Par Ran Greenstein
Depuis ses origines jusqu’à aujourd’hui, le sionisme libéral a été incapable de réconcilier les politiques israéliennes de dépossession et de contrôle militaire avec l’image d’un Etat démocratique. N’est-ce qu’une affaire de sémantique ou est-ce inhérent à l’idéologie? Voici la deuxième partie de l’analyse de Ran Greenstein. La première partie a été publiée sur ce site en date du 8 octobre 2014. (Rédaction A l’Encontre)
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Comme nous l’avons discuté dans la première partie de cet article, des sionistes libéraux comme Arthur Ruppin et Hans Kohn ont répondu de manière divergente au défi de réconcilier les valeurs universelles d’ensemble avec les objectifs étroits du sionisme. Ce qu’ils ont toutefois partagé avec d’autres activistes et intellectuels, ce fut la pleine conscience des coûts impliqués par leurs choix. Ce qui n’est pas le cas de la plupart des libéraux israéliens d’aujourd’hui qui considèrent les réalités post-1948 [1] (post-Nakba) comme acquises, comme le point de départ permettant d’examiner le conflit israélo-palestinien.
Une façon d’examiner les dilemmes auxquels doit faire face le sionisme libéral aujourd’hui, c’est de le faire à travers la notion de déni, ou de refus de tenir compte du contexte historique qui continue à façonner notre scène politique. Ce contexte reflète des processus à long terme et peut être subdivisé par les moments clés auxquels ces processus sont associés. Dans chaque cas, les sionistes libéraux ont construit sur la base de tendances déjà existantes et mis en place une vague de développements qui ont eux-mêmes façonné la période suivante. Nous allons examiner un par un chacun de ces développements et voir ce qu’ils ont impliqué.
Le déni de 1917
Ce fut l’année de la Déclaration Balfour [2], qui assura le soutien britannique à l’aspiration du mouvement sioniste à établir «une patrie nationale pour le peuple juif» en Palestine, un soutien postulant que «rien ne devrait être fait qui pourrait porter préjudice aux droits civils et religieux de communautés non juives existantes» dans le pays. Cette Déclaration initia un processus d’immigration de masse de Juifs dans le pays et la reconstruction de la communauté juive en tant qu’entité politique séparée, en marche vers un statut d’Etat indépendant. Cette Déclaration conduisit également à la formation d’un mouvement national palestino-arabe qui s’opposa à l’immigration et à l’acquisition de terre par les Juifs et demanda un gouvernement démocratique basé sur le principe de majorité. Le conflit grandissant entre ces forces mutuellement exclusives conduisit à la guerre de 1947-1948, à la Nakba, et à la création de l’Etat d’Israël.
Les sionistes libéraux nient que la Déclaration Balfour ait été illégitime du point de vue des résidents arabes du pays, qui constituaient jusqu’alors l’indiscutable majorité de la population. Les Britanniques subordonnèrent la quête d’indépendance des Arabes à la quête d’un nouveau groupe d’immigrants et facilitèrent la création d’une zone toujours grandissante d’exclusion sociale et économique, de laquelle tous les Palestiniens étaient écartés (que ce soit en tant que droits réservés aux résidents, employés ou locataires). Leur réponse naturelle fut la résistance. Il est difficile de penser à un seul groupe d’autochtones, de natifs dans l’histoire qui ait réagi différemment à une situation similaire. Aujourd’hui, la perspective sioniste libérale pense qu’il est impossible de regarder en face cette réalité basique, puisque cela soulèverait des questions sur la colonisation et la dépossession, sur le colonialisme et sur les droits des autochtones; questions auxquelles il n’est pas facile de répondre dans le cadre de son propre paradigme, celui du sionisme dit libéral.
Le déni de 1947
Le plan de partage de l’ONU, qui prévoyait que la Palestine soit divisée entre deux Etats juif et arabe fut soutenu par le mouvement sioniste et la majorité des Juifs et rejeté par la majorité des Arabes (en Palestine et ailleurs). L’une des croyances les plus enracinées du sionisme libéral consiste à croire que ces attitudes ont été le reflet de la logique de compromis adoptée historiquement par le sionisme, mais qu’elle a été abandonnée après 1967 et doit, de ce fait, être restaurée aujourd’hui. De leur côté, les Arabes auraient adopté une position de rejet qui a miné leurs chances de parvenir à leur indépendance, à l’époque et pour toujours.
En quoi cette manière de considérer 1947 constitue-t-elle un déni? Vue sous l’angle de la perspective de l’époque, la résolution sur la partition était inéquitable. Elle garantissait à la communauté juive un territoire qu’elle ne possédait pas et prenait à la communauté arabe un territoire que celle-ci possédait. Seuls 10’000 Juifs – 1,6% de la population juive totale – étaient censés vivre en tant que minorité dans la zone octroyée à l’Etat arabe, alors qu’en ce qui concernait les Arabes dans l’Etat juif, le nombre prévu était de 400’000, soit 33% de leur nombre total. Aux Juifs, qui constituaient un tiers de la population, il était alloué 56% du territoire, alors que seuls 44% étaient alloués aux Arabes qui eux constituaient les deux tiers de la population.
Au-delà des détails spécifiques de la résolution de l’ONU, celle-ci a «scellé» l’approbation [avec le vote de la résolution par l’URSS stalinienne] à l’époque d’un processus qui avait vu les Palestiniens perdre leur écrasante domination démographique et territoriale, incapables qu’ils étaient de bloquer la croissance rapide de la communauté juive organisée, alors qu’ils étaient marginalisés dans leur propre patrie.
Le fait de rejeter la partition ne leur amena rien de bon, mais ils ne pouvaient pas accepter de voir de larges portions de leur pays cédées à un groupe de personnes qu’ils ne considéraient pas comme des hôtes bienvenus, et qui, pour la plupart d’entre elles, étaient sur place depuis moins d’une génération. Le fait que le leader le plus en vue de la communauté juive [David Ben Gourion] de l’époque ait construit sa carrière sur son opposition au principe de partager terre, emploi et résidence avec les Arabes locaux ne contribua pas à construire la confiance en un futur possible sous domination juive ou aux côtés d’un Etat juif en expansion.
On peut dire que la Nakba qui a suivi la résolution de la partition était le résultat d’une prophétie auto-réalisée. L’épuration ethnique était le résultat des actions des forces sionistes mettant en action les plans visant à créer un territoire juif défendable contigu et aussi le résultat des réactions des Palestiniens qui anticipaient, parfois, une expulsion violente en fuyant devant les forces militaires qui avançaient. Le point crucial est qu’indépendamment des circonstances de leur départ ou de leur participation aux événements (qu’ils aient été militants ou résidents pacifiques, qu’ils se soient laissé déloger sans opposer de résistance ou qu’ils aient volontairement fui leurs maisons), tous ceux (les Palestiniens) qui sont devenus des réfugiés en 1947-48 ont eu l’interdiction de retourner dans le nouvel Etat d’Israël. Le résultat fut non seulement le déplacement d’un nombre élevé de gens mais la destruction d’une société tout entière.
Le paradigme sioniste libéral ne peut digérer ces événements qu’en les considérant comme le tragique mais finalement heureux dénouement de la quête de «l’auto-détermination nationale juive». Que tout cela ait transformé le conflit en une lutte pour la récupération de leurs droits par des gens marqués à jamais par l’impératif de laver le «péché originel» de la dépossession, cela, il ne peut pas le regarder en face. Il préfère dire qu’il ne faut pas vivre tourné vers le passé et qu’il faut continuer à vivre en attendre que meure le «syndrome du saumon» [le retour sur son lieu de «naissance»], pour utiliser l’horrible phrase d’Ehoud Barak [né en 1942, il est de 1990 à 2001 premier ministre; membre du Parti travailliste, ancien patron du Shin Beth (services secrets); il sera ministre de la Défense sous divers gouvernements: ceux d’Ehoud Olmert, de Benyamin Netanhayou, de 2007 à 2013].
Le déni de 1967
Ce n’est qu’avec la guerre de 1967 et ses conséquences que le sionisme libéral est clairement devenu ce qu’il est. On doit lui accorder le mérite de s’être opposé à l’occupation, aux colonisations et aux annexions effectuées de manière rampante depuis des décennies. Est-ce donc honnête de leur faire le reproche de déni? La réponse est oui. Examinons pourquoi.
La position libérale contre l’occupation souffre de son refus de considérer le contexte historique de 1967. A cette époque, la guerre était considérée comme une aberration, une force de perturbation qui avait changé le démocratique et égalitaire petit Israël en un Etat oppresseur de droite dominé par descolons messianiques. Ce qui manque à cette image est le fait que l’Israël d’avant 1967 était un Etat oppresseur à l’égard de groupes exclus du courant dominant: les réfugiés palestiniens auxquels la présence politique et physique était refusée; des citoyens palestiniens qui étaient physiquement présents [«Arabes israéliens»], mais étaient privés d’une citoyenneté pleine et entière, ayant été soumis à une domination militaire et à une expropriation massive de leur pays, ainsi que les Juifs Mizrahi (orientaux) auxquels on avait donné les droits politiques mais qui restaient socialement et culturellement marginalisés.
Des pratiques d’exclusion développées dans la période d’avant 67 (des méthodes louches d’acquisition et de dépossession de la terre, par exemple, qui existaient déjà durant la période d’avant 48) ont été étendues aux territoires occupés, et cela avec des modifications importantes. Le nettoyage ethnique et la destruction massive de villages en 1948 n’ont pas été répétés à la même échelle en 1967 (même si environ 300’000 personnes, parmi lesquelles de nombreux réfugiés de 1948, ont fui ou ont été expulsées des territoires nouvellement occupés vers des pays voisins). Les résidents des territoires étaient autorisés à travailler en Israël, mais étaient privés de leurs droits civils et politiques. La terre fut confisquée (et continue à l’être jusqu’à aujourd’hui), mais à une échelle de moindre ampleur par rapport à ce qui avait été confisqué à des citoyens palestiniens dans l’Israël d’après 48.
Le système de contrôle qui en résulte est unique, même si on peut y voir de nombreuses ressemblances avec d’autres pratiques israéliennes d’oppression qui ont été appliquées – à divers degrés – à différents groupes de Palestiniens. C’est le refus du sionisme libéral de voir la continuité existant entre de telles pratiques, et les liens qu’elles forment à l’intérieur d’une logique commune d’exclusion, qui constitue un déni. Une lutte contre l’occupation qui considère celle-ci comme une simple dispute territoriale et refuse de considérer ses fondements idéologiques et historiques – ce que Meron Benvenisti appelle le «code génétique» de la colonisation de peuplement sioniste – est vouée à l’échec.
Le déni de 1987
Il y eut alors une période au cours de laquelle le sionisme libéral semblait gagner. Avec la première Intifada de 1987 et les processus que celle-ci a facilités, et qui ont culminé dans les Accords d’Oslo de 1993, la conscience de l’occupation et le soutien à l’idée que celle-ci devait prendre fin ont atteint leur sommet. De nombreux libéraux pensaient alors que ce n’était plus qu’une question de temps jusqu’à ce que le processus de retrait israélien s’achève et qu’une vraie solution à deux Etats allait prendre forme.
Comme nous avons pu le constater au cours des années suivantes, cette expectative largement répandue ne se matérialisa pas. Au lien d’en finir, l’occupation s’est faite alors plus pernicieuse, en refusant systématiquement d’endosser toute responsabilité quant au bien-être de ceux qui en étaient les victimes et en excluant toujours plus ces gens de tout partage de droits et de ressources associés à la citoyenneté. Alors qu’Israël a resserré son contrôle sur le territoire et ses ressources matérielles (terres agricoles et résidentielles, eau, etc.), les Palestiniens occupés ont subi des limitations plus fortes que jamais de leur droit de se déplacer, de s’organiser politiquement et de tout simplement vivre leur vie.
Ce qui avait été présenté jusqu’alors comme le règne d’un pouvoir militaire temporaire dû à des raisons de «sécurité» s’est durci en un mode de domination combinant inclusion (intégration) permanente de la terre et des ressources pour l’usage des autorités militaires et civiles, profitant exclusivement à des colons juifs et excluant systématiquement les résidents indigènes qui ne sont pas considérés comme des détenteurs de droits. En d’autres termes, c’est un système de type apartheid [3] qui multiplie les différentes formes d’accès aux titres de propriété et aux ressources, en basant l’octroi de celles-ci (propriétés et ressources) sur des distinctions ethnico-religieuses.
Une fois de plus, et ce n’est pas surprenant, la réponse des sionistes libéraux a été caractérisée par le déni. Au lieu de tenir compte des nouvelles réalités et de développer des stratégies appropriées qui prendraient en compte les modalités de domination qui étaient en train de changer, les modèles de colonisation et les conditions démographiques, ils continuent à réciter en vain leur mantra sur la séparation des Juifs et des Arabes dans leurs Etats respectifs.
Le fait que le conflit ne puisse pas continuer à être considéré comme étant de nature seulement territoriale (pour peu qu’il l’ait jamais été) ne fait pas vraiment de différence. Tous les changements sont éternellement reportés à un futur indéterminé, lorsque les Juifs deviendront une minorité (comme si la domination de 51% de la population sur l’autre 49% était plus légitime que l’inverse), lorsqu’Israël devra choisir entre ses aspects «démocratiques» et «juifs» (comme si le fait d’avoir dirigé et dominé pendant un demi-siècle sur des millions de personnes sans droits politiques n’avait pas déjà réglé la question), lorsque la recherche d’une solution à deux Etats ne sera plus viable (comme si vingt années de diplomatie futile résultant en un renforcement de l’occupation ne suffisaient pas) ou lorsque la fenêtre d’opportunité pour une solution négociée sera fermée (comme si elle était encore ouverte)!
Qu’est-ce qui fait alors l’essence du déni sioniste libéral? C’est le refus de reconnaître tout ce qui fait que le «conflit israélo-palestinien» est unique et différent des conflits territoriaux normaux: les origines coloniales de la colonisation initiale, la dépossession de 1948, la logique historique d’exclusion, la nature permanente de l’occupation «temporaire». Aussi longtemps que nos très publiés sionistes libéraux continueront à ignorer ces fondements-là du conflit, leurs (feints) appels angoissés à un changement de politique sur des bases morales ne resteront rien de plus que de la rhétorique vide. (Traduction par A l’Encontre; publié le 6 octobre 2014 sur +972)
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[1] Comme l’a écrit Aziz Abu Sarah, le terme Nakba et post-Nakba a un double sens: le premier concerne les centaines de villages palestiniens rasés en 1948 et les 100’000 de réfugié·e·s. Le second a trait à la souffrance quotidienne actuelle et passée des Palestiniens dans la période dite post-Nakba: la «vie» dans des camps, dont ceux du Liban ou de Syrie (Yarmouk), qui sont mortifères; les familles séparées (de facto, par l’exil et/ou par le mur), la confiscation permanente de terrain par le processus de colonisation, etc. (Réd. A l’Encontre)
[2] Le texte de ladite Déclaration de 1917 – lettre du ministre des Affaires étrangères Arthur James Balfour adressée le 2 novembre 1917 à Lord Lionel Walter Rothschild (1868-1937) est le suivant: «Cher Lord Rothschild,??J’ai le plaisir de vous adresser, au nom du gouvernement de Sa Majesté, la déclaration ci-dessous de sympathie à l’adresse des aspirations sionistes, déclaration soumise au cabinet et approuvée par lui.
Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif, et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte ni aux droits civiques et religieux des collectivités non juives existant en Palestine, ni aux droits et au statut politique dont les Juifs jouissent dans tout autre pays.
Je vous serais reconnaissant de bien vouloir porter cette déclaration à la connaissance de la Fédération sioniste.»
Il faut avoir à la mémoire qu’avant la Première Guerre mondiale l’Empire ottoman est dominant; et cette période renvoie, d’une part, à une phase marquée par la Révolution du 1917 et, d’autre part, au démantèlement de l’Empire ottoman qui aboutira en 1918, avec une redistribution des pouvoirs dans la région et donc à l’émergence de «pays» mis sous des mandats français et britannique et à des stratégies liées à leurs intérêts. Une histoire qui ne peut être développée ici. (Réd. A l’Encontre)
[3] Voir sur ce thème en débat, l’ouvrage dirigé par Céline Lebrun et Julien Salingue, Israël, un Etat d’apartheid? Enjeux juridiques et politiques, Ed. Harmattan, 2013. (Rédaction A l’Encontre)
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Ran Greenstein est professeur associé à l’Université de Witwatersrand, Johannesburg. Son livre, Zionism and its Discontents. A Century of Radical Dissent in Israel/Palestine, sera publié par Pluto Press, Royaume-Uni, octobre 2014.
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