Syrie. «La frappe américaine ne devrait pas changer la dynamique du conflit»

Par Benjamin Barthe

L’aviation syrienne ne décollera probablement plus de Shayrat. L’aéroport militaire situé à l’est de Homs, dans le centre de la Syrie, d’où seraient partis, selon Washington, les avions ayant bombardé à l’arme chimique la ville de Khan Cheikhoun, aurait été mis hors d’état de nuire. D’après l’Observatoire syrien des droits de l’homme, la piste et la base militaire ont été totalement détruites par les 59 missiles tirés par la flotte américaine en Méditerranée, dans la nuit du jeudi 6 au vendredi 7 avril.

Le bombardement a fait six morts, de source officielle syrienne, parmi les soldats déployés sur le site. «Nous condamnons ces frappes contre l’aéroport de Shayrat, qui est un soutien important aux forces armées dans la bataille contre le groupe Etat islamique dans la région de Palmyre», a déclaré Talal Barazi, le gouverneur de Homs, l’un des premiers responsables syriens à réagir à l’opération surprise de l’armée américaine. «Les Etats-Unis ont finalement brisé le tabou des frappes contre Assad, explique Sinan Hatahet, un analyste syrien proche de l’opposition, mais je crains qu’on en reste là. Pour avoir un véritable effet, les Américains devraient clouer la totalité de l’aviation syrienne au sol.»

Une quinzaine d’heures avant l’explosion des missiles, le ministre des affaires étrangères syrien avait donné une conférence de presse. Comme son adjoint, Fayçal Mekdad, qui s’était exprimé la veille, Walid Mouallem avait démenti, sur un ton routinier, toute responsabilité dans l’attaque à l’arme chimique de Khan Cheikhoun, sans éprouver le besoin de répondre aux menaces de riposte, qui enflaient au même moment outre-Atlantique. «L’armée syrienne n’a jamais utilisé et n’utilisera jamais ce type d’armes (…), même contre les terroristes», avait-il proclamé.

«Trump est un fou»

Le même jour, le compte Twitter de la présidence syrienne égrenait les déclarations faites par Bachar Al-Assad à un journal croate. Un concentré de la vulgate du régime, accusant les «terroristes» – terme utilisé par Bachar Al-Assad pour désigner l’ensemble de la rébellion armée – de prendre leurs ordres en Israël, célébrant la vaillance de l’armée, et rejetant toute interférence étrangère sur le rôle qu’il pourrait jouer dans l’après-conflit. Là encore, pas la moindre mention d’une possible réaction des Etats-Unis à la nouvelle «ligne rouge» que le président Donald Trump avait pourtant accusé Damas de franchir.

A l’évidence, l’attaque américaine a pris le régime syrien complètement au dépourvu. Celui-ci n’a pas vu venir le virage à 180 degrés négocié en quarante-huit heures par la Maison Blanche. «Trump est un fou, un gamin en habit de président, enrage Taleb Ibrahim, un politologue pro-Assad basé à Damas, que la télévision d’Etat a réveillé au milieu de la nuit. Comment peut-on ordonner des frappes sans avoir la moindre confirmation de ce qui s’est passé à Khan Cheikhoun? La guerre n’est pas un jeu», ajoute cet analyste, qui, pensant que la crise ne déborderait pas, était parti prendre quelques jours de congé dans sa ferme, à l’écart de Damas.

Le pouvoir syrien s’était peut-être habitué aux rodomontades sans effet de l’administration Obama, qui avait en son temps tracé une «ligne rouge», sans réagir lorsque plusieurs centaines d’habitants de la Ghouta, la banlieue de Damas, avaient été gazés, une nuit d’août 2013. Peut-être aussi, les déclarations de la nouvelle équipe, affirmant il y a une semaine vouloir donner la priorité à la lutte contre l’organisation Etat islamique, l’avaient-elles convaincu qu’il n’y avait rien à craindre de Donald Trump.

Mais la principale faute commise par Assad réside dans son hubris, le sentiment d’impunité qui l’habite. «S’il avait largué cent barils d’explosifs sur Khan Cheikhoun plutôt qu’un missile bourré de produits chimiques, personne n’aurait bougé, estime un diplomate occidental, très impliqué dans le dossier syrien. Mais c’est le propre de ce régime, ou plutôt de cette famille, de se croire intouchable».

Une attitude manifeste dans le fait que Damas a constamment bafoué les – rares – mises en garde des Nations unies sur le chapitre chimique, notamment la résolution 2209 de mars 2015, condamnant l’usage de gaz chloré, un agent chimique mortel mais qui n’est pas comptabilisé comme une arme. Les rapports des ONG de défense des droits de l’homme indiquent que l’armée régulière a utilisé cette substance dans des dizaines d’attaques ultérieures. Comme s’il prenait plaisir à humilier les pays occidentaux, à les confronter jour après jour à leur impuissance.

Une salve unique

«Le sentiment d’impunité fait partie de la mentalité de ces gens», considère Samir Al-Taqi, un ancien conseiller du ministère des affaires étrangères syrien, familier de l’élite politique syrienne, qui a rallié l’opposition au début de la révolution, en 2011. «L’Occident a bien fermé les yeux sur la torture, sur les barils d’explosifs et sur l’attaque chimique de la Ghouta. Ils pensaient que ça continuerait.»

Taleb Ibrahim récuse ces interprétations. A l’unisson du gouvernement et de son allié russe, il attribue le carnage de Khan Cheikhoun à un tir malencontreux des forces loyalistes sur un entrepôt de la rébellion contenant des armes chimiques. Une explication jugée techniquement impossible par les experts. «Le régime a repris l’avantage sur le champ de bataille, et les déclarations américaines d’il y a une semaine avaient montré qu’il gagnait aussi du terrain sur la scène internationale. Il n’avait aucun intérêt à procéder à une attaque chimique. Les accusations occidentales ne tiennent pas debout», explique le politologue.

Une analyse que conteste Samir Al-Taqi. «Quand on regarde en détail la séquence, on s’aperçoit qu’avant et après l’attaque chimique, l’aviation syrienne a bombardé des hôpitaux dans et à proximité de Khan Cheikhoun, relève-t-il. Tout cela fait sens. Le régime veut casser le triangle Idlib-Jisr Al-Choghour-Khan Cheikhoun qui fait peser une menace sur la vallée du Ghab et la zone côtière, deux zones stratégiques. Pour ce faire, il s’efforce de briser la volonté de la population. C’est de la contre-insurrection classique, comme les Américains ont fait au Vietnam et les Russes en Tchétchénie.»

Washington ayant évoqué un «one-off», c’est-à-dire une salve unique, sans autre mesure de rétorsion, il est peu probable que l’équilibre des forces sur le terrain en sorte bouleversé. Cet avertissement presque sans frais devrait toutefois inciter le régime à employer l’arme chimique de manière plus parcimonieuse, voire à cesser toute attaque de ce genre, qui place à chaque fois son allié russe dans une position difficile. Mais il est hautement improbable que la frappe américaine pousse Assad à freiner ses opérations militaires. «L’Amérique perdra cette bataille, jure Taleb Ibrahim. Nous allons accroître notre campagne contre le terrorisme. Et attendons aussi la réaction russe. La réputation de Vladimir Poutine est en jeu.» «Il est beaucoup trop tôt pour parler de tournant, convient un diplomate européen. Personne n’a interdit au régime de balancer des barils d’explosifs sur sa population. Assad conserve toujours une grande marge de manœuvre.» (Article publié dans Le Monde daté du 8 avril 2017, page 3)

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