Par Annick Cojean
Nous publions ci-dessous un article paru dans l’édition du Monde de ce 17 mars 2010. Il se situe dans la continuité des autres articles que nous avons publiés sur le sujet, en particulier celui de Frank Seguy du 12 février, au-delà des jugements portés sur les autorités, sur les responsables et sur la structure de la propriété agricole. (Réd.)
C’est un tout petit homme, qui vit dans les décombres de sa maison, mais qui porte une chemise repassée et se tient bien droit, un chapeau noir à la main. Il a 82 ans, huit enfants, «énormément» de petits-enfants. Et au regard que lui portent ses voisins, plus jeunes que lui, mais aussi maigres et dignes, on comprend qu’il représente une autorité dans cette petite communauté d’agriculteurs nichée sur les hauteurs de Léogâne, la ville la plus détruite par le séisme qui a ravagé le pays le 12 janvier, faisant plus de 220 000 morts.
Il est arrivé avant l’heure de la réunion et s’est installé au premier rang, sous les manguiers, soucieux de voir le ministre de l’agriculture en personne. Il a des choses à lui dire. Et puisque le directeur général de la FAO (organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) sera à ses côtés, il veut être certain que chacun a conscience qu’un drame se joue dans les campagnes haïtiennes, «un drame aussi grand que le tremblement de terre». Moins spectaculaire, admet-il, mais plus sournois : «Il y a urgence.»
Urgence, car les petits agriculteurs, qui représentent 60 % des emplois haïtiens, sont exsangues. Urgence, car en plus de leur pauvreté structurelle, de la perte de leur maison et parfois de leurs stocks, ils ont dû accueillir des réfugiés de Port-au-Prince qui ont doublé, triplé, parfois quadruplé le nombre de bouches à nourrir par foyer, asséchant leurs réserves et leurs économies, les forçant à abattre les éventuelles vaches ou chèvres en leur possession, mangeant jusqu’aux semences engrangées pour la prochaine saison.
Urgence, car faute de semences et de liquidités, on risque de rater les semis de printemps qui représentent plus de 60 % de la production annuelle. Et alors, «les petits cultivateurs vont crever. Et c’est tout Haïti qui coulera».
Jean-Louis Estène, c’est son nom, aura au moins la satisfaction d’entendre son ministre, Joanas Gué, dire en gros la même chose. Appuyé par le directeur de la FAO, Jacques Diouf, venu donner le coup d’envoi de la campagne des semis et annoncer la distribution à plus de 100 000 paysans de semences (maïs, pois, haricots noirs), engrais et outils. A la fin des discours, il remerciera même tout fort, simplement déçu que le ministre ne fasse pas lui-même la distribution, «car ce serait plus sûr».
Mais les deux personnalités sont attendues ce dimanche 14 mars par d’autres paysans au moins aussi pressés de recevoir semailles et outils, car «il n’y a pas un jour à perdre». Puis elles signeront la «déclaration de Léogâne» marquant l’engagement du ministère et de la FAO à travailler ensemble pour accroître la production alimentaire, favoriser l’intégration des déplacés (environ 600 000) dans les zones rurales et promouvoir des investissements à long terme dans l’agriculture. «C’est vous qui travaillez sous le soleil pour nourrir Haïti ; c’est vous les dignes héritiers de Toussaint Louverture,» lancera Jacques Diouf aux représentants de paysans.
Ils le savent. Comme le président de la République haïtienne, René Préval, qui, aux côtés de Jacques Diouf, s’est dit obnubilé lui-même par l’urgence agricole. Les aides et investissements opérés les deux dernières années (après émeutes de la faim et cyclones de 2008) avaient payé.
En 2009, la production agricole avait même augmenté de 25 % et le nombre de personnes en insécurité alimentaire chuté de 2,5 à 1,9 million. «On était sur la bonne voie. Ne régressons pas», dit-il. Les crises majeures sont des occasions de sursaut. Il faut désenclaver, revaloriser, dynamiser le travail agricole, complète M. Diouf.
Un plan de relance du secteur agricole en Haïti, conçu avec la FAO, sera donc présenté mercredi 17 mars à Saint-Domingue (République dominicaine) lors d’une réunion internationale visant à préparer la conférence des donateurs organisée le 31 mars au siège des Nations unies à New York.
Et tous les experts, à l’instar de M. Diouf (déçu de la faible réponse des donateurs à son appel de janvier), espèrent que le message passera. Que les pays donateurs comprendront que l’avenir d’Haïti passe par l’agriculture. Et que si le secteur agricole n’a pas été le plus éprouvé par le tremblement de terre lui-même (les inondations, la seule nuit de 26 au 27 février dans la région du Sud-Ouest, ont été plus néfastes), il est le seul capable de répondre aux conséquences humanitaires du séisme.
A condition d’investir à long terme et d’avoir le courage de réformes de fond. Une vraie réforme agraire, par exemple, qui permettrait de clarifier la propriété de terres transmises depuis des générations en indivision et partagées donc par une multitude de propriétaires. Un vrai travail de reboisement – la FAO appuie le projet gouvernemental de planter 10 millions d’arbres, de préférence fruitiers. Encore faudrait-il s’attaquer au marché du charbon de bois, véritable raison pour laquelle on a massacré les forêts, et promouvoir dans les villes une énergie de substitution (le gaz). Mais il est tant d’autres archaïsmes à combattre.
En initiant, l’an passé, une première distribution de houes, pioches et machettes, la FAO a anéanti, sans le savoir, un système proche du féodalisme. N’ayant jamais gagné assez d’argent pour s’acheter leurs outils de travail, pas plus que leurs parents ou leurs aïeux, des paysans les empruntaient au grand propriétaire du coin, qui, en échange, par journée de prêt et par instrument, exigeait deux jours de travail sur ses propres terres. Le propriétaire se garantissait ainsi une main-d’oeuvre gratuite.
Et l’ouvrier, par manque de soins sur sa parcelle, ne parvenait jamais qu’à une récolte infime, lui interdisant le moindre investissement. La distribution d’outils a bouleversé la donne. Les propriétaires doivent désormais rémunérer la main-d’oeuvre nécessaire sur leurs terres. Et le petit cultivateur est en position de négocier sa force de travail. Il est devenu prestataire de services. Et ça change tout.
* Envoyée spéciale du Monde en Haïti. Article paru dans l’édition du 17 mars 2010.
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