Débat: «Une génération» qui refuse le «récit européen»

Fouad Laroui
Fouad Laroui

Entretien avec Fouad Laroui
conduit par Dominique Berns

Fouad Laroui est écrivain. Marocain, il a étudié en France il vit (et enseigne) à Amsterdam. Depuis dix ans – et son essai De l’islamisme. Une réfutation personnelle du totalitarisme religieux – il met en garde: une «génération perdue» est en train de se former en Europe: des jeunes, d’origine arabe, qu’ils soient français, belges, néerlandais… qui refusent le «récit européen» et ruminent une histoire alternative, celle de l’humiliation du monde arabe par l’Occident. Il faut, dit-il, «réécrire l’histoire du XXe siècle, en ayant le courage (ou la folle ambition) d’intégrer tous les récits, celui des perdants aussi, de ceux qu’on a colonisés, à qui on a fait des promesses vite oubliées».

Les attentats nous révoltent. On y voit souvent le surgissement de la barbarie, de l’obscurantisme dans un siècle qu’on voulait croire civilisé, l’œuvre de «fous de Dieu». Quelque chose qu’on ne peut finalement pas comprendre. Vous refusez cette analyse. Pourquoi?

La folie existe, mais elle est toujours individuelle. Un homme peut faire une bouffée délirante, sortir dans la rue, tirer dans la foule… Mais comment expliquer que l’«État islamique» soit aussi bien organisé, bien reçu par les populations où il s’est implanté? Folie de masse? Ça n’existe pas! Comment expliquer que des jeunes Français ou Belges d’origine arabe soient réceptifs au discours djihadiste? Si on veut comprendre cela, pour essayer d’y remédier, il faut dépasser la première réaction, épidermique, qui consiste à se détourner avec horreur, à parler de folie, de barbarie…

Vous proposez de chercher les racines de l’engagement djihadiste dans un «récit arabe», une autre vision de l’Histoire, celle de l’humiliation du monde arabe par l’Occident qui a trahi la promesse d’un grand royaume arabe, faite par Lawrence d’Arabie et le haut-commissaire britannique en Egypte Henry McMahon. Ce récit, dites-vous, est cohérent, structuré; et il fait concurrence au récit européen en Europe même. Mais ce n’est pas nouveau…

Ce qui est nouveau, c’est que, depuis une vingtaine d’années, le récit arabe est devenu audible. Les chaînes satellitaires et internet le diffusent. Quand je faisais mes études à Paris, je n’avais à ma disposition, pour m’informer, que les trois chaînes de la télévision française, Le Monde, Le Point ou l’International Herald Tribune. Et puis les télés satellitaires sont apparues. Je me suis mis à regarder Al Jazeera et j’ai découvert que des gens intelligents et éloquents parlaient de l’Histoire du XXe siècle, et en particulier du conflit palestino-israélien, d’une façon totalement différente de celle à laquelle j’étais habitué en Europe. Le discours qui sous-tend leur point de vue est aussi cohérent, clair et «vrai» que le discours qui sous-tend les points de vue qui s’exprimaient dans les médias européens.

Ce sont de «vieilles histoires», non?

Les vieilles histoires, les vieux traumatismes, surtout ceux qui ne sont pas résolus, déterminent une bonne partie de ce que nous sommes. Même quand ces conflits ont été effectivement réglés, comme les guerres de religion en Europe il y a plusieurs siècles, ils ont été réglés sur des bases qui déterminent la façon dont les sociétés fonctionnent aujourd’hui. On ne peut pas faire l’impasse sur la façon dont les Arabes racontent leur histoire sous prétexte que c’est le passé.

Le monde arabe – et ses enfants, nés belges ou français – ressasserait l’échec du nationalisme arabe…

Les Français, les Japonais, les Russes sont nationalistes au sens où la nation constitue un cadre essentiel dans la définition de ce qu’ils sont. Pour les Arabes, c’est plus compliqué car les États dans lesquels ils vivent sont plus réduits que l’État idéal et utopique qui les rassemblerait tous. Mais, justement, l’absence de cet État, ils tendent à l’attribuer à l’action de l’Occident: colonialisme, trahisons diverses, complots, etc.

Comment les Irakiens sunnites interprètent-ils leur histoire récente? En 2003, George Bush et Tony Blair ont menti délibérément – les

«armes de destruction massive» qu’on n’a jamais retrouvées – pour détruire l’État irakien, dominé par les sunnites.

Puis, ils ont donné le pouvoir aux chiites, alliés naturels de l’Iran, l’ennemi héréditaire des Arabes sunnites. Ceux-ci y voient la continuation du complot commencé il y a un siècle avec la trahison de la promesse de Lawrence d’Arabie, les accords Sykes-Picot [accords secrets signés entre la France et le Royaume-Uni sur le partage du Proche-Orient après la guerre], la déclaration Balfour [par cette déclaration – lettre publique publiée dans le Times – le Royaume-Uni se déclare en faveur de l’établissement en Palestine d’un foyer national juif]…

Cela forme une thèse parfaitement cohérente, répétée à l’envi sur les chaînes satellitaires. Allez prouver qu’elle est fausse.

Ce ne serait donc pas, fondamentalement, une question de religion?

Non, c’est une question d’histoire, de politique, de géostratégie, etc. Ou alors, si on veut absolument parler de religion, pourquoi ne parle-t-on pas des fondamentalistes protestants américains qui ont porté George Bush au pouvoir? Pourquoi ne parle-t-on pas de leur sionisme viscéral? Pourquoi ne parle-t-on pas de la conversion au catholicisme de Tony Blair? La religion n’est utilisée que pour expliquer ce que font les «musulmans», comme s’ils ne pouvaient, eux, avoir d’autres raisons d’agir. C’est curieux, non? Et d’autant plus absurde que le parti baath irakien, détruit par George Bush (qui se vantait de ne jamais rien lire d’autre que la Bible), était fondamentalement laïque… On nage en plein surréalisme.

Si ce «récit arabe» parle à de nombreux jeunes Belges, Français… liés, par leur histoire familiale, au monde arabe, seule une petite minorité bascule dans le terrorisme. Néanmoins, vous craignez une «génération perdue». Pourquoi?

Si on n’entend pas leur discours, si on continue de les sommer d’abandonner ce en quoi ils croient, ils vont se marginaliser encore plus. Ce sera la «génération perdue», exclue ou auto-exclue de la société. Ce n’est pas en ostracisant et en insultant, comme le font Zemmour, Finkielkraut…, tous ceux qui ont un autre récit que le récit européen/américain qu’on éradiquera la haine. Il faut, au contraire, admettre la part de vérité qu’il y a dans chaque récit. Ensuite on peut s’asseoir et discuter.

L’école serait dès lors le lieu par excellence où organiser ce dialogue; et l’éducation au «vivre-ensemble», une partie de la solution. Mais cela «sonne faux», dites-vous. Pourquoi?

Imaginez un récit américain qui consisterait à dire à de petits Indiens qu’il est tout à fait juste que leurs ancêtres aient été massacrés puis parqués dans des réserves. Ne pensez-vous pas qu’il sonnerait faux? De la même façon, comment voulez-vous présenter à l’école ou au collège, en France ou en Belgique, l’Histoire du monde vue comme le triomphe progressif de l’idée européenne de progrès, de justice, de civilisation, alors qu’Al Jazeera montre tous les jours des réfugiés palestiniens croupissant dans des camps, la guerre en Syrie, les attentats suicides en Irak, et présente cela comme la conséquence de la politique américaine ou européenne?

Vous rêvez qu’on puisse, ensemble, réécrire l’Histoire en y intégrant tous les récits, y compris celui des «perdants». Que serait ce méta-récit?

Il ne s’agit pas de réunir des représentants de tous les points de vue et de leur demander de rédiger un manuel de savoir-vivre ensemble… Il s’agit de parler, de publier, de constituer une archive, un «discours» dans lequel les deux récits finiraient par constituer un fonds commun, sans angle mort, qui permettrait à chacun de se faire une idée plus correcte de ce qui se passe dans le monde depuis un siècle…

Cette idée, vous la proposez depuis 2006… sans succès.

C’est peut-être une folle ambition, mais où est l’alternative? La guerre? De toute façon, la constitution d’un méta-récit ne se fera pas en une nuit. C’est une œuvre de longue haleine.

D’une certaine manière, ce serait dire: «si nous en sommes là, ce serait faute d’avoir réglé le conflit du Proche-Orient, après avoir trahi la promesse de Lawrence d’Arabie». Ne serait-ce pas justifier implicitement les actes terroristes?

Manuel Valls a dit: «Expliquer le djihadisme, c’est le justifier.» Mais cette phrase est à la fois fausse et dangereuse. Comment peut-on résoudre un problème si on n’en fait pas d’abord une analyse précise? Ne pas expliquer, ne pas comprendre, c’est se condamner à un conflit sans issue, à une guerre interminable. (30 mars 2016, entretien publié dans Le Soir).

 

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