorsqu’un journaliste du Temps s’en empare, que le sujet arrive sur la place publique. «Les liaisons dangereuses du CICR », titre le journal genevois en mai, relatant, sous la plume experte de Stéphane Bussard, chroniqueur de la «Genève Internationale», les interrogations de Thierry Germond et des Vingt-Cinq.
Mais, même à ce moment-là, l’absence de réactions est étonnante. Aucun politique ne s’émeut. Aucun autre média n’enquête. Et les membres de l’Assemblée du CICR restent muets, faisant bloc derrière Peter Maurer.
«Assister à un défilé militaire en Chine, contre le Japon, c’est problématique tout de même…», s’étonne le plus haut gradé des Vingt-Cinq, l’ex-directeur général Paul Grossrieder. «Ces articles ont suscité un silence poli. Les gens n’ont pas pris la mesure de ce que cela signifie», pense l’ex-déléguée Marguerite Contat. «Le CICR est un sujet tabou en Suisse, un mythe. D’où l’omerta», explique l’ex-délégué Serge Nessi.
L’autre raison, selon des délégués actuels du CICR s’exprimant sous le couvert de l’anonymat, est que le débat de fond se double d’une violente crise managériale. D’où, là aussi, une tendance à l’omerta.
«Peter Maurer a un ego démesuré et il est très autoritaire. Le management est si brutal qu’il n’est pas rare de voir des gens sortir de réunion en pleurant, ce qui est tout de même étonnant pour une organisation dite “humanitaire”, non?», s’interroge S. au siège genevois.
«Auparavant, la colonne vertébrale du CICR était sa direction des opérations. Maintenant, les gars de terrain sont devenus des exécutants, raconte K., chef de délégation dans un pays en guerre. Le CICR est désormais dirigé par une oligarchie bardée de diplômes et largement achetée à l’extérieur, avec des gars très forts pour concevoir un PowerPoint mais qui n’ont jamais serré la main d’un criminel de guerre ni négocié sous les bombes, et chez lesquels on ne sent plus la “fibre CICR”.» K. ajoute une anecdote révélatrice: «Lors d’une réunion à Genève, de nombreux chefs de délégation ont exprimé un problème de confiance vis-à-vis du siège. Sauf qu’on s’est rendu compte que le problème était pire dans l’autre sens: c’est le siège qui n’avait plus confiance en nous!»
Pour le directeur général du CICR, Yves Daccord, «les périodes de grands doutes sont normales quand on explore de nouvelles voies. Tout ce qui est lié au secteur privé est perçu comme compliqué. Mais s’ils nous font confiance pour gérer des relations avec les talibans ou le gouvernement Trump, ils devraient aussi nous faire confiance pour gérer des relations avec le secteur privé. Nous nous sommes positionnés pour influencer l’agenda de Davos, et nous demandons à être jugés selon les résultats.»
«Certains trouvent qu’on dépasse certaines limites»
Le directeur des opérations Dominik Stillhart reprend l’argumentaire d’Yves Daccord, avec une pointe d’inquiétude. «Nous évaluons les risques. Avec Lafarge Holcim, nous avons mis fin au partenariat le jour où nous avons appris ce qu’il s’était passé en Syrie. Nous sommes en contact avec 380 groupes armés non gouvernementaux sur la planète, dont certains sont labellisés “terroristes”. Ce ne sont pas toujours des relations confortables, mais nous avons confiance dans le fait de réussir à gérer des relations complexes.» Cela dit, M. Stillhart admet que « les équipes des opérations sont par nature très critiques des partenariats à risque» et comprend que «certains trouvent qu’on dépasse certaines limites».
Pour les contestataires, c’est l’impasse. «La réaction de la gouvernance du CICR à nos interpellations est inadmissible, dénonce Marguerite Contat. Le CICR s’est rangé du côté des puissants, de ceux qui détiennent la puissance de feu et la puissance économique. Maurer est un apprenti sorcier. Un jour, ça va leur péter à la gueule. C’est inévitable. Il y a trop de dérives…» «Avec Maurer, c’est comme si l’Eglise avait abandonné les Dix Commandements. La rupture est fondamentale», constate Serge Nessi.
«Il ne s’agit nullement d’un combat entre anciens et modernes, mais d’un affrontement entre des illusionnistes, eux, et des réalistes, nous, pense Nicolas Borsinger. Là où cette histoire m’affole, c’est qu’on risque de passer d’un CICR sacralisé et intouchable à un CICR traîné dans la boue. Je suis trop conscient d’à quel point les Etats les plus malveillants ont intérêt à un CICR critiquable et insignifiant.»
Et le constat est identique en interne. «La direction a cassé la fronde, viré des vieux et mis tout le monde au pas. Le CICR est une organisation tellement fantastique qu’on a peur de le casser: cela a largement contribué à tuer la contestation interne», témoigne T., chef de délégation. «Il y a un faux débat, organisé par la direction, entre anciens et modernes, alors que du point de vue de la victime, de la souffrance et de la guerre, le monde n’a pas changé», conclut G., posté en Europe.
«Promouvoir les intérêts de la Suisse»
Tous se demandent ce qui fait courir Peter Maurer (qui n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien) et pourquoi il s’entête à prêter le flanc aux critiques. «Berne a remplacé Genève aux commandes du CICR, pense un délégué. Maurer joue un rôle politique.» «L’argent privé représentant moins de 5% du budget du CICR, la vraie raison des actions de Maurer est de promouvoir les intérêts de la Suisse et de l’économie suisse, et une idéologie ultralibérale qui souhaite l’influence du milieu économique sur la décision politique, dénonce Thierry Germond. C’est une dérive très grave. Une trahison.»
Ex-président de Médecins sans frontières et directeur de recherches à la Fondation MSF, Rony Brauman est depuis quatre décennies un fin observateur de l’humanitaire. Il pense que «le CICR fait face à une dérive très singulière dans le monde de l’humanitaire». «Le plus problématique est l’opacité sur les engagements du président et l’absence de dialogue interne. On a l’impression que Maurer a affaibli les missions historiques du CICR au profit de projets dont on distingue mal la logique, analyse M. Brauman. Germond et les Vingt-Cinq sont dans une tentative désespérée de sauvetage du CICR.»
A Genève, le temps du silence est peut-être révolu. Dans son livre, paru en octobre, Une certaine idée de la justice (Favre), le juriste suisse Dick Marty vient à la rescousse des contestataires, disant «regretter que le président du CICR ait accepté de faire partie du conseil d’administration du Forum de Davos» et s’affirmant «perplexe aussi au sujet de certains partenariats conclus avec des multinationales». Il appelle la Suisse à «prendre une initiative politique». Une question au gouvernement sur la crise que traverse le CICR sera déposée au Parlement fédéral en décembre. Des députés veulent ouvrir le débat.
Pour Thierry Germond, le «lanceur d’alerte» pionnier de la contestation, même un improbable changement de président ne résoudrait pas entièrement le problème. «Il faut un geste radical: toute l’Assemblée doit démissionner. Il faut une structure intérimaire composée de délégués, d’anciens délégués et de personnalités réellement indépendantes, qui ouvrirait le débat et choisirait une nouvelle gouvernance pour le CICR.»«La Suisse a son mot à dire et doit se réveiller, pense Marguerite Contat. Au CICR, vous savez, nous sommes un peu des missionnaires. Nous allons continuer à nous battre pour le sauver. Il est hors de question de laisser passer cette histoire.»
(Enquête publiée sur le site du quotidien Le Monde en date du 30 novembre 2018; mis à jour le 1er décembre; titre de la rédaction de A l’Encontre)
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[1] Peter Maurer au début des années 2000 était chef de la Division politique IV, Sécurité humaine (paix, droits de l’homme, politique humanitaire). Micheline Calmy-Rey (PS), alors, était cheffe du Département fédéral des affaires étrangères (2003 à 2011). En 2004, il est ambassadeur de la Mission permanente de la Suisse auprès des Nations Unies à New York. En 2010, Peter Maurer a été nommé, par le Conseil fédéral, au poste de secrétaire d’Etat du DFAE. Depuis 2012, il est président du Comité international de la Croix-Rouge. (Réd. A l’Encontre)
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