Par Emre Öngün
Cizre, ville de 120’000 habitants – près des frontières syrienne et irakienne –, est totalement encerclée par les chars de l’armée turque depuis le 4 septembre. Le couvre-feu est total. Il devrait être levé ce 12 septembre. Des tireurs postés sur les toits de bâtiments visent toute personne qui s’aventure à l’extérieur. La ville n’est plus approvisionnée. Il est impossible donc de se procurer des vivres ou des médicaments. Les ambulances ne peuvent pas pénétrer dans Cizre.
Selahattin Demirtas, coprésident du HDP (Parti Démocratique des Peuples) – le HDP a obtenu 13% des suffrages lors des élections du 7 juin 2015 et a fait obstacle au projet césariste autoritaire du président Recep Tayyip Erdogan –, qualifie de «peine de mort» le couvre-feu complet infligé aux habitants de cette ville; cela au nom de la lutte contre le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan). Le nombre de morts dans la population civile est supérieur à vingt. L’étouffement de Cizre s’inscrit dans le cadre des attaques – au nombre de 400 au moins – contre le HDP. Afin de ne pas laisser planer le doute, le vice-premier ministre, Yalçin Akdogan, a proclamé que «le HDP agit comme […] la branche politique» du PKK.
Invoquer l’impossibilité d’«organiser des élections», le 1er novembre 2015, dans des zones entières du sud-est de la Turquie – à majorité kurdes – correspondrait parfaitement à l’option d’Erdogan afin d’imposer son pouvoir avec «sa majorité». Mais, au-delà, une mutation du régime semble en cours, bien que pas aboutie. Ce que souligne l’article de Emre Öngün que nous publions ci-dessous. (Rédaction A l’Encontre)
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En ce matin de 9 septembre 2015, il est difficile d’avoir tous les détails, tous les décomptes, tous les témoignages, mais une chose est sûre: ces derniers jours et particulièrement dans la nuit du 8 au 9 septembre, une nouvelle phase a été atteinte dans la fuite en avant du régime d’Erdogan. Les attaques contre les Kurdes et contre le HDP (Parti démocratique des peuples), principale force d’opposition politique regroupant le mouvement de libération kurde, les courants marxistes et des démocrates, ont été très violentes et nombreuses.
Cette nuit, dont rien n’indique qu’elle soit la dernière, a été le sommet du mouvement de crescendo initié par la répression militaire et policière dans le Kurdistan turc où plusieurs localités sont en état de siège et où les civils meurent. Le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), dont les camps sont bombardés par l’armée turque, a répliqué en causant la mort de dizaines de policiers et de militaires.
Le parlement turc a voté l’extension de «l’autorisation» pour l’armée turque à agir au-delà des frontières, concrètement contre les troupes kurdes du PKK en Irak et du PYD (Parti de l’Union Démocratique) dans le Rojava, avec le vote favorable de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement), des ultranationalistes du MHP (Parti d’Action Nationaliste)… et du «centre-gauche» CHP (Parti Républicain du Peuple) qui a rappelé son caractère nationaliste à cette occasion – 20 de ses députés ont néanmoins refusé de prendre part au vote en protestation. Seul le HDP a voté contre, confirmant son statut de seule véritable opposition.
«Nous voulons un massacre»
Mais ce qui a cours va bien au-delà de l’affrontement entre l’appareil répressif de l’Etat turc et la guérilla. En effet, ces derniers jours se sont multipliés les pogroms meurtriers anti-kurdes, dans les villes à majorité turque, commis par des groupes chauffés à blanc et dirigés par des bandes fascistes, 60 ans après les émeutes anti-grecs de 1955 à Istanbul. Il ne s’agit pas de cas isolés, mais d’une véritable vague qui ne doit rien au hasard dans une grande partie des villes turques et sous le regard de la police. Un sous-préfet a qualifié le lynchage de saisonniers kurdes de «réaction émotionnelle». A Istanbul, des fascistes défilent au cri de «Nous ne voulons pas d’opérations (de police), nous voulons un massacre».
Cette vague vise bien sûr également le HDP. Le journal pro-gouvernemental Yeni Safak a titré «L’assassin sera nettoyé» avec une photo de Selahattin Demirtas, coprésident du HDP. Des dizaines de locaux du HDP ont été attaqués, sinon saccagés ces derniers jours. Les exemples sont innombrables et vont au-delà de l’attaque contre le siège national du HDP dont il est question dans la presse. Par exemple, les locaux du HDP ont été brûlés à Kirsehir (Anatolie occidentale), à Cayirova (département de Kocaeli, Marmara) les partisans d’Erdogan ont attaqué les locaux du HDP avec des drapeaux de l’Etat islamique et en criant «Allah est grand» .
Ce dernier exemple, qui n’est pas isolé, illustre comment la démarche stratégique de l’EI (Etat islamique) consistant à s’appuyer sur le nationalisme turc a trouvé un terrain fertile dans le régime d’Erdogan, héritier de la tradition de la synthèse «islamo (en fait sunnite)-nationaliste» autoritaire de l’Etat turc. Le ressort n’est pas seulement religieux, il est aussi (surtout) nationaliste, c’est ce qui fait qu’un ouvrier agricole kurde de 76 ans a pu être lynché alors qu’il faisait sa prière…
Mutation du régime turc vers le fascisme?
Ertugurul Kürkcü, député d’Izmir du HDP, issu de la tradition de la gauche marxiste, a évoqué «la Nuit de cristal de l’AKP». Si le parallèle peut être discuté, l’essentiel est bien que nous assistons à une mutation du régime turc. Erdogan a mobilisé autre chose que l’Etat: des bandes d’irréguliers fascistes hors des structures traditionnelles de l’AKP et de la police, mais couverts par ceux-ci. Il s’agit de la continuité des bandes agressant les manifestants de Gezi, dont la portée s’est élargie sous couvert de pseudo-solidarité avec la Syrie, mais en réalité de soutien à l’EI et de combat anti-kurde. Ces forces qui ont commencé à se déchaîner ne sauraient, quoiqu’il arrive, rentrer paisiblement dans leur lit. Le tableau brossé – pogromes, saccage de commerces kurdes, destruction des locaux du HDP, défilés de fascistes en pleine rue – indique que nous assistons à une mutation du régime turc, qui tend vers le fascisme.
Cette indication nécessite des précisions. Premièrement, une grande partie de la gauche radicale de Turquie (et au-delà) a souffert de proclamer tout le temps et toujours le caractère fasciste de l’Etat turc s’empêchant de voir les changements réels et d’avoir une réflexion stratégique adaptée. Cette tendance peut à nouveau être aveuglante. Ce qui est en train d’émerger n’est pas juste une reproduction du passé, quel que soit le caractère sanglant, répressif et anti-kurde de ce passé. La dynamique en cours est distincte d’une répression étatique, même à échelle de masse, et s’inscrit dans un affrontement bien plus large que les horreurs commises dans les pogroms anti-grecs de 1955. De même, bien qu’organisation ennemie, aucune analyse sérieuse ne pouvait permettre de caractériser l’AKP comme «fasciste» lors de son arrivée au pouvoir. Ainsi, cette mutation est initiée par le parti déjà au pouvoir, ce qui est une situation assez originale
Deuxièmement, cette mutation prend la forme spécifique d’un pays de la périphérie capitaliste où la grande bourgeoisie n’a jamais réussi à acquérir un rôle indépendant quel que soit son niveau d’accumulation de capital.
Troisièmement, cette mutation tend vers un fascisme islamo(sunnite)-nationaliste, où donc le lexique de la religion joue un rôle indéniable? Cela ne valide pas pour autant son usage extensif envers des acteurs réactionnaires musulmans en Europe. Le fascisme est, par définition, l’œuvre de groupes dominants comme le sont les Turcs sunnites en Turquie.
Enfin, cette mutation du régime n’est pas aboutie: non seulement le HDP, les organisations kurdes, démocratiques et révolutionnaires résistent et n’ont pas capitulé, mais les populations, surtout celles qui sont attaquées, kurdes et alevis (minorité religieuse chiite hétérodoxe) s’opposent également. Le quartier de Tuzluçayir à Ankara, où la pression pogromiste est extrêmement forte, est emblématique de cette résistance.
Pour stopper ce qui est en cours, un cadre de réaction et de solidarité unitaire large doit agir afin de tout mettre en œuvre pour arrêter cette descente aux enfers. (9 septembre 2015, article publié sur le site d’Ensemble!)
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