Ces dernières semaines l’affluence de réfugiés en Allemagne a suscité un mouvement de masse d’accueil, de soutien et de solidarité. A la une des journaux allemands et dans les médias électroniques allemands et internationaux on peut voir la nouvelle culture du «bienvenue». Des centaines de personnes se rassemblent dans les gares de Munich, de Francfort, de Cologne et dans de nombreuses autres villes. Ils applaudissent les réfugié·e·s arrivant en train. Ils apportent des fleurs, des boissons, des victuailles. Ils font des dons en espèces. Un grand nombre de personnes se portent volontaires pour trier et distribuer les vêtements, pour s’occuper des enfants, pour donner des cours d’allemand et pour rendre mille et un services.
C’est un processus qui s’exprime en profondeur. Des clubs de football organisent des équipes internationales composées de réfugiés et les intègrent dans les ligues à différents niveaux. Des milliers de gens, en dehors des structures établies des associations et des organisations politiques, s’organisent spontanément pour organiser l’aide aux réfugiés. Coude à coude avec des membres d’associations antiracistes, avec des militants antifascistes [1] et de la gauche radicale. Beaucoup de jeunes – parmi lesquels de nombreux jeunes immigrés ou issus de la «seconde génération» – s’engagent dans ce mouvement de solidarité de manière très concrète, axée sur l’aide pratique aux réfugié·e·s.
Dans les programmes des chaînes publiques comme dans ceux des grandes chaînes privées, les reportages, les débats, les émissions de tous genres en faveur des réfugiés et de leur intégration se multiplient. Et toujours c’est l’enthousiasme pour l’intégration des réfugié·e·s qui prime. Les échanges tournent autour des questions: comment peut-on faite encore mieux pour alléger le sort des réfugiés; comment faut-il se comporter pour vivre ensemble avec eux; comment le gouvernement allemand pourrait-il imposer au sein de l’Union européenne (UE) la généralisation d’un accueil généreux, d’une aide immédiate et efficace et d’une intégration des réfugiés. «Refugees welcome», ce slogan, jusqu’à nouvel ordre, est devenu dominant dans le débat public en Allemagne.
Il y a là une véritable opposition, un vrai contraste au regard des mobilisations xénophobes et anti-musulmanes des Pegida [2] et à la vague d’actions violentes organisées par les néonazis contre les centres d’hébergement ainsi que contre des immigrés. Ces mobilisations sont trop souvent soutenues par des «citoyens en colère» («Wutbürger») venant en famille pour crier leur haine. Alors, des menaces de meurtre se font entendre contre des responsables politiques qui organisent des centres d’accueil et de logement pour les réfugiés.
L’actuelle réaction s’inscrit aussi en opposition à celle qui s’est exprimée lors de la première moitié des années 1990. Alors, les attentats et les manifestations violentes contre les réfugié·e·s de la guerre en Yougoslavie se faisaient sous le couvert d’une idéologie officielle qui trouvait sa concrétisation dans le slogan «la barque est pleine» [3] et qui a abouti au changement de la Constitution allemande en 1993. Le droit d’asile était alors réduit à l’extrême.
Il y a donc actuellement une polarisation extrême des sentiments dans la population allemande. Pour l’heure, ce sont les sentiments de solidarité qui sont dominants. Imaginez les nazillons, les partisans de la droite extrême, ceux attisés par l’agitation nationaliste, qui voient sur les écrans de télévision cette multitude «bienvenue» («Willkommen») et le culte officiel de la «culture du bienvenu» («Willkommenskultur»)! Cela est soutenu par les organisations patronales qui insistent sur les chances pour «l’économie allemande» que représentent des centaines de milliers de personnes qui vendront une force de travail souvent bien qualifiée (ce qui vaut surtout pour les réfugiés de la Syrie).
Déjà, les réfugiés passant par la Hongrie d’Orban crient: «Allemagne! Nous voulons aller en Allemagne! Nous voulons la maman Merkel!» Et, ces réfugiés voient les fleurs qu’on leur tend dans les gares allemandes; ils entendent les applaudissements, ils apprennent que l’Allemagne rassemble des milliards d’euros pour mieux accueillir les réfugiés… Venez! Venez tous! Il y en aura encore beaucoup plus, puisqu’on leur jette des fleurs et qu’on leur donne des milliards d’euros! C’est un vrai cauchemar pour les nazillons, les nationalistes, les prêcheurs «occidentaux» de la haine raciale.
Pour le gouvernement de Merkel et son prestige, c’est un triomphe de taille. Hier encore, Angela Merkel et Wolfgang Schäuble, dans les caricatures, étaient représentés avec la moustache d’Hitler et le casque à pointe de la Wehrmacht pour leur attitude ultra-dure contre la population grecque. Maintenant, ils sont célébrés comme des incarnations des principes humanitaires et humanistes, comme le bon exemple dressé «contre les Hongrois, les Slovaques, les Danois et autres brutes».
Je ne fais pas partie de ceux qui aiment cracher dans le potage pour couper l’appétit aux convives. Il faut se réjouir du tournant de «l’opinion publique» actuelle en Allemagne. C’est une chance pour la gauche radicale qui peut coopérer avec tous ces gens qui se mettent en mouvement de manière solidaire, et entrer en dialogue avec eux. Toutefois, il convient d’analyser sobrement ce qui se passe.
Dans sa présentation du budget, Schäuble vient de combiner les milliards pour l’accueil et l’intégration des réfugiés avec la consigne à l’adresse de tous les ministères de réduire leurs dépenses. C’est le dogme de la discipline de fer budgétaire, c’est le culte du «déficit zéro». Cela signifie que la politique d’austérité reprendra de plus belle, ce qui prépare le contrecoup, la réaction. Dès que l’aide aux réfugiés sera associée à l’aggravation de la situation sociale des pauvres et des petits revenus, les sentiments risquent de se retourner, y compris à une grande échelle.
Pour y remédier, il faudra que les sentiments solidaires se généralisent aux relations sociales dans leur ensemble afin de réclamer une répartition équitable des richesses, afin de réduire les inégalités afin de revendiquer le droit à une vie décente pour toutes et tous.
La gauche allemande n’est pas tout à fait à la hauteur de l’enjeu. Certes, dans le débat au Bundestag (le parlement fédéral de l’Allemagne), Gregor Gysi (de Die Linke) a évoqué, à juste titre, la question des causes de cet exode contraint. Et il a établi la relation avec l’option des pouvoirs dominants qui organisent la participation aux guerres d’intervention et qui font de l’industrie d’armement un des fleurons de l’exportation. Angela Merkel s’est bien gardée de lui répondre directement. Mais Gysi n’a pas lié les questions de solidarité avec les réfugiés avec celle de la solidarité avec les populations écrasées par les dictatures ou encore avec la solidarité de classe dans la lutte contre le grand capital en Allemagne, dont les intérêts concrets condamnent une partie croissante de la population à une vie de plus en plus éloignée de l’idéal du «paradis allemand», qui attire autant de gens qui voudraient bien s’y réfugier. Or, seule une toute petite minorité qui peut y arriver.
Il faut dire aussi que la gauche du parti Die Linke ainsi que la gauche radicale allemande dans son ensemble n’est pas en bonne position pour répondre à la question des raisons de l’exode forcé, surtout pour la Syrie. En effet, Sahra Wagenknecht, coprésidente de la fraction du parti au Bundestag, a réussi à faire une déclaration sur le thème des réfugiés venant de la Syrie – et c’est la majorité des réfugiés en Allemagne depuis 2014 – sans même mentionner la dictature de Bachar el-Assad et la guerre dévastatrice qu’elle mène contre sa propre population. Car ce sont – «campisme» oblige – les Etats-Unis, l’Union européenne et «l’ouest» dans son ensemble qui sont les responsables de la catastrophe syrienne.
Ce n’est pas de cette façon que la gauche radicale allemande pourra entrer en dialogue avec les réfugiés syriens appartenant à ou sympathisant avec l’opposition démocratique contre le régime d’Assad. D’autant plus que cette gauche radicale (à quelques exceptions près) ne s’est jamais solidarisée avec la révolution syrienne qui, à ses débuts, n’avait rien de commun avec la contre-révolution islamiste.
Une autre question importante, c’est le tri, la différenciation entre «bons réfugiés» et «mauvais réfugiés». Par exemple, les réfugiés de la Syrie, même s’ils ne correspondent pas aux critères restrictifs du droit d’asile allemand depuis 1993, peuvent espérer acquérir un statut de réfugié reconnu, parce que l’opinion publique et la politique officielle reconnaissent la situation de guerre et de terreur sanglante et insoutenable en Syrie comme raison de la «fuite». Mais les réfugiés des Balkans sont plutôt qualifiés comme réfugiés ou plutôt émigrés «économiques» («Wirtschaftsflüchtlinge») qui viennent en Europe occidentale et en Allemagne parce qu’ils sont «simplement» pauvres. Il est vrai qu’actuellement, dans les médias allemands, la situation des Roms discriminés ou des Albanais menacés par la vengeance de sang est souvent mise en relief. Mais la politique officielle du gouvernement de la grande coalition des chrétiens conservateurs (CDU-CSU) et du SPD (social-démocratie) vise à établir des pays d’origine «sûrs» («sichere Herkunftsländer») pour mieux pouvoir rapatrier de force les réfugiés venant de ces pays.
A cela, il faut répondre que les raisons «économiques» ou plutôt sociales de l’exode sont légitimes au même titre que l’exil à cause de la répression politique ou de la guerre et de la guerre civile. Nous vivons dans un monde qui crée les inégalités criantes et la misère pour au moins deux milliards d’êtres humains. Seulement en s’y confrontant directement et en intégrant les réfugié·e·s, et pas en s’isolant au moyen de frontières meurtrières et en se camouflant dans une forteresse, la majorité salariée des pays industrialisés dominants a une chance de s’émanciper, de se libérer de toute exploitation et de toute oppression. (11 septembre 2015)
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[1] L’association Pro Asyl et la Fondation Amadeu Antonio, fin juin 2015, recensaient 36 incendies de centres d’hébergement en 2014 et 11 durant le premier semestre 2015. Ils font partie d’attaques plus nombreuses (250 en 2014 et 98 en 2015) contre ces centres. En très grande partie, elles ont été commises par des groupes néonazis. (Rédaction A l’Encontre)
[2] Pegida (Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident), mouvement lancé en octobre 2014. Voir à ce propos l’article publié sur le site alencontre.org en date du 15 janvier 2015. (Rédaction A l’Encontre)
[3] «Das Boot ist voll» est une expression propagandiste diffusée aussi en Suisse. Elle fait référence aux années de la Seconde Guerre mondiale et à la politique du gouvernement helvétique face aux réfugié·e·s de l’Allemagne nazie, entre autres. Le film de Markus Imhoof, datant de 1981, a donné un visage à cette politique. Le film s’appuyait sur l’ouvrage de l’écrivain Alfred A. Häsler (1921-2009) qui, engagé dans le Parti du Travail (PDA) après la guerre, en sortit en 1956 suite à l’écrasement du soulèvement populaire et ouvrier en Hongrie. (Rédaction A l’Encontre)
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Manuel Kellner est membre de la rédaction du Sozialistische Zeitung (SoZ).
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