Adam Smith – 300 ans après 

Par Michael Krätke

Les libéraux vénèrent encore aujourd’hui Adam Smith [1723-1790], de nombreux groupes de réflexion radicaux portent son nom et se réclament de lui. L’Institut Adam Smith à Londres était et reste l’un des principaux foyers du néolibéralisme. Comme c’est souvent le cas avec les icônes, son œuvre considérable n’est plus guère lue aujourd’hui, réduite dans le meilleur des cas à des slogans comme la «main invisible» du marché. Adam Smith, né il y a trois cents ans à Kirkcaldy, près d’Edimbourg, est l’un des penseurs les plus mal compris de l’époque moderne. Les (néo)libéraux ont la partie facile, nous ne connaissons pas exactement sa théorie politique. Une grande partie de son héritage littéraire a été brûlée à sa demande, au total 18 in-folio rédigés de manière serrée.

Il est mort à 67 ans, mondialement connu. Il a vécu et travaillé en Ecosse, à Glasgow et à Edimbourg, et quelques années à Londres. Pendant plus de deux ans, il a voyagé en France et en Suisse, rencontrant à Paris l’élite intellectuelle de son temps. Chez lui, il était considéré par ses contemporains comme l’archétype du professeur distrait, qui se promenait parfois en robe de chambre dans la rue principale en monologuant. Mais ce monsieur un peu bizarre a fréquenté les plus grands esprits de son temps, David Hume, Voltaire, Diderot, Turgot et Quesnay.

Adam Smith, philosophe moral et économiste politique

Deux livres, tous deux de gros volumes et des best-sellers, l’ont rendu connu et célèbre. Depuis 1752, il enseignait la philosophie morale à l’université de Glasgow. Ses cours ont donné naissance à la Théorie des sentiments moraux, publiée en 1759. Cinq éditions ont été publiées de son vivant, la sixième à titre posthume. En 1776, l’année de la déclaration d’indépendance «américaine», il publia un pavé de 1000 pages sur l’économie politique, la Recherche sur les origines et les causes de la richesse des nations (An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations). Le livre connut un succès retentissant, fut traduit dans de nombreuses langues (la première traduction allemande parut dès l’année de sa parution; Adolphe Blanqui en a fait une traduction française en 1843), six éditions avec de nombreuses parutions furent effectuées de son vivant. Avec La richesse des nations, il a fondé une nouvelle science de l’économie politique, il a été le fondateur et le critique des conceptions et des politiques économiques courantes jusqu’alors. Le jeune Friedrich Engels l’a appelé le «Luther économique».

La richesse des nations est une œuvre fascinante, très différente de l’idée que l’on se fait aujourd’hui d’un livre sur l’économie. Dans son œuvre économique majeure, Adam Smith déploie un panorama inégalé: il y est question de théorie, de catégories telles que la valeur, le prix, l’argent – sans oublier le travail. Il est également question de comparaisons historiques et contemporaines, de la naissance et du développement de différents capitalismes, de la prospérité de différents pays capitalistes et de son avenir en tant que système mondial. Lorsque Smith a écrit cela, les formes de capitalisme commercial vieilles de quelques siècles dominaient. La révolution industrielle avait déjà commencé, mais la grande industrie moderne, le système des usines, la production industrielle de masse n’étaient pas encore bien établis, et encore moins dominants. Adam Smith décrit et analyse donc le mode de production le plus avancé à son époque – l’exploitation dans de grandes manufactures produisant pour l’exportation ou pour l’Etat. Dans cette œuvre encyclopédique – cinq volumes au total – l’auteur se permet des digressions superbes, comme lorsqu’il enrichit la théorie monétaire d’un résumé historique sur la production de métaux précieux.

Mais il traite aussi de la politique économique correcte et incorrecte. Et toujours la question de savoir pourquoi certaines nations sont plus riches que d’autres ou se développent plus rapidement et plus haut. A-t-on vraiment besoin de colonies pour un développement capitaliste réussi? Les entreprises privées ont-elles besoin de monopoles octroyés par l’Etat pour prospérer? Ou des institutions modernes telles que les banques universelles, la liberté de commerce et d’industrie, les marchés du travail libres, le libre-échange, la libre concurrence, la liberté du marché et le règne de la loi sont-elles plus judicieuses et, en fin de compte, meilleures et plus rentables pour tous les participants, y compris pour l’Etat? Est-il juste de modérer ou de réguler le conflit d’intérêts entre les différentes principales classes de la société moderne, principalement régies par l’économie?

L’énigme d’Adam Smith

L’«énigme» Adam Smith jouit d’une certaine popularité parmi les érudits allemands. Il s’agit d’un contraste, voire d’une contradiction entre ses deux œuvres principales. Dans la Théorie des sentiments moraux, il semble chercher le liant de la société moderne – en tant que société d’individus libres qui connaissent et poursuivent leurs propres intérêts – encore dans la sympathie ou l’empathie mutuelle. Alors que dans La richesse des nations, il semble miser entièrement sur les intérêts propres des personnes privées. Mais dans son premier livre, il s’agit moins de sentiments que de jugements moraux et éthiques ou de la capacité de jugement moral et éthique. Comment est-il possible que des personnes puissent émettre des jugements moraux sur leur comportement et celui des autres et s’en inspirer?

Dans La Richesse des nations, Adam Smith poursuit son argument: l’intérêt personnel anime les particuliers, mais ce n’est qu’une moitié de la vérité. Ce qui les tient en bride ou peut les empêcher de poursuivre leurs intérêts privés sans se soucier des pertes et des intérêts des autres, c’est premièrement leur conscience morale. Smith considère les membres d’une société moderne comme de bons citoyens et des chrétiens capables de distinguer le bien du mal, de suivre leur conscience et leurs sentiments moraux ou éthiques. Deuxièmement, ils peuvent empêcher la libre concurrence de s’enrichir de manière inconsidérée au détriment de tous les autres. Celle-ci n’existe toutefois pas encore, la liberté de concurrence doit et devra d’abord être établie – et ce par l’action de l’Etat. Les motifs égoïstes ne disparaissent pas, ils sont modifiés par la libre concurrence de tous avec tous. Une fois le «système de liberté naturelle» en place, les bons citoyens apprennent à se comporter en égoïstes rationnels, à tenir compte des intérêts des autres et à suivre la morale civile ou la loi.

La grande découverte d’Adam Smith

Qu’est-ce qui détermine la richesse – ou la pauvreté – d’une nation? Smith ne mesure plus la richesse en fonction de la quantité de métaux précieux présents dans le pays. Mais à la quantité de biens et de services produits et commercialisés dans le pays. Ce n’est pas l’agriculture ni le commerce qui déterminent la prospérité de la nation, mais l’ensemble du travail effectué par tous les membres de la société. Le travail social est la base de la prospérité nationale, plus le travail est productif, plus la nation est riche. Et le travail est d’autant plus productif que la division du travail au sein de l’entreprise (et de la société) se développe et s’affine.

Tout tourne donc autour du travail. Mais tout travail ne crée pas de la richesse. Smith insiste sur la distinction entre le travail «productif» et le travail «improductif». Un grand nombre des classes supérieures et respectables de la société bourgeoise, les ecclésiastiques, les fonctionnaires, les journalistes, les hommes politiques, les soldats, les artistes sont considérés par lui comme «improductifs». Ils travaillent, ils sont grassement payés, mais leur activité n’ajoute pas un grain à la richesse et à la prospérité de la nation. Une horreur pour les économistes d’aujourd’hui, qui ont depuis longtemps rejeté cette partie de l’héritage de Smith. Dans la comptabilité nationale actuelle, tout ce qui rapporte de l’argent est considéré comme du travail, donc productif. Ce qui aurait beaucoup amusé Adam Smith.

Smith et les libéraux

Les (néo)libéraux d’aujourd’hui se fabriquent un Smith qui n’a jamais existé. Ils ignorent délibérément son attitude très ambivalente vis-à-vis du capitalisme de son époque, son profond scepticisme face aux conséquences de l’accumulation du capital et de l’appropriation privée du sol (et de toutes les ressources naturelles). Ils se plaisent à réduire le vieil Adam à une métaphore, la «main invisible» du marché. Il n’en est question que deux fois, en marge, dans La richesse des nations. En effet, dans son œuvre principale, Smith explique en long et en large pourquoi une économie de marché moderne a besoin d’un Etat fort. Sans lui, une économie capitaliste ne peut pas atteindre la croissance et la prospérité. A long terme, Smith mise sur l’effet civilisateur du commerce et de la manufacture, à condition que les barrières posées par l’Ancien Régime au développement du capitalisme soient supprimées. Or, seul un Etat fort peut les supprimer, mais il vaut mieux ne pas le confier aux capitalistes. On comprend pourquoi Emmanuel Kant considérait le philosophe écossais des Lumières comme son auteur préféré. (2023, traduit de l’allemand par la rédaction d’A l’Encontre)

Michael Krätke, professeur à la Lancaster University, professeur invité à la Freie Universität Berlin, à l’Université d’Amsterdam.

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