Le 21 août 2010, il y aura 70 ans que Totsky a été assassiné par un agent stalinien, Ramon Mercader. Raya Dunayevskaya, en visite au Japon, a écrit cet article sur Trotsky en 1965. Elle le fit pour le grand quotidien Asahi Shimbum, dans lequel il parut le 15 décembre 1965.
On peut le trouver dans l’ouvrage Marxism and Freedom: From 1776 Until Today (écrit en 1958), mais republié avec des ajouts par Lexington Books (2001). L’édition française, portant le titre Marxisme et liberté, avec une préface d’Herbert Marcuse, est parue aux Editions Champ libre, en 1971.
Raya Dunayevskaya (1910-1987) a été secrétaire de Trotsky en 1938. Elle a rompu en 1939 avec Trotsky sur le thème dit de la «nature de l’URSS». Elle caractérisait l’URSS comme «capitaliste d’Etat». Au cours des années 1940, elle a étendu la notion à l’échelle mondiale, en invoquant une «étape mondialisée de capitalisme d’Etat». Elle anima, jusqu’à son décès, un cercle de réflexions dont la valeur de la production intellectuelle ne peut être négligée. (Réd.)
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De par l’héroïsme de l’ancien commissaire russe à la guerre, les rigueurs de son exil quand Staline eut gagné la lutte pour le pouvoir, et la tragédie de son assassinat des mains d’un assassin du GPU, bien des choses écrites sur les dernières années de Léon Trotsky sont imprégnées de subjectivité. Ses dernières années semblent avoir fourni matière à des approches psychologiques, même de la part des analystes politiques. Récemment un roman a été publié, repris par une émission «spéciale» de la TV, qui attribue à Trotsky un changement de position politique qu’il n’aurait pas voulu admettre. Seuls des gens qui n’ont pas de pensées propres peuvent pareillement déformer les pensées des autres.
Léon Trotsky, lui, n’a jamais laissé entrer le facteur subjectif dans aucune de ses analyses de situations objectives. Bien au contraire.
Je me souviens d’un moment pendant les procès de Moscou, quand «l’Etat-major général de la Révolution» [tous les ex-dirigeants de la révolution| était massacré par Staline, et Trotsky lui-même accusé des crimes les plus odieux. La bureaucratie russe avait le pouvoir d’Etat, la Loubianka [la sinistre prison du GPU], l’argent, la brutalité, le mépris total de l’histoire et, surtout, le temps, toute une décennie entière pour fabriquer le plus grand mensonge de l’histoire.
La presse mexicaine réservait chaque jour deux colonnes à Trotsky pour qu’il puisse répondre aux accusations lancées contre lui dans les procès de Moscou de 1937-1938. Il ne disposait que de deux heures pour rédiger ses réponses, et cela grâce au président Cardenas [président du Mexique de 1934 à 1940, décédé en 1970] qui était intervenu en sa faveur auprès des éditeurs et leur avait demandé d’informer Trotsky des accusations dès qu’elles arrivaient sur leurs téléscripteurs. Trotsky ne savait jamais ce que les accusations allaient être ni en quelle année il était censé avoir commis tel ou tel crime. En outre, les procès survenaient au moment de la plus grande douleur personnelle de la famille Trotsky, puisque le long bras du GPU avait assassiné son seul fils survivant, Léon Sédov. C’était le coup prémédité d’un maître de l’intrigue [Staline], insidieusement planifié, calculé pour infliger à Trotsky le coup censé, espérait-il, le rendre incapable de répondre aux accusations portées contre lui, que lui savait devoir être formulées deux petites semaines plus tard.
Effectivement, la mort de Léon Sédov infligea la blessure la plus profonde, et à l’endroit le plus vulnérable. Lev Davidovitch et Natalia Ivanovna se sont enfermés dans leur chambre et ont refusé de voir personne. Pendant toute une semaine, ils ne sont plus sortis de leur chambre et une seule personne avait le droit d’entrer pour amener le courrier et la nourriture, dont ils mangèrent très peu.
Ce furent des jours affreux pour tous les membres du secrétariat. Nous n’avons plus vu ni L.D. ni Natalia. Nous ne savions pas comment ils allaient et nous redoutions les conséquences sur eux de cette tragédie. Nous avons déménagé les machines à écrire, le téléphone, et même les sonnettes des portes à la maison de la garde, pour qu’ils ne les entendent pas de leur chambre. Leur coin de la maison [sise à Coyoacan, alors en bordure sud de Mexico City] a été plongé dans un silence de mort. L’air était oppressant, comme si toute la chaîne de montagne de Mexico pesait de tout son poids sur cette seule maison.
Le coup était d’autant plus dur que Léon Sédov était non seulement leur seul enfant survivant, mais avait été le plus proche collaborateur littéraire et politique de Trotsky. Quand Trotsky était interné en Norvège, bâillonné, interdit de pouvoir répondre aux accusations lancées contre lui lors du premier procès de Moscou (août 1936), Sédov avait publié Le Livre Rouge, qui, en démasquant brillamment les faussaires de Moscou, avait porté un coup irréparable au prestige du GPU.
Durant ces jours sombres, après que la tragique nouvelle nous fut parvenue, quand Lev Davidovitch et Natalia Ivanovna étaient enfermés dans leur chambre, il a écrit l’histoire de la courte vie de leur fils. C’était la première fois depuis avant la Révolution que Trotsky écrivait à la main.
Le huitième jour, Léon Trotsky est sorti de la chambre. A sa vue, j’ai été pétrifiée. Lui toujours si propre et méticuleux, ne s’était pas rasé depuis une semaine. Son visage était profondément marqué. Ses yeux étaient gonflés d’avoir trop pleuré. Sans prononcer un mot, il m’a tendu le manuscrit, Léon Sédov, fils, ami, combattant, qui contenait parmi les passages les plus poignants de ses écrits. Un passage disait: «J’ai informé Natalia de la mort de notre fils, en ce même mois de février où il y a 32 ans, elle était venue m’apprendre en prison la nouvelle de sa naissance. Ainsi s’achevait ce jour du 16 février, le plus noir de nos vies personnelles… Avec notre fils est mort tout ce qui restait encore jeune en nous…»
Mais même ce terrible deuil n’a pas diminué l’ardeur de Trotsky pour la cause révolutionnaire. La brochure était dédiée «à la jeunesse prolétarienne». Si le GPU avait compté sur ce coup pour l’abattre, ils s’étaient trompés d’homme.
Le matin suivant, les journaux annonçaient l’ouverture du troisième procès de Moscou (mars 1938). Trotsky travailla jusque tard dans la nuit. Un jour, il était debout à 7h et écrivait jusqu’à minuit. Le jour suivant, il se leva à 8h pour travailler sans arrêt jusqu’à 3h du matin. Le dernier jour de la semaine, il ne s’est pas couché jusqu’à 5h du matin. Il exigeait de lui plus que de ses collaborateurs.
«Le Vieux», comme nous l’appelions affectueusement, écrivait en moyenne 2000 mots par jour. Il donna des prises de position à United Press, à l’Associated Press, à l’agence Havas (France Presse), au London Daily Express et aux journaux mexicains. Ses déclarations étaient aussi publiées en langue allemande et en langue russe. Il dictait en russe. Pendant que je transcrivais la dictée, les autres secrétaires vérifiaient chaque date, chaque nom et chaque endroit évoqués dans les procès. Trotsky exigeait un travail de recherche méticuleux et objectif; il fallait transformer les accusateurs en accusés.
Mais ce révolutionnaire était si peu habitué au subjectivisme qu’il fut profondément indigné quand les journaux publièrent des «rumeurs» selon lesquelles Staline n’avait jamais été un révolutionnaire, mais avait toujours été «un agent du tsar» et maintenant «accomplissait la vengeance». Quand je lui ai apporté les journaux qui contenaient cette explication de la purge sanglante des procès de Moscou, Trotsky s’est exclamé: «Mais Staline a été un révolutionnaire!»
Alors que je sortais de la pièce, il me cria «Attendez un moment, nous allons ajouter un post-scriptum à l’article d’aujourd’hui.» Voici ce qu’il m’a dicté:
«La presse a largement rapporté la nouvelle que Staline aurait été un agent provocateur sous le tsarisme et qu’il se venge maintenant de ses anciens ennemis. Je n’accorde aucun crédit à cette rumeur. Depuis sa jeunesse Staline a été un révolutionnaire. Tous les faits de sa vie en portent témoignage. Reconstruire sa biographie après coup signifie singer l’actuelle bureaucratie réactionnaire.»
Et à nouveau, quand la Commission Dewey d’enquête [John Dewey, philosophe américain qui présida les travaux de la commission portant son nom en 1938] sur les accusations portées contre Léon Trotsky eut prononcé son verdict de non coupable et qu’une conférence de presse fut convoquée, on demanda à Trotsky: «Les procès de Moscou et le verdict de la Commission ne suggèrent-ils pas des conclusions pessimistes à propos du socialisme ?». Et Trotsky de répondre:
«Non je ne vois pas de fondement au pessimisme. Il faut prendre l’histoire comme elle est. L’humanité avance comme le faisaient certains pèlerins: deux pas en avant et un pas en arrière. Durant le mouvement en arrière, tout semble perdu pour les sceptiques et les pessimistes. Mais c’est une erreur de vision historique. Rien n’est perdu. L’humanité s’est développée du singe au Comintern. Elle avancera du Comintern au véritable socialisme. Le jugement de la Commission démontre une fois de plus que l’idée correcte est plus forte que la plus puissante police. C’est dans cette conviction que repose la base inébranlable de l’optimisme révolutionnaire.»
Malheureusement, l’optimisme pas plus que le subjectivisme ne sont à la racine des positions politiques. C’est la théorie, leur fondement philosophique, qui est décisive.
J’ai rompu avec Trotsky parce que cette théorie – que la Russie restait malgré tout un Etat ouvrier, «quoique dégénéré», et devait être «défendue» au moment où éclatait la Deuxième Guerre mondiale, juste après la conclusion du pacte Hitler-Staline – me paraissait à la fois démentie par la réalité du capitalisme d’Etat en Russie et par la totale perversion de l’humanisme du marxisme comme théorie de l’émancipation.
Mais ma rupture avec la politique de Trotsky n’a nullement modifié mon attitude à son égard, comme un des plus grands révolutionnaires de notre époque, un qui, avec Lénine, a dirigé la grande Révolution d’Octobre. Il reste «l’homme d’Octobre.» (Traduction A l’encontre)
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