Débat. «Mon point de départ est en effet l’opposition Jaurès-Guesde»

Jean-Numa Ducange

Entretien avec Jean-Numa Ducange
réalisé par Gilles Candar

Jules Guesde est l’une des personnalités les plus marquantes de la gauche française et l’une des plus controversées. Il est l’un des premiers à introduire la pensée marxiste en France et à vouloir structurer le monde ouvrier par un parti politique afin de s’opposer au capitalisme. Malgré son intransigeance et son dogmatisme, Jean Jaurès choisit de s’allier avec lui. Le «guesdisme» fut ainsi déterminant dans la fondation du Parti socialiste français et son vocabulaire de la «lutte des classes» aura marqué tout le XXe siècle.

Dans cette biographie originale, Jean-Numa Ducange fait découvrir cet homme politique hors normes de la Troisième République, trop souvent méconnu.

Pourquoi une biographie sur Jules Guesde aujourd’hui? Son nom doit évoquer pour beaucoup un vieux militant barbu dont on sait plus ou moins qu’il fut un des fondateurs du socialisme français…

Jean-Numa Ducange: Guesde, figure majeure de l’histoire du mouvement socialiste français et international, n’a tout simplement jamais fait l’objet d’une biographie, y compris dans le monde anglophone où l’on trouve pourtant de nombreux travaux sur des figures similaires (Jaurès bien sûr, mais aussi Paul Lafargue, Benoît Malon…). Les travaux désormais anciens de Claude Willard [voir Les Guesdistes, Le mouvement socialiste en France (1893-1905), Ed. Sociales, 1965, 772 p. – Red. A l’Encontre] ont beaucoup apporté sur l’histoire du courant «guesdiste», mais ils méritent d’être repris sous un nouveau regard, tant au niveau des archives mobilisées que de la méthode.

Je souligne, notamment, les forts liens de Guesde avec les sociaux-démocrates allemands qui nous permettent de comprendre plus finement l’introduction historique du marxisme en France auquel Guesde est associé. J’ai aussi utilisé des travaux de plusieurs historiens étrangers très peu connus en France – Samuel Bernstein pour les années 1930; ou, plus récemment, l’Australien Robert Stuart [1] –qui, à mon sens, éclairent les spécificités de Guesde et de son courant d’un œil nouveau. Il ne s’agit plus d’affirmer que Guesde a inventé un marxisme pauvre et sommaire; nous le savons depuis longtemps. Mais bien de comprendre pourquoi et comment ce fut Guesde qui, en France, fut le principal porte-parole de ce marxisme qui suscita tant de vocations et d’espoirs militants à la fin du XIXe siècle, en mobilisant les apports d’une histoire plus sensible au social et aux aspects transnationaux, à distance des seuls débats de doctrine et de l’histoire focalisée sur les congrès.

On se souvient aussi généralement qu’il se réclamait du marxisme?

Jean-Numa Ducange: Il me semble inconcevable historiquement, et injuste politiquement, d’en rester au traitement trop souvent réservé à Jules Guesde, présenté comme le sectaire, le dogmatique, etc. Pas de marxisme en France sans Guesde donc, mais pas de Parti socialiste non plus; quant au Parti communiste, il n’aurait probablement pas connu la même destinée, notamment dans certaines régions, si Guesde et son courant n’avaient pas eu une telle influence avant 1914.

N’oublions pas que, grande figure de l’Internationale socialiste avant 1914, en contact avec de multiples exilés de toute l’Europe, de Marx à Rakovsky, il est aussi un homme fortement ancré dans le Nord, sa terre d’adoption. Ce sont ses proches qui parviennent en 1896 à conquérir la ville de Lille et à y installer durablement une tradition socialiste à travers un dense réseau de coopérations, structures associatives, etc. Guesde fut longtemps l’emblématique député de Roubaix-Wattrelos.

Bref, on comprend mieux les origines de la très puissante fédération socialiste (et communiste), depuis quelque temps en proie à la crise qu’on lui connaît… Guesde permet de revenir sur cette histoire complexe et tumultueuse.

Guesde est un militant de l’Internationale. Il se réclame de la solidarité internationale. Mais, en 1914, il n’hésite pas à appeler à la défense nationale. Il devient ministre du gouvernement et, jusqu’au bout, appelle à combattre l’Allemagne et ses alliés. Une contradiction, voire un reniement?

Jean-Numa Ducange. Guesde est effectivement le symbole de l’«Union sacrée» au mois d’août 1914. Lui qui avait fustigé le «ministérialisme» contre Jaurès lors de la première entrée d’un socialiste [Alexandre Millerand] dans un gouvernement large [présidé par Pierre Waldeck-Rousseau], en 1899 [en pleine affaire Dreyfus], assume de devenir ministre de la «défense nationale» en 1914. En apparence, il se renie et trahit l’espoir né de l’internationalisme ouvrier. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle beaucoup de ceux qui s’étaient intéressés à Guesde s’arrêtaient en 1914, ne voyant la période ultérieure que comme une longue décadence.

C’est là une appréciation politique qui peut tout à fait se comprendre. Mais elle ne résiste pas vraiment à l’examen minutieux de ce qu’affirmait Guesde avant 1914. Ardent patriote en 1870 contre l’invasion prussienne (et solidaire de la Commune de Paris depuis Montpellier où il se trouvait alors), Guesde devient ensuite, certes, un internationaliste fervent, pariant sur le dépassement des nations sous le double effet du développement du capitalisme et des luttes de classes. Mais rapidement, pour fixer et pérenniser l’ancrage de son courant, on trouve des propos patriotiques de Guesde, envisageant une possible mobilisation en cas d’agression étrangère… C’est saisissant lorsque l’on travaille sur ses campagnes électorales au niveau local.

Il s’est, par ailleurs, toujours opposé à l’idée de «grève générale» en cas de guerre; pour lui, seule la révolution et la conquête de pouvoir de l’Etat par le parti priment. Il se méfie de mouvements incontrôlés qui pourraient se retourner contre les ouvriers. En résumé, d’une certaine manière, son ralliement en 1914 est bien moins étonnant que celui de l’écrasante majorité de la CGT et de l’extrême gauche «insurrectionnelle» de la SFIO, qui ne sont pas en reste pour assumer la «défense nationale» et qui, pourtant, avaient promis la grève générale en cas de guerre.

Cette biographie est sous-titrée L’anti-Jaurès? Les deux hommes se sont souvent affrontés, en conférence contradictoire ou dans des congrès nationaux ou internationaux, mais ils ont parfois été d’accord et se sont retrouvés membres du même parti. Etaient-ils si opposés?

Jean-Numa Ducange: C’est là un fil conducteur de mon ouvrage. Mon point de départ est en effet l’opposition Jaurès-Guesde car, au fond, ce qui a le mieux résisté dans la mémoire collective, c’est l’affrontement de Guesde avec le plus célèbre des dirigeants socialistes français à l’hippodrome de Lille («Les deux méthodes», 1900).

Ce qui les sépare fondamentalement, c’est leur rapport à l’Etat et à la République: Guesde n’est pas «anti-républicain» mais, pour lui, la forme politique est secondaire par rapport au combat de classe. Ne pas faire primer ce dernier, c’est prendre le risque d’une dégénérescence du socialisme. Jaurès pense, lui, que le socialisme doit prolonger l’héritage de la Révolution française et des premiers acquis de la IIIe République.

Jules Guesde

Leur opposition au moment de l’affaire Dreyfus montre clairement cette divergence qui révèle deux conceptions de l’action politique. A ce moment-là, les partisans des deux camps s’affrontent avec virulence. N’oublions pas, pourtant, que Jaurès eut une période proche du Parti ouvrier français (POF) en 1892-1894, un moment décisif de sa trajectoire politique, le rapprochant alors d’une certaine sensibilité marxiste qu’il ne reniera pas ensuite.

Bien sûr, l’épisode majeur est leur rapprochement en 1905, qui permet de fonder un Parti socialiste unifié en France. Auparavant, Guesde avait longtemps fait le pari qu’il pouvait réunir autour de lui l’essentiel des forces socialistes. Il échoue. Est-ce donc un rapprochement de raison? J’essaie d’éclairer dans ce livre les différentes facettes de cet accord. Pour beaucoup, Jaurès a bien trop cédé de terrain à Guesde; c’est une thèse souvent défendue, par exemple par Vincent Peillon [2]. En réalité leurs rapports doivent, certes, être pensés à la lumière de leurs divergences doctrinales, mais aussi à l’aune des conséquences politiques de leurs actes à leur époque. Jaurès aurait-il pu fonder un Parti socialiste (PS) sans Guesde et ses partisans, qui contrôlaient de nombreuses fédérations en France, et notamment la plus puissante, celle du Nord? Sans les partisans de Guesde, le parti aurait été alors bien plus réduit, mal implanté, bien moins susceptible de peser sur la vie politique nationale. Si les guesdistes étaient restés à l’extérieur du processus, ils étaient en mesure d’empêcher le développement de leurs rivaux. Jaurès le comprend et l’admet, il reconnaît cette sensibilité forte du mouvement ouvrier, avec laquelle il a des divergences importantes, mais faisant partie de la famille dont le rassemblement est nécessaire pour une action efficace.

Du vivant de Guesde, «guesdiste» est un qualificatif fréquemment utilisé, beaucoup plus que «jaurésiste», rare, ou «vaillantiste» [Edouard Vaillant], presque inexistant… Pourquoi?

Jean-Numa Ducange. La force de Guesde, c’est d’avoir su constituer un courant bien identifiable, d’abord quasi hégémonique dans plusieurs formations (Parti ouvrier français en 1879-1901, puis Parti socialiste de France en 1901-1905), puis évoluant au sein du PS unifié. Mais, selon les régions, le groupe est plus hétérogène qu’il n’y paraît: ici, ils jouent le jeu des désistements à gauche, là, ils n’hésitent pas à s’allier à n’importe qui pour faire «tomber» le frère ennemi socialiste qui n’est pas de leur courant. Cela montre une sorte de goût de nombreux guesdistes pour le double jeu: des formules très radicales coexistant avec une pratique… parfois très pragmatique. Est-ce sur ce point qu’il reste quelque chose de «guesdiste» aujourd’hui? Peut-être!

Est-ce que cette appellation aurait aujourd’hui encore un sens? Que reste-t-il de Guesde, du guesdisme dans la politique française?

Jean-Numa Ducange Le guesdisme lègue dans tous les cas de nombreuses empreintes pour une longue période, perceptibles d’ailleurs au-delà du seul courant socialiste. Le plus important, selon moi, reste l’attachement, par-delà les contingences et les époques, à une lecture du monde social et politique en termes de luttes de classes, souvent caricaturale, mais à l’efficacité politique indéniable, un des grands mythes mobilisateurs de l’époque et des décennies qui suivent.

On peut aussi citer une méfiance à l’égard d’une République trop «bourgeoise» ou modérée (que l’on retrouve, par exemple, dans le PCF des années 1920 ou 1950), un sens aigu de la propagande politique et de la nécessité d’avoir des porte-parole et une organisation structurée et hiérarchisée… Il y a une véritable «modernité» de ce courant, très solidement armé pour les batailles de congrès, dont ils maîtrisent rapidement très bien les rouages, tout comme pour les campagnes électorales. Guesde, c’est aussi une remarquable constance sur la question des droits des femmes: du programme de 1879 à sa dernière intervention parlementaire en 1922, il se bat sans relâche pour leur droit de vote.

Mais il sous-estime, en revanche, la question coloniale: malgré quelques audaces dans les congrès, elles sont vite délaissées au profit d’une colonisation «progressiste», en retrait sur ce point par rapport à Jaurès ou à Edouard Vaillant. Guesde est un personnage ambivalent et plus complexe qu’il n’y paraît; on doit dire aussi qu’il fut un parlementaire remarqué en son temps, adepte des coups d’éclat, et un journaliste politique souvent caustique et (parfois) drôle! Bref, Jules Guesde représente un moment fort de la vie politique française important à restituer. (Entretien publié dans L’Humanité daté du 7 avril 2017)

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[1] Les éditions Hier et Aujourd’hui (liées au PCF) ont publié, en 1949, la traduction de l’ouvrage de Samuel Bernstein: Buonarroti; on peut se référer aussi à son ouvrage August Blanqui and the Art of Insurrection, Ed. Lawrence&Wishart, 1971, éditions proches du PC britannique. Voir pour R. Stuart, Marxism And National Identity: Socialism, Nationalism, and National Socialism During French Fin De Siecle, Ed. SUNY, juin 2006. De même, pour les travaux de Claude Willard, on peut se référer à sa synthèse: Socialisme et communisme français, Armand Colin, 1971. (Réd. A l’Encontre)

[2] Lire par exemple: Vincent Peillon, «Le compromis jauressien n’a pas nécessairement fait du bien à la gauche», Le Figaro, 31 juillet 2014.

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Jean-Numa Ducange, codirecteur de la revue Actuel Marx, publie une biographie du dirigeant socialiste Jules Guesde (1845-1922) aux éditions Armand Colin. L’entretien a été réalisé par Gilles Candar, président de la Société d’études jaurésiennes.

 

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