La soirée du 7 janvier 2018 des Golden Globe Awards (dont les prix récompensent les films et séries télévisées) a reçu un écho médiatique particulier. Les actrices et présentatrices étant toutes habillées de noir pour montrer leur adhésion aux initiatives #MeToo et Time’s up. Cela a changé le caractère paillettes d’une telle soirée. C’est aussi l’occasion pour des militantes féministes d’engager un dialogue sur la dynamique présente de ces initiatives, et surtout sur la réalité des rapports sexistes dans la société.
Nous publions ici la première partie des échanges entre Leia Petty, Jen Roesch et Elizabeth Schulte. (Réd. A l’Encontre)
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Elizabeth
Ce n’est qu’en octobre que le New York Times a relaté les actes d’agression sexuelle et de harcèlement de femmes par le producteur hollywoodien Harvey Weinstein. La réaction des femmes commencé avec des actrices, puis rapidement s’est répandue en cascade dans toute la société américaine, de sorte que le mois dernier, elle a atteint Capitol Hill [siège du Congrès], et plusieurs politiciens ont été forcés de démissionner.
Parlons de l’impact que la campagne #MeToo a eu jusqu’ici – à la fois les changements concrets qu’elle a produits, mais aussi l’impact idéologique plus large qu’elle a eu sur la façon dont les gens considèrent l’agression sexuelle.
Leia
Une chose concrète est le nombre d’hommes puissants tombés en disgrâce. En quelques mois, des dizaines d’hommes très connus et intouchables – qui s’en sont tirés pendant des décennies parce qu’ils savaient qu’ils l’étaient – ont été déboulonnés.
Le fait que le silence soit rompu signifiait que les femmes avaient la confiance nécessaire pour s’exprimer d’une manière sans précédent, et cela a de réelles conséquences.
La campagne a commencé comme un hashtag, mais a pris des dimensions allant bien au-delà. Selon le magazine Time, les «briseuses de silence» ont été désignées comme «la personne de l’année» et, selon mes expériences personnelles au travail, il est clair que parler d’agression sexuelle fait maintenant partie de la conversation.
L’occasion créée par #MeToo a fait que des femmes ont raconté «leur histoire» pour la première fois, après avoir senti si longtemps qu’elles ne pouvaient pas en parler. Or, maintenant c’est devenu une conversation commune.
Jen
#MeToo a transformé ce que beaucoup de personnes, y compris de nombreuses femmes, acceptaient comme faisant partie du bruit de fond de la vie des femmes – ce que signifie être une femme dans cette société, en particulier une femme au travail.
Pendant des décennies, supporter le fait d’être pelotée, supporter les blagues sexistes et des questions personnelles intrusives et sexualisées étaient le prix payé par les femmes pour être au travail. Maintenant, cela est contesté de façon très fondamentale.
Le mouvement des femmes a émis l’idée que les femmes allaient être égales dans la société – l’entrée massive des femmes sur le marché du travail, l’enseignement supérieur, la rupture du plafond de verre pour une très petite couche de femmes – et maintenant nous voyons à quel point cela n’était pas le cas sous divers aspects.
La manière dont les femmes ont pu fonctionner et exister dans ce monde a été longtemps posée comme une question personnelle pour les femmes. Maintenant elle est re-posée comme une question collective et politique.
Cette question est posée sous un angle plus fondamental et plus profond que la simple reconnaissance de l’omniprésence de l’agression sexuelle et du viol, car elle aborde vraiment les traits de la société sexiste dans son ensemble, à l’intérieur de laquelle les femmes sont forcées d’agir, d’exister.
Cela ouvre également de grandes questions sur l’inégalité des femmes – entre autres en commençant par le nombre restreint de femmes issues de la classe moyenne qui ont réussi à occuper des postes. Or, ces dernières sont y compris victimes de ce genre d’abus et de harcèlement.
C’est la partie émergée de l’iceberg formé par les millions de travailleuses pauvres, de travailleuses agricoles, des services, de travailleuses domestiques, et c’est la condition du travail pour la grande majorité des femmes au pays.
L’impact est double. Toutes les horreurs sont exposées, et en même temps, la capacité des femmes à en parler fait aussi partie de ce que #MeToo a accompli. Etre capable de parler à ce sujet lui donne un caractère différent.
J’ai lu une citation d’une ancienne membre du personnel administratif du Congrès qui a dit: «Je pensais que c’était comme ça, mais je pensais ne rien pouvoir dire à ce sujet.» Maintenant, combien de personnes pensent de même?
Au début, il y avait un peu de rejet au sujet de #MeToo parce qu’il s’agissait de femmes d’Hollywood. Mais à bien des égards, l’impact de l’agression sexuelle sur les femmes travailleuses est bien plus présent dans les médias qu’avant en raison de la démarche initiée par ces femmes d’Hollywood.
Quand j’ai vu l’exposé que le New York Times a fait sur les travailleuses de Ford – des femmes noires qui avaient fait l’objet de harcèlement sexuel au travail pendant des décennies –, j’ai apprécié le fait que le Times devait en parler maintenant.
Les médias ont également dû parler des institutions et des mécanismes qui permettent aux abuseurs de se tirer d’affaire à plusieurs reprises – au Congrès, par exemple, où les femmes qui se plaignent ont été contraintes au silence pendant des décennies.
Tu as évoqué le mouvement des femmes, et j’ai beaucoup réfléchi à la question de savoir dans quelle mesure la réaction (Backlash) de la fin des années 1980 et 1990 a renforcé l’idée que «le mouvement féministe était allé trop loin» ou que nous étions entrés dans une société «post-féministe».
Leia
En ce qui concerne les femmes qui ont fait l’objet de harcèlement sexuel chez Ford, je dois dire que lorsque j’ai lu cet article, j’ai été un peu étonnée de voir combien peu de choses avaient changé. Susan Faludi a écrit dans son livre Backlash sur les femmes qui venaient travailler dans les usines avec des pancartes qui disaient: «Tuez une femme, sauvez un emploi».
Cela se passait dans les années 1980 pendant la récession économique (entre autres du secteur automobile), et cela représentait une réaction à grande échelle contre le mouvement des femmes dans les années 1970.
J’ai été choquée de lire ces conditions telles que décrites dans le livre de S. Faludi, puis j’ai lu des articles sur les femmes dans les usines Ford de Chicago, et j’avais vraiment l’impression que les choses n’étaient pas si différentes. Vous avez un harcèlement sexuel constant, et lorsque les femmes ont été embauchées et ont dû faire le tour de l’entreprise, elles ont été appelées «viande fraîche». Elles étaient tenues de faire des faveurs sexuelles pour conserver leur emploi.
Ces femmes se sentaient piégées dans leur travail. Pour certaines, c’était le meilleur travail qu’elles aient jamais eu, et c’est ce qui faisait qu’elles continuaient – les femmes ont l’impression qu’elles n’ont pas d’autre choix que de supporter ces agressions, parce que quitter son emploi n’est pas une option. La réalité du dit contrecoup est très concrète.
J’ai été surprise de la rapidité avec laquelle #MeToo a réussi à renverser des gens puissants. Mais ensuite, quand la question des politiciens a surgi – en particulier Al Franken [sénateur démocrate du Minnesota], mais aussi d’autres qui étaient accusés ou sur le point de l’être – c’est à ce moment-là qu’une série d’articles ont été publiés disant que c’était peut-être «allé trop loin». Autrement dit, qu’une panique parcourait la société et pouvait avoir des répercussions dans sa totalité et donc de mettre en question la liberté sexuelle. C’était donc juste horrible!
Je ne pense pas que ce timing soit une coïncidence. Je pense qu’il y avait de la panique, mais cette panique était ressentie par les gens qui dirigent ce pays, qui pensaient que cela pouvait aller trop loin et avoir des conséquences politiques pour les dominants et leur capacité à gouverner comme ils veulent.
On avait l’impression qu’ils voulaient se débarrasser d’un Harvey Weinstein ou d’un PDG ou d’un acteur ici et là, mais quand il s’agissait de savoir comment fonctionnait notre gouvernement, c’est alors qu’ils ont commencé à paniquer et à produire un récit sur le thème «cela va trop loin».
Tout d’un coup, ils se sont souciés à propos de l’application d’une procédure régulière juridique. Mais ils s’en moquaient quand des hommes noirs étaient injustement accusés d’agression sexuelle, comme les Central Park Five [condamnation, en 1989, sans base de cinq jeunes hommes de couleur noire – âgés de 14 à 16 ans – accusés de viol contre une joggeuse dans Central Park]. Il est clair qu’ils ne se soucient pas de la justice pour les femmes ou des accusations injustes – ils se soucient du maintien de leur ordre politique.
Jen
Si vous considérez le mouvement de libération des femmes dans les années 1960 et 1970, cela a complètement transformé les idées des gens sur les femmes dans la société. Cela s’inscrivait dans le mouvement d’entrée massive des femmes sur le marché du travail. Evidemment, un nombre important de femmes de la classe ouvrière et de femmes de couleur avaient toujours travaillé, mais c’était une transformation significative.
Il y a eu la révolution sexuelle, le droit à l’avortement a été gagné. Il y eut un certain nombre de réformes qui ont créé les conditions pour que des gens pensent que les femmes allaient être égales dans la société.
Mais réfléchissez aux faibles gains en termes d’égalité économique. Nous n’avons pas gagné de subventions pour les crèches ou l’Equal Rights Amendment [proposition d’amendement déposé dans les années 1920 impliquant que la garantie de l’égalité des droits entre les sexes ne puisse être mise en cause à l’échelle fédérale, d’un Etat ou d’une ville. Cet amendement n’a jamais été ratifié, bien que redéposé à nouveau en 1982.
Donc, d’un côté, vous avez l’idée que les femmes peuvent faire et être n’importe quoi, mais la base matérielle pour que les femmes puissent réellement faire ou être quelque chose n’était pas là. Vous pouvez voir cela dans le fait que les industries à prédominance masculine ont l’un des taux de harcèlement sexuel les plus élevés, ce qui est clairement lié au fait d’empêcher les femmes d’occuper ces emplois.
Je pense qu’il y avait aussi un développement parallèle d’un sentiment de libération sexuelle et de liberté issu du mouvement de libération des femmes, moment où le divorce devint monnaie courante et a représenté un réel avantage pour les femmes.
Il y avait plus de liberté dans ce domaine. Mais le droit à l’avortement a été réduit au cours des 30 dernières années et les femmes n’ont pas une véritable autonomie matérielle et économique ou une autonomie corporelle concernant les droits reproductifs. Il en découle une situation où, d’une part, les femmes sont censées être sexuellement libérées et libres, mais en même temps elles ne disposent pas de ce genre de contrôle. C’est essentiel pour comprendre comment fonctionnent le sexisme et la violence sexuelle.
Les gains contradictoires du mouvement des femmes ont créé cette situation. Le message est: «Vous êtes libre, mais tout repose sur vous – c’est votre lutte strictement personnelle.»
Une des choses qui est encourageante à propos de ce moment #MeToo est le sens de la solidarité collective parmi les femmes qui se mettent en avant pour protéger d’autres femmes.
Je pense qu’il y a eu des refoulements de la part de certains libéraux et de certains à gauche qui s’inquiètent d’une panique morale: ne va-t-on plus pouvoir flirter et s’amuser? Tout d’abord, c’est un manque terrible d’imagination sociétale que les gens ne peuvent envisager d’avoir des relations satisfaisantes qui ne reposent pas sur l’inégalité et la dégradation des femmes.
Les gens ont fait référence à de vieux débats – ce qu’ils appellent le féminisme pro-sexe versus l’idée que tout sexe est intrinsèquement sexiste, renvoyant à la critique féministe radicale.
Mais ce moment soulève une autre idée: on ne peut pas parler de liberté sexuelle, de libération des femmes et de relations mutuellement satisfaisantes, à moins que les femmes n’aient une pleine égalité sociale et économique. C’est une condition pour toutes ces choses.
Le moment #MeToo a donné lieu à une discussion sur les conditions structurelles qui inhibent l’égalité et la libération ainsi que la liberté réelles.
Parce que, comme tu l’as dit, Elizabeth, ils savaient ce que faisaient les gens comme Weinstein depuis des années. La raison pour laquelle ils ont basculé si rapidement n’était pas parce qu’il y avait une panique morale – c’est probablement parce qu’il y avait des dossiers personnels de quelques centimètres d’épaisseur qu’ils savaient pouvoir être mis au jour si ces gars n’avaient pas été largués tout de suite.
Pour les gens qui ont décidé des destitutions, il s’agissait moins d’aller «trop loin» que de faire le ménage – plutôt que de laisser apparaître tout ce qui se trouvait sous le tapis. Les gens au pouvoir étaient au courant, mais la grande majorité d’entre nous n’en connaissions pas l’ampleur.
Elizabeth
Revenons au récit sur la panique morale: Masha Gessen l’a soulevée dans le New Yorker, et on en a parlé auparavant par rapport à Al Franken.
C’était aussi une tentative de renverser le scénario et de dire: «Attendez, y a-t-il des «bons hommes» qui vont tomber à cause du grand nombre de femmes qui s’expriment sur le harcèlement auquel elles sont confrontées chaque jour?»
Une partie de la force de #MeToo a été de constater à quel point le déferlement était gargantuesque – que tant de femmes se tenaient debout et parlaient de tout, de cas horribles comme Weinstein jusqu’à la difficulté quotidienne d’être au travail et d’être harcelée.
Ce n’est pas encore terminé, évidemment, mais cela a commencé à transformer la façon dont les femmes pensent qu’elles devraient être traitées.
Il existe des moyens légaux prétendument en place. Mais il est très difficile de porter plainte. Vous vous mettez en danger si vous essayez de répondre au harcèlement sexuel. Les statistiques montrent que les femmes préfèrent ne pas le signaler.
Il faut aussi se demander: dans quelle société supposée post-féministe vivons-nous, société dans laquelle ce genre de comportement peut exister? Et comment cela est relié à l’insertion inégale des femmes dans la société sur tous les plans, depuis les salaires et l’accès aux soins de santé, jusqu’aux soins aux enfants, au logement et à l’éducation.
La question de Ford était bonne – le New York Times ne pouvait pas imaginer comment l’expliquer, mais certains hommes de la classe ouvrière participaient au harcèlement qui, lui, était encouragé du haut en bas chez Ford.
En tant que socialistes, nous avons l’occasion d’expliciter la façon dont le harcèlement sexuel et la violence sont liés aux rôles inégaux des femmes dans la société tandis que #MeToo ébranle l’appréhension générale des gens.
Je voudrais débattre de la façon dont #MeToo s’inscrit dans l’ère Trump. Et aussi ce qui est arrivé avant cela – la colère contre le sexisme qui couvait, mais n’a pas eu le moyen de s’exprimer. (A suivre, article publié sur le site socialistworker.org du 9 janvier 2018 ; traduction A l’Encontre)
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