Etats-Unis. Les rapports de force entre capital et travail et la supercherie de la «spirale salaires-prix»

Par Robert Reich

Le rapport de janvier 2022 sur l’emploi publié par le Département du travail des Etats-Unis renforce les craintes que le marché du travail, soi-disant «tendu», alimente l’inflation et que, par conséquent, la Fed (Réserve fédérale) doive la freiner en augmentant les taux d’intérêt. Ce raisonnement est totalement erroné.

Parmi les plus fortes progressions de l’emploi en janvier, on trouve des travailleurs et travailleuses qui sont normalement intérimaires, temporaires et faiblement rémunérés dans des secteurs tels que les loisirs et l’hôtellerie, le commerce de détail, le transport et l’entreposage. En janvier, les employeurs ont licencié moins de ces travailleurs et travailleuses que la plupart des autres années en raison de la hausse de la demande des clients combinée à l’effet négatif d’Omicron sur l’offre de main-d’œuvre. En raison de la «correction des variations saisonnières» du Bureau of Labor Statistics, le fait de supprimer, à cette période de l’année, moins de travailleurs et travailleuses que d’habitude apparaît comme «l’ajout de nombreux emplois».

Les dirigeants de la Fed s’apprêtent à relever les taux d’intérêt lors de leur réunion de mars, puis à continuer à les augmenter, afin de freiner l’économie. Ils craignent qu’une pénurie de main-d’œuvre ne fasse grimper les salaires, qui à leur tour feraient grimper les prix – et que cette «spirale salaires-prix» ne devienne incontrôlable.

C’est une énorme erreur. Des taux d’intérêt plus élevés nuiront à des millions de salarié·e·s qui seront involontairement enrôlés dans la lutte contre l’inflation en perdant leur emploi ou en ne recevant pas des augmentations de salaire qui leur sont dues depuis très longtemps. Il n’y a pas de «pénurie de main-d’œuvre» qui pousse les salaires à la hausse. Il y a une pénurie de bons emplois offrant des salaires suffisants pour assurer les conditions de vie des familles de salarié·e·s. La hausse des taux d’intérêt aggravera cette pénurie de bons emplois.

Il n’y a pas non plus de «spirale salaires-prix», même si le président de la Fed, Jerome Powell, s’est dit préoccupé par le fait que les hausses de salaires poussent les prix à la hausse. Au contraire, les salaires réels des travailleurs et travailleuses ont baissé en raison de l’inflation. Même si les salaires d’ensemble ont augmenté, ils n’ont pas suivi la hausse des prix, ce qui a entraîné une détérioration du pouvoir d’achat de la plupart des salarié·e·s.

Les spirales salaires-prix étaient autrefois un problème. Souvenez-vous de l’époque où John F. Kennedy «faisait pression» sur les dirigeants de l’industrie sidérurgique et le syndicat United Steel Workers pour qu’ils maintiennent les salaires et les prix à un niveau acceptable [pour assurer aussi le taux de marge des employeurs]. Mais cette spirale n’est plus actuellement un problème. Cela parce que le travailleur typique d’aujourd’hui n’a que peu ou pas de pouvoir de négociation.

Seuls 6% des travailleurs du secteur privé sont syndiqués. Il y a un demi-siècle, plus d’un tiers l’étaient. Aujourd’hui, les entreprises peuvent augmenter leur production en externalisant à peu près tout, n’importe où, car le capital est mondialisé. Il y a un demi-siècle, les entreprises qui avaient besoin d’une plus grande production devaient négocier avec leurs propres salarié·e·s pour l’obtenir.

Ces changements ont modifié les rapports de force en faveur du capital – augmentant la part du gâteau économique allant aux profits et aux dividendes et réduisant la part allant aux salaires. Ce changement de rapport de force a mis fin aux «spirales salaires-prix».

Le ralentissement de l’économie ne remédiera à aucune des deux causes réelles de l’inflation actuelle: 1° les goulets d’étranglement mondiaux persistants dans l’offre de biens ; 2° la facilité avec laquelle les grandes entreprises (qui réalisent des bénéfices records) répercutent ces coûts sur les clients en augmentant les prix. [Voir à ce propos l’article de Robert Reich publié sur ce site le 13 novembre 2021.]

Les goulets d’étranglement de l’offre règnent partout autour de nous. Il suffit de regarder tous les navires transportant des milliards de dollars de marchandises qui tournent au ralenti devant les ports de Los Angeles et de Long Beach, par lesquels transitent 40% de toutes les importations maritimes étatsuniennes.

Les grandes entreprises n’ont aucun intérêt à absorber les coûts croissants de ces fournitures, même si leurs marges bénéficiaires sont à leur plus haut niveau depuis 70 ans. Elles disposent d’un pouvoir de marché suffisant pour répercuter ces coûts sur les consommateurs, en utilisant parfois l’inflation pour justifier des hausses de prix encore plus importantes.

«Un peu d’inflation est toujours bonne dans notre secteur», a déclaré le directeur général de Kroger [grande distribution] en juin dernier. «Ce que nous savons très bien faire, c’est fixer les prix», a déclaré le directeur général de Colgate-Palmolive en octobre.

En fait, le plan de la Fed pour ralentir l’économie est à l’opposé de ce qui est nécessaire maintenant ou dans un avenir prévisible. Le Covid est toujours parmi nous. Même dans son sillage, nous aurons à faire face à ses conséquences néfastes pendant des années: tout, du Covid long jusqu’aux enfants scolarisés avec des mois ou des années de retard.

Le rapport sur l’emploi de vendredi 4 février montre que le volume de l’emploi est toujours inférieur de 2,9 millions à ce qu’il était en février 2020. Compte tenu de la croissance de la population, il manque 4,5 millions d’emplois par rapport à ce qu’il aurait dû être en l’absence de la pandémie.

Les consommateurs sont presque à bout de souffle. Non seulement les salaires réels (corrigés de l’inflation) sont en baisse, mais l’aide en cas de pandémie a pris fin. Les allocations supplémentaires de chômage ont disparu. Les crédits d’impôt pour enfants ont expiré. Les moratoires sur les loyers sont terminés. Il n’est pas étonnant que les dépenses de consommation aient diminué de 0,6% en décembre 2021, la première baisse depuis février dernier.

De nombreuses personnes sont, à juste titre, pessimistes quant à l’avenir. L’enquête de l’Université du Michigan sur le moral des consommateurs a dégringolé en janvier à son plus bas niveau depuis fin 2011, époque où l’économie tentait de se remettre de la crise financière mondiale. L’indice de confiance (concernant l’activité économique future) du Conference Board a également chuté en janvier.

Compte tenu de tout cela, la dernière chose dont le gros des travailleurs et travailleuses ont besoin, c’est que la Fed augmente les taux d’intérêt et ralentisse davantage l’économie. Le problème auquel la plupart des gens s’affrontent n’est pas l’inflation. C’est le manque de bons emplois. (Opinion parue dans le Guardian, le 6 février 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

Robert Reich a été secrétaire au Travail entre 1993 et 1997 sous Bill Clinton. Son point de vue keynésien n’est pas à côté de la plaque par rapport à des ritournelles diffusées par les médias sur «la boucle mécanique salaire-inflation».
Il est professeur de politique publique à l’Université de Californie à Berkeley et auteur de Saving Capitalism: For the Many, Not the Few et The Common Good. Son dernier ouvrage, The System: Who Rigged It, How We Fix It, est paru en 2020.

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