Par Gareth Porter
Pendant des semaines, le public états-unien a suivi ce qui semblait être l’offensive la plus importante de leurs troupes en Afghanistan: celle contre Marjah, «une ville de 80’000 habitants» et le centre logistique du mouvement islamiste taliban dans la province du Helmand, au sud-ouest du pays.
L’idée – répandue en février 2010 – que Marjah avait 80’000 habitants était un élément clé pour donner l’impression que la localité représentait un objectif stratégique beaucoup plus important que d’autres districts du Helmand.
En réalité, l’image que les militaires ont fournie de Marjah, et qui a été fidèlement reproduite par les principaux médias des Etats-Unis, constitue l’un des exemples les plus dramatiques de désinformation de toute cette guerre qui a commencé en octobre 2001, apparemment dans le but de présenter cette offensive comme étant un tournant historique du conflit.
Marjah n’est pas une ville, ni même un vrai village, mais plutôt un groupe d’habitations de producteurs ruraux ou une zone agricole étendue comprenant une grande partie de la vallée du fleuve Helmand, au sud du pays.
Un fonctionnaire de la Force Internationale d’assistance et de sécurité (ISAF), qui a demandé de conserver l’anonymat, a reconnu auprès du journaliste de l’IPS (Inter Press Service) que cette localité «n’est absolument pas urbaine. Marjah est une communauté rurale. Il s’agit d’un groupe d’habitations paysannes de bourgade, avec des maisons familiales typiques». Le fonctionnaire a ajouté que les résidences sont relativement prospères dans le contexte afghan.
Richard B. Scott, qui a travaillé jusqu’en 2005 à Marjah en tant qu’expert dans le domaine des risques – pour l’Agence des Etats-Unis pour le Développement International (USAID, d’après le sigle en anglais) – est d’accord sur le fait qu’il n’y a rien dans cette localité qui puisse la faire passer pour un site urbain.
Pendant un entretien téléphonique avec le journaliste de l’IPS, il a expliqué qu’il s’agissait «d’un site rural» avec «une série de marchés agricoles dispersés».
Selon le fonctionnaire de l’ISAF, ce n’est qu’en prenant compte de la population qui se trouve dispersée dans plusieurs bourgades et sur presque 200 kilomètres carrés, qu’il est possible d’arriver au chiffre de dizaines de milliers de personnes. D’après lui, Marjah n’a même pas été intégrée dans une communauté, même si maintenant il y a des projets de formaliser sa situation en tant que «district» de la province du Helmand.
Le fonctionnaire a reconnu que la confusion concernant la population de Marjah a été facilitée par le fait que ce nom a été utilisé pour désigner non seulement une zone agricole étendue, mais également la localité spécifique où se réunissent les producteurs ruraux pour tenir leurs marchés.
Néanmoins, la dénomination de Marjah «a été plus étroitement associée» à une localité spécifique, où il existe également une mosquée et quelques magasins.
C’est cette zone très limitée qui était l’objectif apparent de l’ «Opération Mushtarak» («Ensemble»), au cours de laquelle 7500 militaires états-uniens, afghans et de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) se sont engagés dans ce qui allait devenir la bataille entourée de la publicité la plus intense depuis le début de la guerre en territoire afghan.
Comment a pu débuter cette fiction que Marjah serait une ville de 80’000 habitants ?
L’idée a été divulguée aux médias par les «marines» (fantassins de la marine états-unienne) au sud du Helmand. Les premiers reportages mentionnant Marjah comme étant une ville avec une population importante font suite à un communiqué du 2 février par des sources militaires du Camp Leatherneck, la base états-unienne sur place.
Le même jour, un article de l’agence d’informations Associated Press (AP) citait des «commandants» des «marines» qui s’attendaient à trouver entre 400 et 1000 insurgés «cachés» dans cette «ville du sud de l’Afghanistan de 80’000 habitants». Le texte laissait penser qu’il y aurait des combats de rue dans un contexte urbain.
Ce même article caractérisait Marjah comme étant «la plus grande ville sous le contrôle des Talibans» et la qualifiait comme «axe logistique et de contrebande d’opium des insurgés». Il ajoutait que 125’000 personnes habitaient dans «la ville et dans des villages avoisinants».
Le lendemain, ABC News, qui fait partie de la chaîne de télévision états-unienne ABC, faisait référence à «la ville de Marjah» et assurait que celle-ci et les territoires environnants étaient «plus peuplés, urbains et denses (du point de vue démographique) que d’autres lieux que les ‘marines’ ont été capables de libérer et de contrôler».
A partir de là, les autres médias d’information ont adopté l’image d’une Marjah urbanisée et animée, en alternant les termes «agglomération» et «ville». Le 9 février, l’hebdomadaire Time parlait d’une «population de 80’000» personnes, et le 11 février le Washington Post faisait de même.
Lorsque l’Opération Mushtarak a été déclenchée, des porte-parole militaires des Etats-Unis se référaient à Marjah comme étant un centre urbain. Le 14 février, soit le deuxième jour de l’offensive, le lieutenant-colonel Josh Diddams a dit qu’en ce moment les ‘marines’ occupaient «dans la majeure partie de la ville».
Son exposé évoquait également des images de combats urbains et il mentionnait que les insurgés contrôlaient plusieurs «quartiers».
Quelques jours après le début de l’offensive, certains journalistes ont commencé à utiliser le terme «région», mais cela a contribué à la confusion plutôt que de clarifier la question.
Dans un même article du 15 février 2010, la chaîne d’informations CNN mentionnait Marjah à deux reprises, une fois en tant que «région» et l’autre comme s’il s’agissait d’une «ville», sans fournir d’explication sur cette apparente contradiction.
L’agence Associated Press a encore aggravé la confusion dans un communiqué du 21 février, en parlant de «trois marchés de l’agglomération qui s’étend sur 207 kilomètres carrés».
Une agglomération qui s’étendrait sur 207 kilomètres carrés serait plus grande que les villes de Washington, de Pittsburgh et de Cleveland aux Etats-Unis. Mais l’agence AP ne s’est pas aperçue de cette erreur de taille.
Bien après que les autres médias aient cessé de parler de Marjah comme étant une ville, le quotidien The New York Times la qualifiait encore de «ville de 80’000» personnes dans un article du 26 février.
La décision d’exagérer l’importance de Marjah en tant qu’objectif de l’Opération Mushtarak n’aurait pas été prise de manière indépendante par les marines du Camp Leatherneck.
D’après le manuel sur la contre-insurrection de l’armée, révisé par le Général David Petraeus en 2006, une des tâches centrales des «opérations d’information» dans ce type de guerre est d’ «imposer la narration COIN (acronyme de contre-insurrection)». Le manuel signale qu’habituellement cette tâche est de la compétence des «quartiers généraux supérieurs» plutôt que directement sur place.
D’après le manuel, les médias influent «directement sur l’attitude des publics visés en ce qui concerne la contre-insurrection, leurs opérations et l’insurrection contre laquelle ils se battent». Il ajoute que c’est une «guerre de perceptions… dirigée de manière constante par l’utilisation des médias».
Le général Stanley A. McChrystal, commandant de l’ISAF, se préparait visiblement à mener une telle guerre en prévision de l’opération de Marjah. Lors de remarques faites juste avant le début de l’offensive, McChrystal reprenait les termes du manuel de la contre-insurrection, notamment lorsqu’il a déclaré «Tout ceci est une guerre de perceptions».
Le quotidien The Washington Post a rapporté le 22 février que la décision de lancer l’offensive contre Marjah avait pour objectif d’impressionner l’opinion publique états-unienne avec l’efficacité des forces militaires de son pays en Afghanistan, démontrant ainsi qu’ils pouvaient obtenir «une victoire importante et éclatante».
L’idée que Marjah était une ville importante était une partie essentielle de ce message. (Traduction A l’Encontre)
* Gareth Porter est historien et journaliste d’investigation spécialisé dans la politique de sécurité nationale des Etats-Unis. Son dernier livre, Perils of Dominance: Imbalance of power and the road to War in Vietnam, a été publié en 2006. Cet article a été écrit en langue anglaise pour IPS-Washington (11 mars 2010)
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