Les victoires électorales qui ont brisé l’emprise républicaine sur la Chambre des représentants ont mis en question la perception de trumpisme comme tout-puissant et inamovible [voir en fin d’article les résultats au 7 novembre et les incertitudes restantes]. Il faut appréhender ces élections de mi-mandat en prenant en compte toutes sortes de référendums progressistes, des candidats de gauche aux élections dans les Etat et, plus spectaculaire encore, le rétablissement du droit de vote pour (la plupart) des anciens détenus en Floride. Il y a eu des victoires importantes dans le Midwest où Trump a obtenu son résultat électoral en 2016. Les défaites des gouverneurs troglodytes Scott Walker [gouverneur républicain du Wisconsin depuis 2011] et Bruce Rauner [gouverneur de l’Illinois, battu par le démocrate J.B. Pritzker qui a obtenu 54,2% des suffrages] sont également bienvenues. Ce sont des répudiations importantes du suprématisme blanc émanant de la Maison-Blanche. C’était aussi une confirmation de l’audience qui existe pour la politique de gauche actuelle, pas pour un centrisme édulcoré.
Pour certains démocrates candidats à la réélection au Sénat et ailleurs, nous avons maintenant la preuve tangible qu’il est impossible de vaincre le nationalisme néoconfédéral et blanc par des appels à la civilité et à la bonne gouvernance qui s’expriment au milieu du chemin centriste. Les démocrates conservateurs et centristes ont constaté que les électeurs et électrices ne perdraient pas leur temps avec des contrefaçons à bon marché.
La seule chance que nous ayons d’enterrer le cauchemar Trump est un programme politique radical qui offre une alternative actuelle et réelle au statu quo. L’augmentation massive de la participation électorale en témoigne. Le courant progressiste au sein du Parti démocrate ne s’est pas seulement heurté à Trump; il a pris appui sur l’assurance-maladie pour tous, l’abolition de la ICE (Immigration and Customs Enforcement) et d’autres questions politiques considérées comme progressistes et pas seulement sur le maintien du statu quo. C’est fut le facteur motivant, qui manquait dans la campagne présidentielle de 2016, qui a poussé cette fois les gens à faire la queue pendant des heures, dans de mauvaises conditions.
Là où ces politiques ont échoué, plus spectaculairement en Floride avec Andrew Gillum [maire de Tallahassee en Floride, candidat au poste de gouverneur, démocrate, Afro-Américain] – et peut-être avec Stacey Abrams en Géorgie [elle a représenté la minorité d’opposition au parlement de Georgie de 2011 à 2017, candidate au poste de gouverneur en 2018, démocrate, romancière, Afro-Américaine] –, il ne faut pas sous-estimer le racisme décomplexé, l’intimidation des électeurs, la suppression des électeurs des listes et des vols flagrants de suffrages. Même au Texas, où Beto O’Rourke a perdu de justesse face à l’affreux Ted Cruz, il ne faut pas sous-estimer l’héritage de l’élimination des électeurs de liste, de la privation des droits et des appels ouverts au racisme, y compris les attaques non camouflées contre les Latinos pauvres et populaires sous couvert de «crise migratoire» [la «caravane» qui du Honduras au Guatemala va «envahir les Etats-Unis et mettre en danger la sécurité nationale», un thème repris tous les jours par Trump et ses supporters].
En général, le racisme des électeurs républicains a convergé avec les efforts déterminés de l’establishment républicain pour subvertir l’accès au vote des Noirs et des Latinos. Ce n’est certainement pas toute l’histoire, mais le long jeu du GOP [Grand Old Party: républicain] qui consiste à trafiquer les districts [modifier les limites des circonscriptions pour modifier la composition électorale] et à utiliser les tribunaux pour entraver l’accès facile au vote [suite à diverses peines] continuera d’entrer en jeu alors que son message se réduit à sa base bigote et compulsive.
L’autre vérité qui ressort des élections du 6 novembre est que la nécessité de lutter et de s’organiser reste aussi importante qu’elle ne l’a jamais été. Dans l’effort de mobilisation des électeurs et électrices, est réapparu un récit malheureux qui réduisait la quasi-totalité de la lutte des Noirs et des thèmes politiques à la question du droit de vote. Bien sûr, l’obtention du droit de vote a été un élément central des mouvements politiques noirs depuis l’émancipation, mais même les militants et les organisateurs au sein du Mouvement pour les droits civiques ont compris que leur lutte était beaucoup plus large. Les rébellions du Black Power et les insurrections urbaines qui ont éclaté dans la seconde moitié des années 1960 ont été une amère confirmation que plus qu’un simple vote était nécessaire.
En effet, en dehors du Sud, les Noirs avaient voté dans des villes pendant des décennies avant le mouvement pour les droits civiques et ils/elles se trouvaient encore enfermés dans des logements insalubres et ségrégués, des écoles sans ressources, des emplois mal payés – tous entourés par des forces de police racistes et injurieuses. Ce n’est pas un hasard si, cinq jours après que Lyndon Johnson a signé la loi sur le droit de vote en 1965, la rébellion de Watts dans le centre-sud de Los Angeles a explosé. Il y avait là la preuve pour le reste du pays que la participation à une démocratie profondément raciste et imparfaite ne garantissait pas la liberté et la justice que les Noirs recherchaient.
Ce n’était pas seulement une période de rébellion, mais aussi une période de floraison d’organisations radicales qui attendaient une nouvelle configuration de la société américaine, à la racine. C’est ce que Martin Luther King appelait la reconstruction radicale des Etats-Unis. Des millions de personnes se sont radicalisées face aux limites qu’impose ladite démocratie américaine.
En d’autres termes, voter ne suffit pas lorsque les premiers mots de Nancy Pelosi [la porte-parole du Parti démocrate et qui sera présidente de la Chambre des représentants], après sa victoire à la Chambre des représentants, indiquent ses intentions de «traverser le couloir» [qui sépare les bancs des démocrates et des républicains] dans l’espoir d’atteindre un «bipartisme». Cela confirme à quel point les dirigeants actuels du Parti démocrate sont déconnectés de la réalité, à quel point ils ont peu appris depuis 2016. Or, cette lutte demeure absolument essentielle pour les amener à prendre au sérieux le programme des pauvres et des masses laborieuses de ce pays.
Et, ils ne le feront pas seuls. C’est une révélation du cynisme de la direction du Parti démocrate qui est prête à souligner l’autoritarisme et le racisme de Trump et qui, à la sortie du vote [leur donnant la majorité à la Chambre des représentants], trahit ce résultat et lance immédiatement des appels à une politique bipartisane. Cela alors qu’il faut une stratégie pour détruire au plan politique le Parti républicain.
Dans le cycle dans lequel nous vivons, celui des informations qui durent deux secondes diffusées par des chaînes de «nouvelles» en continu [breaking news], il est facile de penser, comme si cela relevait d’une histoire ancienne, à la tuerie des Juifs [dans la synagogue de Pittsburg], au meurtre de citoyens noirs et à l’utilisation de bombes terroristes envoyées aux ennemis de Trump, perçus comme tels [envois d’explosifs à Obama, Hillary Clinton, la chaîne de TV CNN…]. Mais c’était il y a deux semaines. Comment dès lors promouvoir une politique bipartisane en direction d’un parti qui est expert en déclarations racistes, en prônant la violence politique et l’hostilité envers des millions de personnes dans ce pays? Mais lorsque nous ne sommes pas organisés autour de nos propres revendications, c’est cette influence «modératrice» qu’une orientation de type gouvernemental peut exercer: «pragmatisme», «négociations», «compromis» et appels ordinaires à la politique bipartisane.
Pour ceux et celles qui pensent que notre société peut continuer à errer dans un désert politique, marqué par le «parfois on gagne, parfois on perd», je vous implore de regarder au-delà des frontières de notre pays. Regardez le Brésil. Examinez la situation en Europe. La croissance de la droite dure est réelle. La menace du fascisme est réelle. L’effondrement climatique est réel. Tout cela exige une transformation qualitative de nos attentes et exigences politiques. Nous devons voir grand. Nous devons nous organiser de manière plus ample. Il faut plus qu’un simple vote. Aujourd’hui, le dur labeur doit continuer (7 novembre 2018, publié sur le site de Jacobin; traduction A l’Encontre)
Keeanga-Yamahtta Taylor est professeure assistante auprès du Center for African American Studies de la Princeton University. Elle est l’auteure de From #BlackLivesMatter to Black Liberation. En français, aux Editions Agone, a été publié Black Lives Matter: Le renouveau de la révolte noire américaine. Elle a participé au Forum international en mémoire de Jost Steiger et Ernest Mandel, tenu à Lausanne (Salle des cantons et UNIL) du 20 au 22 mai 2015.
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Ci-dessous sont indiqués les premiers résultats, en date du 7 novembre, dans le quotidien Le Monde.
Divers recomptages ont lieu concernant aussi bien des gouverneurs que des élu·e·s à la basse et à la haute Chambre. Ce 10 novembre ressort la probabilité d’une diminution des élus républicains au Sénat et d’une augmentation des élu·e·s démocrates à la Chambre des représentants. De plus, les erreurs constatées dans le perçage des bulletins, combinées avec des résultats très serrés, par exemple dans l’Etat de Floride, pourraient modifier l’élection du gouverneur.(Réd. A l’Encontre)
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