Canton de Vaud: Le faux-semblant de la politique scolaire du Parti socialiste

Anne-Catherine Lyon conduit le social-libéralisme scolaire

Robert Lochhead

Le Département de la Formation et de la Jeunesse du Canton de Vaud (DFJ), dirigé par la socialiste Anne-Catherine Lyon, a publié en novembre 2009 un «avant-projet de nouvelle loi sur l’enseignement obligatoire» pour remplacer la loi en vigueur qui date de 1984. L’avant-projet est soumis à consultation publique jusqu’au 12 mars. Le système scolaire vaudois, défini par la loi de 1984, est caractérisé par une sélection des élèves dès l’âge de 12  ans  en trois voies: VSB (Voie secondaire baccalauréat), VSG (Voie secondaire générale), VSO (Voie secondaire à options). En lieu et place, l’avant-projet propose une filière unique jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire à 16 ans, avec deux niveaux dès l’âge de 12 ans, «standard» et «élevé», en français, mathématiques et allemand. Depuis plusieurs années, Anne-Catherine Lyon, prenant le contre-pied de la droite, déclarait envisager la filière unique. C’est une revendication traditionnelle de la gauche. Les enquêtes PISA ont donné la palme à des pays qui la pratiquent. Elle a été concrétisée, il y a quelques années, d’une manière semble-t-il relativement heureuse, dans le Canton du Valais.

Le système traditionnel vaudois du triage à 12 ans est indéfendable. Il incarne une sélection par l’échec qui humilie et rabaisse dès leur plus jeune âge les enfants dits faibles qui ne peuvent accéder à la VSB. L’Etat de Vaud a toujours privilégié l’élite des élèves que la VSB est censée faire émerger. Ce système scolaire vaudois est entré en crise terminale du fait des profondes modifications du marché du travail et de la diminution des places d’apprentissage.

La correspondance traditionnelle entre Ecole et formation professionnelle ultérieure n’existe plus. Les patrons peuvent désormais préférer aux élèves sortant de VSO, des élèves sortant de VSB ou à défaut, ceux de la VSG. Ces derniers, de leur côté, affluent à l’Ecole de culture générale du Secondaire post-obligatoire, faute de trouver la bonne place d’apprentissage que beaucoup d’entre eux/elles préféreraient. La VSO, elle, est devenue une impasse pour des adolescent·e·s, en majorité issu·e·s d’une immigration située «tout en bas de l’échelle sociale».

Trouver une place d’apprentissage est devenu un privilège de plus en plus inaccessible pour les élèves de VSO. L’Organisme pour le perfectionnement scolaire, la transition et l’insertion professionnelle (OPTI) tente de les aider en leur offrant une 10ème année d’école, mais nombreux sont voués à une vie de petits boulots précaires sans qualification. Même les patrons et la droite la plus intelligente, préoccupés par la «non-employabilité» des élèves sortant de VSO, réclament que des solutions scolaires nouvelles soient imaginées pour ces élèves.

Le social-libéralisme, cheval de Troie du néo-libéralisme

L’avant-projet est destiné à préparer un projet de loi que le Conseil d’Etat (gouvernement du canton de Vaud) présentera dans quelques mois au Grand Conseil (parlement) comme contre-proposition à l’initiative populaire Ecole vaudoise 2010-sauver l’école.

Cette initiative émane de la droite culturelle et scolaire la plus conservatrice et élitaire. Elle veut blinder le système scolaire vaudois traditionnel en revenant en arrière sur les amendements apportés ces dernières années à la loi scolaire de 1984. Cette initiative sera soumise à votation populaire en 2011. La «gauche scolaire», soit le Parti socialiste qui dirige le DFJ depuis 1995, les Verts, les dirigeants des trois faîtières syndicales enseignantes (Société pédagogique romande/vaudoise- SPR/SPV; SUD; SSP-VPOD), qui ont été associées à l’élaboration de l’avant-projet, veulent nous faire croire que le choix est entre droite élitaire et gauche sociale. C’est ce que fait la direction du Groupe enseignant du syndicat SSP-VPOD dans son projet de réponse à la consultation sur l’avant-projet, tout en formulant quelques timides mais judicieuses critiques. [1]

Il faut refuser cette dichotomie. Comme dit Woody Allen: «Si on veut m’obliger à choisir entre deux solutions, je n’hésite pas, je choisis la troisième !» Le débat scolaire vaudois a jusqu’à présent négligé la responsabilité du Parti socialiste, non seulement dans une politique scolaire dont le gâchis depuis bientôt quinze ans est manifeste mais, sous couvert de modernismes pédagogiques, dans l’imposition progressive des solutions scolaires néo-libérales.

Le sort immédiat de l’avant-projet est incertain à cause d’une réalité bien connue mais toujours négligée, c’est que la «gauche», PS et Verts, est minoritaire tant dans le Conseil d’Etat que dans le Grand Conseil. C’est la droite qui décide en dernier ressort. La majorité du Conseil d’Etat va a-t-elle accepter la filière unique et présenter au Grand Conseil un projet de loi correspondant à l’avant-projet ? Ou va-t-elle préférer la variante 1 (que l’avant-projet évoque en page 27): deux voies (prégymnasiale et préprofessionnelle) au lieu des trois voies actuelles. Et comment évolueront les débats au Grand Conseil vaudois ?

Il est possible que l’avant-projet ne se révèle bientôt rien d’autre qu’un effet d’annonce du PS pour conserver aux yeux tant des électeurs que des enseignants sa réputation de champion de la «démocratisation des études» et de la «justice sociale» à l’école.

Le PS croit, ou feint de croire, qu’il pourra réaliser une école idéale bien qu’il ne dispose d’une majorité ni dans le Conseil d’Etat, ni dans le Grand Conseil. Il est contraint à des compromissions et arrangements qui l’amènent sans cesse à nouveau à vendre l’étiquette à la place du produit, et à couvrir de belles justifications pédagogiques, le durcissement néo-libéral de l’école et les coupes budgétaires.

Mais en réalité, le PS et toute la «gauche scolaire» avec lui adhèrent au fond à certains des postulats qui inspirent les projets de réforme néo-libéraux de l’école. Le modernisme pédagogique qu’ils invoquent a un contenu contradictoire qui mélange vraies améliorations fructueuses et adaptations aux intérêts capitalistes les plus exigeants. Mais si «l’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante», l’axe déterminant de la recherche pédagogique la plus «moderniste» est sous le contrôle des capitalistes. Ce qui nécessite une étude détaillée, ce n’est pas tant les objectifs du modernisme scolaire capitaliste – annoncés depuis quinze ans par l’OCDE, la Banque mondiale et autres livres blancs des instituts de réflexion patronaux – mais comment ils sont concrétisés petit à petit depuis des années dans l’Ecole publique qui a, pour le moment, gardé sa forme traditionnelle.

Dans tous les domaines où le PS exerce en Suisse des responsabilités gouvernementales, la santé, la Poste, les transports, il prétend défendre des aspirations sociales véritables tout en les délayant de plus en plus sous prétexte de réalisme et de nécessaire adaptation au capitalisme mondialisé. C’est cela qu’il brandit comme bannière électorale, en se présentant comme le «moindre mal» face à une droite qui ferait pire.

Mais dans tous ces domaines, il s’est fait depuis longtemps, sous prétexte de modernisme, l’artisan décidé des innovations néo-libérales; quand il ne se fait pas tout simplement l’exécuteur des basses-œuvres de la contre-réforme néo-conservatrice. Il faudra décrire et étudier l’inspiration en matière scolaire que le PS est allé puiser dans ces think tanks globaux du néo-libéralisme que sont depuis 20 ans la Banque mondiale et l’OCDE.

Dans l’Ecole vaudoise, le parti socialiste a par ce mélange toxique engendré confusion et désarroi chez enseignants et parents de gauche qui veulent sincèrement une meilleure école plus juste. La complicité du PS dans les coupes salariales du nouveau système salarial de la fonction publique vaudoise, Defco-Sysrem, imposé en 2009 sur une défaite du mouvement de grèves de la fin 2008, est évidente pour tous. Malgré cela, le parti socialiste a conservé jusqu’à ce jour en milieu enseignant, une hégémonie sur la réflexion pédagogique et sur les idées d’organisation scolaire.

Et si on reparlait d’EVM 96 !

La première équipe dirigeante qu’avait réunie en 1995 le premier chef socialiste du DFJ, le conseiller d’Etat social-démocrate Jean-Jacques Schwab, avait fait décider et réaliser la réforme scolaire Ecole vaudoise en mutation de 1997 (EVM 96). Cet aménagement de la loi scolaire de 1984 avait mélangé pour le moins trois sortes d’ingrédients bien différents.

• Des ingrédients qui correspondaient à des mises à jour d’une école élitiste et conservatrice qui n’avaient que trop attendu dans le Canton de Vaud: l’enseignement par objectifs; l’attention prêtée aux difficultés et au cheminement particuliers de chaque élève par la différenciation et l’évaluation formative . Mais aussi l’évaluation et la certification seulement des matières enseignées et travaillées avec les élèves. C’est là une règle qui semble aller de soi mais qui était traditionnellement violée dans un système axé sur la sélection sociale, c’est- à-dire le repérage et le tri des catégories d’élèves.

• Des ingrédients séduisants mais illusoires dans le contexte du manque de moyens, de l’impitoyable division sociale et culturelle en couches et en classes et de la dureté du marché capitaliste des diplômes et des emplois: l’abolition des notes; une pédagogie voulant concrétiser absolument dans les apprentissages le socio-constructivisme, c’est-à-dire une volonté de privilégier la découverte inductive par l’élève aux dépens de la transmission d’un savoir par l’enseignant; le refus des exercices répétitifs et du par cœur. Mais cela dans une école dont la politique d’économies avait diminué le nombre de périodes d’enseignement. Soit des ingrédients qui ne pouvaient convenir qu’aux enfants de parents bien qualifiés et cultivés et qui encadrent leurs enfants.

• Des ingrédients sortis tout droit des nouvelles exigences patronales: mépris des contenus et de la culture au profit de la méthodologie, c’est-à-dire  l’élève flexible et autonome apprendra tout seul sur Internet, n’importe quelle matière exigée sur le moment; les objectifs en termes de compétences; l’individualisation des certifications par le portfolio de travaux personnels; le calibrage de la formation des maîtres par une véritable recherche de productivité de l’acte d’enseigner.

Les meilleur·e·s enseignant·e·s vaudois·e·s se mobilisèrent pour EVM 96 pour découvrir bientôt qu’ils/elles étaient utilisé·e·s pour faire des économies budgétaires, que le projet croulait sous les contradictions et la fausse conscience, et que les objections virulentes des conservateurs n’étaient pas toutes injustifiées. EVM finit en queue de poisson dans la confusion, les notes furent bientôt rétablies, tandis que partisans et adversaires parmi les enseignants en gardèrent le goût amer d’un ratage et de la trahison des meilleurs idéaux scolaires sans que personne ne sache les désigner clairement. Aucun bilan n’en a été fait, ni par une étude scientifique ni par un débat public. La seule chose qui en reste, c’est une amélioration cosmétique des processus d’évaluation.

La politique de gribouille

L’équipe réunie autour de Anne-Catherine Lyon est animée par Daniel Christen, le Directeur général de l’enseignement général obligatoire (DGEO) et Cilette Cretton, la directrice adjointe. Daniel Christen est un personnage influent dans le PS, pas seulement en matière scolaire. Cilette Cretton est l’ancienne rédactrice en chef de L’Educateur, l’organe de la SPR et membre du Parti radical valaisan.

Le canton de Vaud bat, avec celui de Genève, le record suisse du taux de scolarisation dans le Secondaire post-obligatoire, soit l’Ecole de Maturité et l’Ecole de Culture générale (le Gymnase dans le canton de Vaud, le Collège à Genève): environ 37% d’une volée d’enfants.

Cela est positif et contraste avec l’extrême élitisme de bien d’autres cantons. Les causes en sont une «tradition culturelle latine» ancienne, une forte demande sociale des familles face à l’inflation de l’exigence de titres et diplômes sur le marché du travail, mais surtout un manque de bonnes places d’apprentissage, comparé aux cantons suisses-alémaniques de même urbanisation, mais plus profondément industrialisés.

Le PS s’en fait le mérite, pas entièrement à tort, mais de la façon la plus creuse possible. Impuissant à surmonter les contradictions entre le gonflement de ce nombre, les difficultés culturelles et pédagogiques qui l’accompagnent, et le carcan budgétaire qu’impose la majorité de droite, la direction du DFJ s’est ridiculisée en abaissant ces dernières années, le seuil d’exigences pour la promotion au Certificat d’études secondaires. Alors que le suffisant en Suisse est 4 sur l’échelle où le maximum est 6, Anne-Catherine Lyon a imposé la promotion en fin de VSB, et donc l’accès au gymnase, avec 6 branches à 3,5, ce qui vu l’arrondi dès 3,25 peut être plus bas encore. Cela a démoralisé bien des enseignants et désespéré bien des parents, en donnant aux élèves un feu vert au manque d’ambition intellectuelle. C’est la démocratisation des études par le nivellement par le bas. Une culture de la médiocrité. Cela recouvre deux problèmes sérieux:

•Pour certains dirigeants du PS, ce qui leur reste d’engagement à gauche est parfois seulement une vision de la culture comme un hochet élitiste bourgeois, donc un profond anti-intellectualisme.

• Avec l’arrivée en VSB, puis au Gymnase, d’élèves issus de couches sociales qui en étaient traditionnellement exclues, le défi didactique, c’est d’“aller chercher” l’élève au niveau où il est pour l’amener pas à pas au niveau intellectuellement ambitieux où accédaient anciennement les enfants de familles socialement et culturellement privilégiées. C’est très difficile mais pas impossible. Mais le canton de Vaud ne s’en donne pas les moyens. Ni les moyens matériels en termes de nombre de périodes, appuis individualisés et études surveillées. Mais pas non plus les moyens culturels en termes de projet collectif de Lumières audacieuses. En fait le canton de Vaud n’a guère les habitudes culturelles qu’il faudrait pour cela. Il est trop marqué par une tradition scolaire élitiste où il suffisait de repérer et ségréguer les meilleurs. Culturellement, «l’ambiance vaudoise» est profondément marquée par la nostalgie de l’école d’il y a 25 ans et par l’habitude de considérer «naturel, ma foi, que les enfants d’ouvriers aient de la peine à l’école».

•Le problème se reporte alors au Gymnase. Le gymnase vaudois en trois ans peut-il amener à un niveau de maturité aussi exigeant qu’avant, des élèves plus faibles à l’entrée ? En rabattre sur les exigences intellectuelles, c’est, par exemple, faire le lit de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL) qui a si bien réussi à se positionner dans le classement des meilleures universités mondiales et attire des étudiant·e·s de tous les continents. L’EPFL rechigne de plus en plus à devoir accepter tous les titulaires d’une Maturité fédérale, comme l’y oblige la loi fédérale. L’EPFL aimerait tellement pouvoir choisir ses étudiant·e·s ou/et imposer son CMS (originellement cours de mathématiques spéciales) comme une véritable école préparatoire.

Devant le tollé général, Anne-Catherine Lyon  a dû annoncer récemment que le seuil de promotion en fin de VSB serait ramené à quatre branches à 3,5 au lieu de six.

• Le PS croit pouvoir surmonter à bon marché les terribles contradictions de la démocratisation des études dans la société capitaliste du 21ème siècle. La «gauche scolaire vaudoise» croit pouvoir réaliser l’école de ses idéaux tout en s’adaptant à la majorité de droite qui, au fond, n’en veut pas, mais qui les laisse expérimenter. Entre autres raisons, parce que la droite est elle-même momentanément trop divisée et hésitante en matière de politique scolaire. Ces contradictions ne vont que s’accentuer avec la crise économique qui va s’approfondir. Et avec la crise, dans les populations d’élèves des actuelles VSG et VSO, les déchirements sociaux, le chômage, le manque de places d’apprentissage, le mille-feuilles des désarrois de classes à forte composante d’immigrés. Ce sont là des causes de déchirements, de dilemmes moraux et de corrosion des apprentissages scolaires que cette équipe dirigeante croit pouvoir résoudre par des réformes faciles et peu coûteuses, par une politique de gribouille. Alors que simultanément vont s’accentuer les tentations autoritaires de la majorité politique de droite et les coupes budgétaires dans l’éducation.

Le contenu de l’avant-projet

Dans les années 1980 encore, l’officialité pédagogique considérait comme une exagération gauchiste, l’analyse largement documentée que l’Ecole reproduit les inégalités sociales de classes. Les réformateurs scolaires néo-libéraux s’en sont emparés depuis et ont repris à leur compte la proposition de faire commencer l’obligation scolaire à un plus jeune âge et d’offrir des réfectoires scolaires et des études surveillées pour compenser les désavantages familiaux des élèves issus du prolétariat. C’est que les patrons doivent proposer des solutions à la nouvelle réalité des deux parents qui travaillent. Les patrons sont également intéressés à une certaine élévation générale du niveau de formation si c’est pour pouvoir mieux écrémer les meilleur·e·s en organisant la compétition parmi une population d’élèves plus grande.

En conformité avec l’Accord intercantonal sur l’harmonisation de la scolarité obligatoire (Harmos), auquel le canton de Vaud a adhéré en 2008, l’avant-projet propose donc de supprimer l’Ecole enfantine en tant qu’école à part, semi-obligatoire, et de faire débuter l’obligation scolaire à 4 ans. A 16 ans, les élèves auront donc terminé leur scolarité obligatoire  après non plus neuf ans mais onze ans et le Baccalauréat (la Maturité fédérale) ou le Diplôme de culture générale, les deux certifications auxquelles conduit le Secondaire post-obligatoire (le Gymnase), cloraient donc la 14ème année d’école.

L’avant-projet augmente de 32 à 33 périodes par semaine le nombre de périodes d’enseignement par année au degré secondaire. C’est reconnaître enfin que ces vingt dernières années, le Canton de Vaud avait diminué pour certains degrés ce nombre de périodes,  dans le cadre de la féroce diminution des dépenses publiques au nom du désendettement, en réalité pour faire des cadeaux fiscaux successifs aux entreprises, aux capitalistes et aux riches rentiers. Ces diminutions successives diverses du nombre de périodes ont placé le Canton de Vaud dans la queue des cantons suisses pour le nombre de périodes que l’élève vaudois reçoit par année et pendant toute sa scolarité. Il faudrait faire une étude comparative des politiques budgétaires des cantons suisses et de leurs impacts sur leurs écoles.

En outre, le canton de Vaud a un Gymnase en trois ans alors que la moitié des cantons suisses ont un gymnase en quatre ans (Genève, Valais et Fribourg par exemple, pour ne citer que des cantons romands). Les récentes études réalisées par l’Administration fédérale et par l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich ont montré que les bacheliers issus d’un Gymnase en quatre ans réussissaient mieux à l’Université que ceux issus des gymnases en 3 ans. On s’en serait douté ! Le Canton de Vaud est ainsi amené à contre cœur à envisager un gymnase en quatre ans. Le syndicat SSP-VPOD revendique avec raison clairement un gymnase en quatre ans. Les normes fédérales ont d’ailleurs déjà contraint depuis quelques années le canton de Vaud à introduire une quatrième année de gymnase pour les futurs instituteurs et institutrices, en l’occurrence les candidat·e·s à la Haute Ecole pédagogique (HEP) qui ne sont pas titulaires d’une Maturité fédérale (la 4MSOP). Cette question apparaît dans l’avant-projet sous la forme des variantes 2 et 3 (page 27) qui consisteraient à séparer les élèves de l’Ecole de maturité une année avant la fin de la scolarité obligatoire. C’est-à-dire en instituant un gymnase en quatre ans au rabais, sans l’instituer véritablement.

La question de savoir quelles solutions pédagogiques ou didactiques peuvent atténuer l’inégalité sociale et culturelle des enfants face à l’école est très compliquée. Elle a aussi des dimensions morales et culturelles. Si «l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes», on peut malheureusement douter que le contexte de défaite historique du mouvement ouvrier et de faibles luttes défensives des salarié·e·s face à la crise économique soit propice à une auto-affirmation et à une conquête de la culture et des qualifications intellectuelles par les enfants des salarié·e·s. Une chose est sûre, c’est que «l’égalité des chances» – dont on nous rebat les oreilles – n’est qu’un mensonge ! Par contre, si une chose à ce propos a été démontrée par les études, c’est que les élèves issus de milieux désavantagés, profitent de «davantage d’école», davantage d’années, davantage de périodes !

L’avant-projet fait l’obligation aux communes de fournir aux élèves des réfectoires scolaires et des études surveillées. C’est se défausser sur les communes de dépenses que le canton ne veut pas mettre à son budget. C’est aussi escamoter la question fondamentale des qualifications du personnel qui surveillera les études surveillées.

Mais quelle filière unique ?

La filière unique est incontestablement la bonne direction à prendre. Sa concrétisation en Valais est un encouragement. Le maintien ensemble de tous les élèves jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire doit servir à éviter aux élèves aujourd’hui déclassés très jeunes en VSG et en VSO, la perte de confiance en eux, la blessure intime de leur échec, la renonciation à certaines de leurs espérances, et le complexe d’infériorité profond que la plupart en retirent. Il doit aussi servir à leur donner accès à des cours et des branches, à des richesses culturelles et intellectuelles, traditionnellement réservés aux VSB. Et aussi à faire profiter tous les élèves des meilleures stimulations d’une plus grande diversité d’élèves. Les niveaux dans certaines branches et les options servent à protéger et aider les plus faibles tout en ne freinant pas les plus forts. Le pari que ce ne seront pas forcément les mêmes qui seront les plus faibles dans toutes les branches, vaut la peine d’être tenté.

Mais le diable est dans le détail. Selon les effectifs des classes, les nombres de périodes, les budgets à disposition, l’organisation concrète… la bonne idée de la filière unique avec des niveaux peut tourner au cauchemar. Et le contexte de la politique vaudoise n’incite malheureusement pas à l’optimisme.

En outre, une filière unique ne peut réussir que si deux conditions sont réunies.

• Que la certification des niveaux et des options ne reproduise pas la dureté de la sélection du système actuel sous une nouvelle forme. Pour en fin d’obligation scolaire quand même sélectionner ceux qui seront admis au gymnase, ou ceux que les patrons daigneront engager comme apprentis,

• Que la tyrannie de la méritocratie n’envahisse pas tout, que toutes les branches ne donnent pas lieu à une évaluation certificative, c’est-à-dire au tamisage inlassable des meilleur·e·s pour les besoins des employeurs. Qu’il y ait des domaines de plaisir de l’étude gratuite, où les différentes sortes d’élèves puissent se mélanger et se «rebrasser» vraiment. L’éducation physique, les branches artistiques, l’informatique, les cours facultatifs de musique, théâtre, langue facultative, etc, ont vocation de servir à cela. Mais il faudrait mettre à part encore une branche franchement intellectuelle. Peut être les sciences, ou en tout cas la biologie, les TP de biologie par exemple, qui pourraient prioriser la découverte gratuite d’objectifs intellectuellement ambitieux sans la pression de la certification. Pour faire découvrir à des sortes d’élèves inhabituelles ce que Bertolt Brecht appelait «le plaisir de penser».[2] D’un autre côté, quelle branche certifiée, et à quelles conditions, pourrait offrir une réussite scolaire encourageante à ces élèves habituellement faibles à l’école ?

L’avant-projet propose l’abolition du redoublement (art.44). C’est une sinistre escroquerie. Certaines possibilités de redoublement doivent être un droit de l’élève ! En réalité, on nous vend un idéal pédagogique afin de faire des économies budgétaires. Si, à ce stade, la position de la majorité de droite n’est pas claire, il est clair par contre qu’elle exige absolument que toute réforme scolaire soit une opération financièrement blanche. Pour habiller Jean, il faut déshabiller Jacques ! Les initiés racontent que Pascal Broulis, président du Conseil d’Etat vaudois et chef du département des finances, ancien banquier et membre du parti radical, aurait exigé que la suppression des redoublements serve à payer les niveaux et les périodes en plus ! Ce serait tout à fait dans son genre.

Le diable réside surtout dans les détails du Chapitre VII consacré au degré secondaire, soit les articles 72 à 88 (pp.26 à 30):

• L’article 75 dit que «Les cours à niveaux sont dispensés à des élèves venant de classes différentes.» et le commentaire de l’article 75 rajoute: «Les cours à niveaux ne sont pas organisés en effectifs plus réduits». On voit bien la volonté de ne concrétiser les niveaux que dans les limites des effectifs habituels. Le nouveau doit se couler dans le moule du vieux. Cela fait froid dans le dos.

La lecture attentive de l’avant-projet révèle qu’il est tout entier pénétré de la peur de coûter trop cher au budget de l’Etat vaudois. Si on autocensure d’avance l’élaboration du neuf par la  volonté que l’opération soit financièrement blanche, seule une réforme avortée peut en sortir. Soit la répétition du ratage d’EVM 96 ! L’échec et la déception sont programmés.

A leur entrée à 12 ans dans les niveaux, les élèves sont répartis moitié-moitié en niveau “standard” et niveau “élevé”. Pourquoi moitié-moitié ? Il ne peut y avoir à cela aucune raison pédagogique, mais par contre le souci budgétaire est évident. Les articles 78 et 79 restreignent de manière rigide le passage d’un élève d’un niveau à l’autre. C’est anti-pédagogique. Les niveaux tiendront leurs promesses seulement s’ils sont organisés de manière assez souple et avec des effectifs plus restreints qu’une classe. Ne doivent-ils pas servir à laisser souffler les élèves faibles pour qu’ils consolident leurs bases, laisser foncer en avant les élèves forts vers des objectifs ambitieux, tout en évitant que se reproduise l’homogénéité qui verrait l’élève dans le même niveau dans toutes les branches. Dans les années 1970, la zone-pilote de Rolle avait expérimenté durant quelques années un système à niveaux. L’époque était plus généreuse. Il faudrait comparer de manière approfondie cette expérience passée avec l’avant-projet actuel.

Quand l’article 79 annonce que «les conditions de transfert sont définies par le département.», il est à craindre que les niveaux vont reproduire la sélection traditionnelle à l’intérieur même de la filière unique, surtout avec le poids des habitudes. La séparation de la classe moitié-moitié, la rigidité des possibilités de transfert, le regroupement d’élèves de plusieurs classes dans un groupe de niveau, le refus d’effectifs plus faibles, servent manifestement à limiter au maximum l’augmentation du nombre de périodes enseignées, et donc de la masse salariale. Mais on doit craindre que cela ne tue d’avance la promesse dans l’œuf !

• S’il y a trop de niveaux et trop d’options, ce que semble annoncer l’avant-projet, la vie des élèves d’abord, des enseignants ensuite, sera déstructurée par un éclatement labyrinthique en groupes et sous-groupes.

• L’intégration des élèves à handicap dans les classes normales est un idéal louable. C’est l’innovation que prévoit le chapitre IX. Mais si cela ne s’accompagne pas d’une forte richesse de moyens matériels et en personnel enseignant, cela tournera à une cruelle illusion et à la dépression d’enseignant·e·s débordé·e·s. Cette illusion a été très bien décrite en mai 2009, par une de mes élèves de 4MSSP dans son travail personnel: L’intégration des enfants sourds dans les classes ordinaires, l’implant cochléaire suffit-il à une intégration optimale ?

• L’article 85 dit:  «A la fin de la 11ème année, les élèves obtiennent un certificat d’études secondaires avec mention des niveaux et des résultats atteints ainsi que des options fréquentées.» C’est tout. L’avant-projet ne définit pas les conditions de certification qui donneront accès au Gymnase. Alors qu’aujourd’hui, le certificat de la VSB permet d’entrer de droit à l’Ecole de maturité  et le certificat de VSG, à la condition d’un seuil chiffré, permet d’entrer de droit à l’Ecole de culture générale. Le commentaire de l’article 85 se limite à dire que les conditions d’accès au Gymnase seront fixées dans la future nouvelle loi sur l’enseignement secondaire supérieur tandis que le commentaire de l’article 76 se limite à dire que l’élève devra avoir cumulé plusieurs niveaux «élevé». Cela est inquiétant, même si le commentaire précise «sans examen d’admission». C’est inquiétant parce que le programme néo-libéral à la mode veut que ce ne  soit plus l’école dont l’élève sort qui certifie son droit d’accéder à l’école suivante. Au lieu de cela, c’est chaque école qui devrait pouvoir fixer les conditions auxquelles elle accepte un-e élève. L’Association des maîtres de gymnase (AVMG, une des composantes de SUD) [3] relève à juste titre combien il est curieux qu’une chose si importante soit évoquée uniquement dans un commentaire. La prose de l’AVMG est très alambiquée, comme à son habitude. Elle est plutôt bienveillante à l’égard de l’avant-projet mais craint que la filière unique ne prépare plus les élèves au gymnase. Ce qui mettrait cette préparation à charge des élèves et de leurs familles. L’AVMG flaire là une vraie menace tout à fait dans l’air du temps. C’est un marché pour des cours préparatoires qui s’ouvrirait là… !

Ces dernières années, le débat scolaire vaudois a été animé par quelques passes d’armes entre Anne-Catherine Lyon et le Dr. J-A Haury, le leader en matière scolaire de la majorité de droite. Mais les mauvaises langues se sont demandées si un accord ne pourrait pas se préparer. La droite pourrait accepter la filière unique, pour obtenir dans un deuxième temps une ouverture vers le chèque scolaire. Le chèque scolaire, c’est la prise en charge «égalitaire» par le budget public de l’écolage dans une école privée afin «d’assurer le libre choix de l’école par les parents». Le chèque scolaire, c’est le financement par le budget public de l’exode des enfants de familles aisées vers des écoles privées. Dans certains, cantons, c’est des responsables socialistes qui se sont faits les promoteurs du chèque scolaire. Une bonne moitié des élus de la droite vaudoise s’est manifestée à diverses occasions ces dernières années en faveur du chèque scolaire. Des discussions en coulisses existent-elles ?

Le PS pourrait alors se vanter d’avoir réalisé  l’école unique et sociale, la droite aura le chèque scolaire pour ouvrir le marché des écoles privées aux familles qu voudront retirer leurs enfants de l’école publique.

Pour prendre un exemple que je connais bien, c’est exactement ce qu’a fait le Parti socialiste espagnol depuis 1984 quand il a fait voter par les Cortès la gratuité des écoles privées “concertées”. Tandis qu’il prétend réaliser dans l’Ecole publique, la filière unique, la démocratisation des études et l’égalité des chances, les familles bourgeoises et cultivées ont pu faire sécession de l’Ecole publique et mettre leurs enfants dans les écoles privées à l’abri de la plèbe, au frais du contribuable ! Seule la moitié des élèves espagnols va à l’Ecole publique tandis que les écoles privées «concertées» peuvent choisir leurs élèves.

Il ne suffit pas de combattre la proposition du chèque scolaire, il faut aussi réussir à garder les enfants des familles cultivées et exigeantes pour leurs enfants à l’Ecole publique. Pour cela, il faut que les élèves aux meilleurs résultats scolaires y trouvent des cours intellectuellement ambitieux, stimulants et exigeants. L’article 83 qui ne permet de niveaux dans aucune option spécifique apparaît alors suicidaire.

Revendiquer le meilleur des deux écoles, l’ancienne et la nouvelle

Les promoteurs de l’Initiative Ecole vaudoise 2010-sauver l’école sont des réactionnaires, au sens strict du terme. Mais ils disent certaines choses très pertinentes. Ils dénoncent à juste titre l’anti-intellectualisme, et la renonciation à la culture, de l’Ecole vaudoise du PS, ainsi que la poudre aux yeux de certaines innovations pédagogiques à la mode. Ils rappellent judicieusement que EVM 96 a été une opération financièrement blanche en finançant ses quelques innovations par le sacrifice funeste et choquant des options dans la VSG.

Souvenez-vous: les options «littéraire», «artistique», «technique», «commerciale» qui ne sélectionnaient pas vraiment les élèves mais leur offraient des «plus» culturels avec lesquels ils pouvaient identifier des projets et des envies personnelles. Pour le parti socialiste, la démocratisation des études s’identifie au modernisme pédagogique à la mode. A cela, il faut opposer que la vraie justice sociale exige au contraire de tendre vers une fusion des meilleurs aspects novateurs avec les meilleurs aspects de l’école traditionnelle. Il faut revendiquer la conservation des meilleurs aspects de l’école ancienne, tout en les renouvelant, pour les offrir à des couches d’élèves nouvelles et plus larges d’élèves, en les combinant au meilleur des nouveautés pédagogiques !

L’idéal pédagogique du PS se limite malheureusement très souvent à un anti-intellectualisme. Un des exemples est l’assassinat dans le Canton de Vaud du latin et du grec, tant à l’école obligatoire qu’au gymnase, en 1998, avec l’entrée en vigueur de la nouvelle organisation fédérale des gymnases. Alors que d’autres cantons ont réussi à préserver le latin et le grec et la culture historique et critique qu’ils apportent. Contrairement à l’image généreuse qu’on veut en donner, la démocratisation des études n’a pas simplement ouvert les études supérieures à des couches nouvelles d’enfants de familles plus modestes. Cela  a toujours paru un luxe inutile et dispendieux à la bourgeoisie et c’est une des raisons de la campagne de dénigrement constante de l’école publique  qu’elle a mené ces quinze dernières années. Le capitalisme a adapté l’école à ces couches nouvelles en fonction de ses besoins en main-d’œuvre qualifiée, en veillant à ce que cela ne coûte pas trop cher. Tant qu’il n’y avait que les enfants des bourgeois qui allaient au collège, on leur enseignait le latin et le grec. Quand la démocratisation des études aurait donné une chance aux petits plébéiens (aux élèves d’origine portugaise, par exemple !) d’apprendre le latin, on le leur a retiré !

Ce qui va dans ce même sens anti-intellectualiste, c’est la décision annoncée par Anne-Catherine Lyon depuis quelques années, que les maîtres et maîtresses spécialistes n’interviendraient, pour l’essentiel, désormais plus que dans les trois dernières années de la scolarité obligatoire. Les «maîtres spécialistes», sont celles et ceux qui ont une formation universitaire; les «maîtres généralistes» sont les institutrices et instituteurs. Elles/Ils ne sont bien sûr pas payé·e·s la même chose ! Jusqu’à présent des maîtres spécialistes interviennent dans les cinq dernières années de la scolarité obligatoire. Nous n’allons pas aborder ici la question des qualités et défauts respectifs des deux catégories de maîtres-ses. Ni de leur formation. La diminution programmée de l’intervention des maîtres spécialistes dans l’enseignement obligatoire doit forcément s’accompagner d’une révision à la baisse des programmes enseignés aux élèves. Cela illustre comment la direction du DFJ combine économies salariales et anti-intellectualisme.

La modernisation néo-libérale de l’école

Certains oublient-ils dans quelle direction souffle le vent de la politique scolaire depuis deux décennies de contre-réformes néo-libérales ? Vers le programme scolaire concocté depuis un quart de siècle à la Banque mondiale et à l’OCDE [4].

• Vers un marché de la formation; vers le «libre» choix de l’école par les familles; vers une mise en concurrence des établissements publics; vers une pénétration des capitaux privés qui visent les profits que pourrait promettre la demande des familles qui sont solvables; vers des curriculums et examens nationaux qui créent le marché sur lequel établissements publics et privés pourront rivaliser; vers le remplacement des examens de sortie comme le Certificat d’études secondaires et la Maturité, qui donnent au titulaire le DROIT d’entrer dans l’école suivante, par des examens d’entrée qui donnent le droit à l’école suivante de choisir ses élèves.

Il faut rappeler que le Diplôme de culture générale, à la différence de la Maturité fédérale, ne donne d’ores et déjà le droit d’entrer nulle part, mais seulement de poser sa candidature à une Haute école spécialisée (HES), par exemple pour devenir infirmier ou infirmière, ou à une Haute école pédagogique (HEP) pour devenir institutrice·eur.

•L’horizon de ce programme néo-libéral pour l’école est d’en venir à recueillir les meilleurs élèves dans des écoles d’élite, plus ou moins payantes, tandis que le gros des besoins de main-d’œuvre sera couvert par une école publique gratuite plus ou moins médiocre mais bon marché. Ce programme a été caricaturé comme la privatisation de l’école. Le fait que l’école publique n’a manifestement pas été privatisée, a créé un faux soulagement et rendu aveugle à la lente mais incessante mise en œuvre de ce programme, au détail, petit pas après petit pas.

Le dernier paragraphe du petit livre L’Ecole et ses réformes, publié en 2008 par la maison d’édition de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (dans une collection dirigée par un comité où siège en bonne compagnie, Anne-Catherine Lyon, et soutenue, entre autres par la Fondation de famille Sandoz, les propriétaires de Novartis), résume bien ce contexte:

«L’école du 21e siècle cherche sa voie. Elle a été construite dans la logique d’une autre époque et se trouve confrontée à un processus de “déclin institutionnel”. Prise dans les réseaux de la mondialisation et de l’économie de marché, elle doit gagner en efficacité pour acquérir une certaine légitimité. Comment va-t-elle s’y prendre ? Quelle sera l’école de demain ? Un centre d’apprentissage à vie, sans classes ni degrés, ouvert à tous toute l’année comme le prévoit un scénario de l’OCDE ? Une école à distance, publique ou privée ? Une école éclatée en petites cellules autogérées reliées entre elles par des objectifs communs d’apprentissage ? Quels seront les partenariats privé-public dans ce secteur devenu un marché ? Nul ne le sait et la formule d’Euripide garde toute sa fraîcheur: «L’attendu ne s’accomplit pas et à l’inattendu, un dieu ouvre la voie.» Ce dieu s’appelle «marchés financiers» et «l’inattendu» s’annonce avec effronterie depuis une quinzaine d’années …!

Certains cantons suisses ont déjà commencé à mettre leurs gymnases en concurrence les uns avec les autres: leurs zones de recrutement ont été supprimées, les élèves et leurs familles peuvent choisir leur établissement, c’est-à-dire poser leur candidature à un établissement public qui peut de plus en plus choisir ses élèves, chaque établissement développant un «projet d’établissement», éventuellement avec un sponsoring par quelque grande entreprise ou multinationale…

La droite divisée et hésitante

L’attitude de la droite suisse, politique et patronale, en matière scolaire semble réservée ou confuse. Elle ne s’identifie pas très nettement avec ce programme scolaire néo-libéral. Pour le moment en tout cas. L’UDC, elle, défend dans tous les cantons la conservation enthousiaste du statu quo scolaire, c’est-à-dire la tradition super-élitiste, et l’incohérence cantonaliste contre la centralisation fédérale. Celle-ci est en Suisse nouvelle en matière scolaire, mais elle avance à grands pas. La droite est divisée et hésitante, dans un pays où l’Ecole publique a traditionnellement scolarisé la quasi-totalité des élèves.

Les écoles privées en Suisse ont traditionnellement occupé une niche touchant une très petite proportion d’élèves. Mais ces dernières années cette proportion est en hausse. Le marché de l’école privée suisse connaît un début d’expansion. Pour ne citer qu’un exemple, le prestigieux Collège de Champittet de Lausanne, qui appartenait aux chanoines du Grand St-Bernard et St-Maurice, a été racheté par le groupe privé North Anglia Education. [5] On voit bien la tendance… !

L’extrême diversité et incohérence en Suisse des 26 systèmes scolaires différents, aussi diverse que les 27 systèmes scolaires de l’UE, complique politiquement, culturellement et économiquement la concrétisation du projet scolaire néo-libéral. La démocratie semi-directe donne une prime à la conservation traditionaliste de chaque particularité cantonale. C’est le terreau de l’UDC. La fragmentation prive les investisseurs qui lorgnent sur l’école, d’un marché suffisamment grand.

Environ la moitié des élus de la droite vaudoise s’est déclarée plusieurs fois ces dernières années en faveur du chèque scolaire. L’autre moitié, en particulier beaucoup de patrons, est clairement opposée. Peur de l’inconnu ? Niveau traditionnellement bien supérieur des écoles publiques par rapport aux écoles privées existantes ? Hésitation à rompre le pacte gouvernemental avec PS et Verts ? Peur de compliquer l’écrémage des meilleur·e·s parmi tous les enfants ? Peur des difficultés que promet une école publique résiduelle scolarisant la majorité pauvre ? Peur de perdre le contrôle social sur les jeunes des “classes dangereuses”, immigrés en particulier ? Puisque ce contrôle social est une fonction de plus en plus importante qu’assure l’Ecole publique !

En attendant, la droite vaudoise laisse donc le PS expérimenter…et se salir les mains.

Le scénario pessimiste qui est à redouter, c’est qu’après dix ans de marasme scolaire orchestré par le Parti socialiste, suffisamment de familles bourgeoises et cultivées aient retiré leurs enfants de l’Ecole publique pour que l’option d’un grand marché de l’école privée puisse alors passer en force.

Aux dirigeants socialistes de l’Ecole vaudoise, il ne faut faire aucune confiance !

Pour quoi lutter et pourquoi ?

La gauche officielle «vaudoise», syndicale en particulier, continue de raisonner en termes de création de l’école idéale. Tout en s’autocensurant par «réalisme», c’est-à-dire par résignation au rapport de forces défavorable. S’interdisant même de penser ce qui ferait éclater les limites budgétaires actuelles. C’est à la fois absurde et impolitique. La détérioration des rapports de forces salariés/patrons, la dureté de la politique d’économies budgétaires, la crise économique, en bref le capitalisme, obligent à raisonner autrement. Quelles revendications peuvent servir aux salariés à défendre sur le terrain scolaire leur salaire social, c’est-à-dire la part du surproduit social que dans la lutte de classes entre salariés et employeurs, les salariés peuvent conserver ou arracher pour eux. Et la formulation, même «irréaliste», des vrais besoins que l’école devrait satisfaire, est le point de départ obligé de toute réflexion sérieuse. Cela seul peut permettre aux enseignant·e·s de débattre en sortant de leur désarroi devant leur univers qui a basculé. Et dans cette réflexion collective, nouer des alliances avec les familles et avec les élèves et les étudiants, même si c’est à très petite échelle pour commencer. Par exemple avec les étudiant·e·s qui se mobilisent contre la transformation des universités par le Traité de Bologne.

Les objectifs de la nécessaire lutte seraient alors:
Défendre l’Ecole publique, c’est-à-dire l’école de tous et pour tous, gratuite, l’école de la communauté, régie par la délibération démocratique des citoyennes et des citoyens, financée par l’impôt progressif sur le revenu, la fortune, les profits, les successions, … ! Et donc s’opposer à une école qui offre à des “clients” des prestations de formation sur un marché scolaire capitaliste.
La meilleure formation et qualification pour toutes et pour tous parce que cela augmente la valeur de la force de travail que le salarié vend à son employeur. Donc davantage d’école pour toutes et pour tous !
Une formation à l’esprit critique et qui donne un riche bagage culturel parce que cela donne plus d’armes morales et intellectuelles à la salariée-citoyenne et au salarié-citoyen pour défendre ses intérêts.
Des certifications qui confèrent des droits.
Des certifications dans un système de diplômes peu nombreux qui donnent aux salariés des possibilités de défense collective face à l’individualisation de la gestion par les entreprises des dites “ressources humaines”.

Ce ne sont là que quelques principes de base, à développer et enrichir.

Si, ça et là, cette école publique peut faire entrevoir pratiquement ce que serait l’école dans une société plus juste, non capitaliste, tant mieux, mais ce n’est pas la priorité.

La crise de l’apprentissage

L’intégration des élèves de l’actuelle VSO dans la filière unique ne créera pas des places d’apprentissage. Le système «dual», allemand et suisse, de l’apprentissage dès 16 ans avec contrat de travail en entreprise et un jour par semaine à l’école professionnelle publique, mérite d’être défendu. Il est supérieur, pour l’adolescent·e, au système français ou espagnol de la formation professionnelle en lycées professionnels. Mais seulement tant qu’il y a suffisamment de places d’apprentissage. L’intensification de la concurrence mondialisée, et l’abondance de salarié·e·s qualifié·e·s sans travail, prêt·e·s à travailler pour pas cher, amène de plus en plus d’entreprises en Suisse à ne plus vouloir former des apprentis. Le système «dual» est entré en crise. Le nombre de places d’apprentissage diminue lentement depuis des années.

Les autorités helvétiques ont commencé à récompenser l’embauche d’apprentis. Bientôt, on passera au subventionnement des entreprises qui embauchent des apprenti·e·s. Une formation en entreprise est tellement utile au jeune salarié que diverses formules nouvelles diminuant le nombre de jeunes à la rue à la fin de l’obligation scolaire sont à explorer et revendiquer. Par exemple des stages payés, ou des pré-apprentissages pour les élèves qui ont le plus de difficultés à trouver une place d’apprentissage. Mais comme utilisation plus fructueuse de l’argent public que le subventionnement des patrons, il y a l’augmentation du nombre de places dans des ateliers publics d’apprentissage et dans des entreprises publiques, que les privatisations réalisées ou prévues rendent de moins en moins nombreuses. Ces places se limitent actuellement de plus en plus aux très élitaires Ecoles des métiers qui forment des apprenti·e·s trié·e·s sur le volet. C’est une augmentation du nombre de places d’apprentissage dans des institutions publiques qu’il faut revendiquer et donc un développement de l’OPTI dans cette direction.

Ce ne sont là que quelques pistes sommaires qu’il faudra développer mais une action politique de défense de la formation des élèves ne peut se limiter à l’école obligatoire !

1. SSP-Enseignement, Réponse à la consultation sur l’avant-projet de Loi sur l’enseignement obligatoire, Projet soumis à l’assemblée du 22 février 2010.

2. Bertolt Brecht, La vie de Galilée, cité par Samuel Joshua, L’Ecole entre crise et refondation, La Dispute, Paris 1999.

3. Lettre des gymnases no.72, février 2010.

4. CERI (Centre for Educational Research and Innovation), Schooling for Tomorrow: Trends and Scenarios, CERI/OCDE, Paris, 2000.

5. Le Temps, 1er mars 2010.

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