Le dilemme sans fin du sionisme libéral (I)

Quartier juif de Hébron en 1921
Quartier juif de Hébron en 1921

Par Ran Greenstein

Pendant plus d’un siècle, les sionistes libéraux ont tenté de réconcilier humanisme universel et nationalisme sioniste. Une présentation de deux éminents penseurs qui tous deux ont échoué.

La perspective d’une catastrophe imminente pour le sionisme libéral a été entrevue plusieurs fois au cours de ces derniers mois, depuis les ineptes excuses d’Ari Shavit [journaliste du quotidien Haaretz qui a écrit My Promised Land, publié en novembre 2013, par Spiegel&Grau] jusqu’aux discussions plus sophistiquées de Jonathan Freedland dans la New York Review of Books [26 juillet 2014, avec comme titre «Liberal Zionisme After Gaza»] et de Roger Cohen dans le New York Times (NYT) [«Zionism and its Discontents», 29 juillet 2014] en passant par l’approche hautement critiquable d’Antony Lerman, également dans le NYT [publié sous le titre: «The End of Liberal Zionism. Israel’s Move to the Right Chalenges Diaspora Jews», le 22 août. Antony Lerman est l’ancien directeur de l’Institute for Jewish Policy Research; il est l’auteur de The Making and Unmaking of a Zionist, Pluto Press 2012].

Si la guerre à Gaza a certes joué un rôle dans cette vague de lamentations, ce n’est en aucun cas un nouveau phénomène. En fait, cela a constitué l’un des points de discussion centraux dans le mouvement sioniste depuis ses débuts, forçant les adhérents libéraux [au sens américain: de «gauche progressiste»] à choisir, en temps de crise, entre leurs valeurs universelles et des loyautés politiques ethniques. Historiquement, la réponse la plus courante à un tel dilemme a été de laisser tomber la composante libérale, seuls quelques dissidents choisissant plutôt d’abandonner le sionisme.

Les principaux arguments utilisés dans de tels débats ont peu changé au cours des années. Il serait instructif ici de s’intéresser au mouvement Brit Shalom [association créée en novembre 1925 à Jérusalem par des intellectuels juifs allemands, parmi lesquels Itzak Epstein, Gershom Scholem, professeur de mystique juive, ou encore Akiva Ernest Simon]. Voilà le modèle même du sionisme libéral en son temps; il a été actif entre 1925 et 1933 et était connu pour sa défense du bi-nationalisme. Ce mouvement a vécu des tensions entre ses grands principes libéraux et les revendications immédiates du projet sioniste. Celles-ci étaient représentées en particulier dans l’oeuvre de son fondateur, Arthur Ruppin [1], connu comme le «père de la colonisation juive». Il était déchiré entre ses alliés du sionisme ouvrier, qui considéraient Brit Shalom comme une «illusion», et ses collègues radicaux qui appelaient à la constitution d’un gouvernement représentatif en Palestine qui serait en accord avec des valeurs démocratiques universelles, mais ne répondait pas aux vœux du leadership sioniste.

Arthur Ruppin
Arthur Ruppin

Les préoccupations de Ruppin, exprimées dans des notes personnelles prises entre la fin des années vingt et le début des années trente, étaient nourries par les «très sérieuses contradictions d’intérêt entre les Juifs et les Arabes». Il était, selon lui, impossible de réconcilier la «libre immigration et le libre développement économique et culturel» pour les Juifs – conditions essentielles pour le sionisme – avec les intérêts des résidents arabes de Palestine. On lit: «Partout où nous achetons du terrain pour y installer des gens, il est inévitable que les cultivateurs qui l’occupent soient déplacés, qu’ils soient propriétaires ou non.» Plus loin, il dit que malgré le fait que le principe du Hebrew labor [2] soit «en accord avec nos intérêts nationaux, cela prive les Arabes des revenus qu’ils avaient jusque-là». Pour cela, continue Ruppin, il devient impossible de «convaincre rationnellement les Arabes que nos intérêts sont compatibles». Suivant le cas, les Arabes, en tant que majorité dans le pays, «pourraient prendre avantage des droits qui leur sont garantis par la Constitution pour empêcher tout avancement économique de la minorité juive, mettant ainsi fin au mouvement sioniste».

Le dilemme de Ruppin s’est intensifié au moment du conflit aigu qui a suivi les émeutes de 1929 [3]. De violentes altercations entre des visions nationalistes s’excluant l’une l’autre l’ont conduit à se distancier de Brit Shalom et du bi-nationalisme prôné par le mouvement. Sa conclusion était rigide: «Nous devons reconnaître qu’au cours de toute l’histoire de nos relations avec les Arabes, nous n’avons pas fait un seul effort pour trouver une formule qui satisfasse non seulement les intérêts essentiels des Juifs mais aussi les intérêts essentiels des Arabes.» Paradoxalement, cela voulait dire: «Ce que nous pouvons obtenir (des Arabes), nous n’en avons pas besoin et ce dont nous avons besoin, nous ne pouvons l’obtenir. Dans le meilleur des cas, ce que les Arabes sont disposés à nous donner, ce sont des droits pour une minorité nationale juive dans un Etat arabe, semblables aux droits des minorités nationales en Europe de l’Est.»

Le problème dans tout cela, continuait-il, c’était que les droits d’une minorité ne pouvaient pas être garantis et que le destin de la minorité juive en Palestine dépendrait ainsi pour toujours de la bonne volonté de la majorité arabe détenant le pouvoir. Un tel arrangement ne pourrait en aucun cas satisfaire les Juifs d’Europe de l’Est qui constituent la majorité des sionistes; au contraire, cela diminuerait leur enthousiasme pour le sionisme et la Palestine. Un sionisme désireux de parvenir à un tel compromis avec les Arabes [faisant des Juifs une minorité permanente dans le pays] perdrait le soutien des Juifs d’Europe de l’Est et deviendrait rapidement un Sionisme sans Sionistes.

Que pourrait-on donc faire? Voici ce que proposait Ruppin, dans un langage qui fait écho jusqu’à aujourd’hui: «Aucune négociation avec les Arabes ne permettra présentement de progrès tant que les Arabes espéreront être capables de se débarrasser de nous… Ce ne sont pas les négociations mais le développement de la Palestine qui pourra augmenter notre crédit auprès de la population et renforcer notre pouvoir économique puis, peut-être, conduire à une réduction des tensions. Quand le temps viendra où les Arabes réaliseront qu’ils ne doivent pas nous offrir quelque chose que nous n’avons pas encore, mais reconnaître la réalité telle qu’elle est, le poids des faits sur le terrain conduira à des tensions réduites… C’est peut-être une vérité amère, mais c’est La Vérité.»

Hans Kohn
Hans Kohn

Les mots de Ruppin de 1936 illustrent la logique de créer des «faits accomplis sur le terrain» et de construire une «muraille d’acier» – selon les mots infâmes de Jabotinsky [4] – afin de décourager l’opposition arabe, une logique qui continue de forger la politique israélienne aujourd’hui. Mais il est important de garder en tête le fait que tous les activistes libéraux n’ont pas pris la même direction. Un exemple est celui de Hans Kohn [1891-1971, né à Prague] qui a rompu avec le mouvement sioniste et a finalement quitté Brit Shalom après le soulèvement de 1929 [il rentre en Europe, puis s’installe aux Etats-Unis].

Kohn considérait le sionisme comme un «mouvement moral et spirituel» compatible avec sa position pacifiste et anti-impérialiste [il milita dans le cercle sioniste Bar Kochba avant 1914]. Mais il devint de plus en plus difficile pour lui de soutenir cette approche aux côtés de l’orientation sioniste officielle. Le soulèvement de 1929, il l’a dit dans une correspondance privée, était porté par des Arabes qui «avaient perpétré tous les actes barbares caractéristiques d’une révolte coloniale». Mais, ajoutait-il, «ils étaient motivés par une cause profonde»: «Nous avons été en Palestine pendant douze ans [depuis la déclaration Balfour de 1917] sans avoir une seule fois fait de tentative sérieuse pour chercher à travers des négociations le consentement des peuples indigènes. Nous avons compté exclusivement sur la puissance militaire de la Grande-Bretagne. Nous nous sommes fixé des buts qui, par leur nature même, ont conduit à des conflits avec les Arabes. Nous aurions dû reconnaître que ces buts seraient la cause, la cause juste, d’un soulèvement national contre nous.»

Cette attitude signifiait: «Pendant douze ans, nous avons prétendu que les Arabes n’existaient pas et nous étions contents chaque fois qu’ils ne se rappelaient pas à nous. Sans le consentement des Arabes locaux, l’existence juive en Palestine ne pourrait devenir possible qu’avec l’aide britannique et puis, plus tard, avec l’aide de nos propres baïonnettes… Mais à ce moment-là, nous ne serons pas capables d’agir sans les baïonnettes. Les moyens auront déterminé le but. La Palestine juive n’aura plus rien à voir avec ce Sion pour lequel je me suis engagé

La préoccupation principale de Kohn était le développement du sionisme en «aile militante-réactionnaire du judaïsme». Ses collègues, pensait Kohn, n’avaient pas la volonté de faire, en accord avec leurs valeurs, un pas décisif qui les éloignerait des pratiques sionistes, telles que «l’incommensurable barbarie» consistant à chasser des fermiers de leurs terres, ce que pratiquaient des gens comme Ruppin. Au lieu de cela, Brit Shalom formula de molles propositions de paix déconnectées de la réalité concrète et sans lien avec les véritables enjeux, le tout «enveloppé dans un nuage de naïveté» sans impact sur le public. Dans ces circonstances, Kohn ne vit pas de raison de continuer à être membre du mouvement.

A ce même dilemme, celui de la difficulté à réconcilier humanisme universel et nationalisme sioniste, Ruppin et Kohn ont présenté des solutions opposées. Au moment où une crise a surgi, Ruppin a choisi le nationalisme, alors que Kohn a choisi l’universalisme. D’autres activistes libéraux ont continué à croire qu’il n’y avait pas de contradiction essentielle entre les deux principes défendus, mais l’impact de ce débat est allé décroissant. Malgré le fait qu’ils aient formulé une alternative conceptuelle solide au courant dominant du sionisme d’Etat, les deux hommes ne sont pas parvenus à avoir une influence en dehors des cercles intellectuels juifs et n’ont obtenu aucun soutien arabe. Plusieurs raisons à cela peuvent être évoquées.

Avant 1948, les sionistes libéraux avaient travaillé parmi les Juifs qui soutenaient le moins l’intégration. Les Juifs qui étaient heureux de vivre avec des non-Juifs (et qu’ils considéraient comme des égaux) ou ceux qui n’étaient pas intéressés par la souveraineté politique restaient dans leurs pays d’origine ou déménageaient vers d’autres destinations, comme les Etats-Unis ou l’Argentine, qui leur permettraient de vivre longtemps et prospères sans se soucier de politique et de nationalisme. Pour des raisons pratiques, la cause du sionisme libéral en Palestine était minée par l’absence d’une force équivalente au sein de la population arabe. Beaucoup de Juifs considéraient que sans cette réciprocité, il n’y avait pas de sens à offrir des concessions unilatérales.

Pourquoi donc n’y avait-il pas cette réciprocité? La direction arabe palestinienne rejetait les compromis offerts par les sionistes libéraux parce qu’elle craignait que toute concession faite à la légitimité de la présence politique juive dans le pays ne mine sa propre position de négociations et ne permette pas de mettre un frein à la future expansion du projet de colonisation juif. Ce qui était le cas puisque les libéraux constituaient une minorité dans la communauté juive et que des accords passés avec eux ne pouvaient en rien contraindre les forces dominantes du mouvement sioniste qui continuaient de mettre en œuvre leur propre agenda.

De plus, rien n’était plus fatal à la volonté des Juifs de faire des concessions que l’idée que l’hostilité arabe se poursuivrait, indépendamment des compromis politiques. Ainsi, des attaques armées contre des communautés intégrées locales qui se produisirent en 1929 à Hébron et Safed [voir note sur 1929 et livre de H. Laurens] renforcèrent la solidarité juive interne, minèrent la dissidence et créèrent une atmosphère militante et militaire qui rendit la recherche de dialogues politiques fructueux de plus en plus difficile.

imagePeut-être peut-on dire, lorsque l’on regarde en arrière, que les réponses des uns déterminèrent celles des autres. Les nationalistes purent développer sans entraves leur projet, alors que les libéraux ne le purent pas. Les partenaires arabes potentiels ne répondirent pas seulement à ce que les sionistes libéraux disaient ou faisaient, mais aussi, et peut-être surtout, à ce que les forces juives dirigeantes disaient et faisaient. Cela a renforcé le désavantage structurel des libéraux: les tendances dominantes dans les deux camps nationalistes ont ainsi collaboré de facto, si l’on peut le dire ainsi, à rendre l’environnement de plus en plus polarisé. Et cela a profité à ceux qui, d’un côté comme de l’autre, faisaient pression pour une action unilatérale et a affaibli ceux qui plaidaient pour une considération mutuelle. (Traduction A l’Encontre; texte publié le 28 septembre sur le site +972; à suivre)

[Dans le prochain article, Ran Greenstein met l’accent sur les principaux dénis du «sionisme» dit «libéral»: de la Déclaration Balfour de 1917, à la résolution de l’ONU de 1947 sur la partition, en passant par le déni de 1967 ou l’Intifada de 1987 – Rédaction A l’Encontre]

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[1] En 1908, l’Organisation sioniste, dont l’objectif prioritaire est d’acheter des terres, établit à Jaffa «un Bureau palestinien dirigé par Arthur Ruppin (qui sera expulsé par les Turcs en 1912) «lequel dès son arrivée en Palestine (1907), fait valoir que les Juifs ne possèdent que 1,5% des 29’000 km2 de la Palestine cisjordanienne. Il n’est certes pas question, explique-t-il, d’obtenir le pays tout entier, mais seulement de devenir majoritaire dans la zone côtière de Jaffa et dans celle des environs du lac de Tibériade. Il faudra ensuite tenter de regrouper ces deux régions en instaurant une bande continue de peuplement juif. Ruppin fonde The Palestine Land Development Company et The Palestine Real Estate Company, dont le but est de permettre aux immigrants d’acquérir plus facilement des terres, des outils, mais aussi d’ouvrir des routes.» Dans Une histoire intellectuelle et politique du sionisme, 1860-1940, Georges Bensoussan, Fayard 2002, pp. 182-183. (Rédaction A l’Encontre).

[2] Durant la seconde Alya («immigration en Terre sainte», Eretz Israël en hébreu) – de 1904 à 1914 – les immigrants juifs cherchaient à se faire engager par les immigrants de la première Alya (1882-1903, avec des fluctuations) et mirent en avant leur identité juive, tout en se syndiquant, afin de se faire engager par la première génération d’immigrés qui, eux, avaient fait appel à une main-d’œuvre pas chère: celle des résidents palestiniens. Cette politique de la seconde Alya avait pour conséquence – sous le drapeau de la «conquête du travail» ou du «travail hébreu» – de prendre la place, et donc de déplacer «le travail arabe». Ce mécanisme socio-économique s’inscrit dans le principe «les juifs n’engagent que des Juifs» et, dès lors, marque une nouvelle étape dans la concrétisation du projet sioniste comme «création d’une société». Voir à ce sujet Charles D. Smith, Palestine and the Arab-Israeli conflict. A History with Documents, Palgrave-MacMillan, 2005, 5th Ed. (Rédaction A l’Encontre)

[3] En 1929 se produiront des affrontements entre Juifs et Arabes – entre autres à Hébron – qui marqueront une étape du conflit. Voir à ce sujet Henry Laurens, La question de Palestine, tome II, 1922-1947, Une mission sacrée de civilisation, Fayard, 2002, p. 168 et ss. Ainsi que l’ouvrage de Tom Segev, One Palestine, Complete. Jews and Arabs under the British Mandate, Ed. Abacus, 2000. (Rédaction A l’Encontre)

[4] Vladimir Jabotinsky (1880-1940), originaire de Russie, écrivain, développe, après diverses activités, le «courant révisionniste» du sionisme, dont l’organisation est mise en place en avril 1925 à Paris. Comme le souligne Henry Laurens (op. cité, p. 71), cette formation doit affirmer «publiquement la nécessité de constituer un Etat juif sur les deux rives du Jourdain en exigeant de la Grande-Bretagne un plan de colonisation intensive dont la mise en œuvre sera assurée par une forte légion juive». En novembre 1923, Jabotinsky, dans la foulée des politiques propres aux colonies de peuplement (comme l’Algérie dite française), écrit dans un article qui fera référence qu’il n’y a pas de possibilité de faire miroiter aux indigènes – lisez: les Arabes – des avantages économiques pour les duper. D’où – comme le résume bien Henry Laurens – la «nécessité d’établir un rapport de forces écrasant en faveur des Juifs, “une muraille d’acier”, c’est-à-dire d’armements… Cela se justifie par l’égoïsme national et la supériorité morale et culturelle sur les masses arabes et musulmanes, comme le montrent les succès des puissances impériales occidentales.» Jabotinsky est, aujourd’hui, une des références idéologiques (parfois discutées) de la droite israélienne, par exemple du Likoud, d’autant plus après la confluence dans ce parti de formations et courants encore plus marqués sur la droite extrême de l’échiquier politique israélien. Sur le caractère fasciste des positions du «révisionnisme sioniste»  et de Jabotinsky, les débats entre «la gauche» et la «droite» ont fait rage dans les années 1930-1940, et après. Tout en déniant qu’il était «une version juive» du fascisme, Jabotinsky écrit le 4 octobre 1933: «Le révisionnisme n’est pas fasciste, la seule vue qu’il a en commun avec le fascisme italien est le refus de la lutte des classes, l’arbitrage comme seule solution pour résoudre les conflits du travail, et la subordination des intérêts de classe aux intérêts de la nation.» (G. Bensoussan, op. cité, p. 853) Le «débat» peut continuer. Bensoussan n’hésite pas à le qualifier «homme des Lumières» (sic, p. 856), ce qui est révélateur. (Rédaction A l’Encontre)

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Ran Greenstein est professeur associé à l’Université de Witwatersrand, Johannesburg. Son livre, Zionism and its Discontents. A Century of Radical Dissent in Israel/Palestine, sera publié par Pluto Press, Royaume-Uni, octobre 2014.

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