Par Robert Reich
Mercredi 10 novembre, le département du Travail a annoncé que l’indice des prix à la consommation – un panier de produits allant de l’essence aux soins de santé en passant par les produits alimentaires et les loyers – a augmenté de 6,2% par rapport à l’année dernière. Il s’agit du taux d’inflation annuel le plus élevé du pays depuis novembre 1990.
Les républicains s’en prennent à Joe Biden et aux élus démocrates à propos de l’inflation et considèrent que ses plans de relance économique sont malavisés. «Ce sera un hiver de prix élevés de l’essence, de pénuries et d’inflation parce que des dingues d’extrême gauche [sic] contrôlent notre gouvernement», a posté sur Twitter Marco Rubio, le sénateur républicain de Floride, jeudi 11 novembre 2021.
L’une des principales raisons de la hausse des prix est les goulets d’étranglement de l’offre, comme l’a souligné Jerome Powell, président de la Réserve fédérale (FE). Il pense qu’ils sont temporaires. Il a probablement raison.
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Mais il y a une raison structurelle plus profonde à l’inflation, raison qui semble s’aggraver: la concentration de l’économie des Etats-Unis entre les mains d’un nombre relativement restreint d’entreprises géantes ayant le pouvoir d’augmenter les prix.
Si les marchés étaient concurrentiels, les entreprises maintiendraient leurs prix bas afin d’empêcher leurs concurrents de s’emparer des clients. Mais elles augmentent les prix alors même qu’elles engrangent des bénéfices record. Comment cela est-il possible? Elles ont tellement de pouvoir sur le marché qu’elles peuvent augmenter les prix en toute impunité.
Vu sous cet angle, le problème sous-jacent n’est pas l’inflation en soi. C’est le manque de concurrence. Les entreprises utilisent l’excuse de l’inflation pour augmenter les prix et faire de plus gros profits.
En avril, Procter & Gamble (P&G) a annoncé qu’elle commencerait à faire payer plus cher les produits de consommation courante, des couches au papier toilette, en invoquant «la hausse des coûts des matières premières, comme la résine et la pâte à papier, et l’augmentation des frais de transport des marchandises». Mais P&G réalise d’énormes bénéfices. Au cours du trimestre qui s’est terminé le 30 septembre, après l’entrée en vigueur de certaines de ses augmentations de prix, P&G a enregistré une marge bénéficiaire impressionnante de 24,7%. Elle a même dépensé 3 milliards de dollars au cours du trimestre pour racheter ses propres actions.
Elle a pu augmenter ses prix et engranger plus d’argent parce que P&G n’a pratiquement aucun concurrent. La part du lion du marché des couches, pour prendre un exemple, est contrôlée par seulement deux entreprises – P&G et Kimberly-Clark – qui coordonnent à peu près leurs prix et leur production. Ce n’est pas une coïncidence si Kimberly-Clark a annoncé des augmentations de prix similaires à celles de P&G au moment même où P&G annonçait ses propres augmentations de prix.
Ou considérez un autre duopole de produits de consommation – PepsiCo (la société mère de Frito-Lay, Gatorade, Quaker, Tropicana, et d’autres marques), et Coca-Cola. En avril, PepsiCo a annoncé qu’elle augmentait ses prix, invoquant «la hausse des coûts de certains ingrédients, du fret et de la main-d’œuvre». Foutaises. L’entreprise n’avait pas besoin d’augmenter ses prix. Elle a enregistré 3 milliards de dollars de bénéfices d’exploitation jusqu’en septembre.
Si PepsiCo était confronté à une forte concurrence, il n’aurait jamais pu s’en tirer comme ça. Mais ce n’est pas le cas. Au contraire, il semble qu’elle se soit entendue avec Coca-Cola – qui, curieusement, a annoncé des augmentations de prix à peu près en même temps que PepsiCo, et a porté ses marges bénéficiaires à 28,9%.
On peut observer un schéma similaire pour ce qui a trait aux prix de l’énergie. Si les marchés de l’énergie étaient concurrentiels, les producteurs auraient rapidement augmenté leur production pour créer plus d’offre, une fois qu’il est devenu clair que la demande augmentait. Mais ils ne l’ont pas fait.
Pourquoi? Selon les experts du secteur, les compagnies pétrolières et gazières ont jugé plus rentable de laisser les prix grimper avant de produire davantage. Elles peuvent s’en tirer car les grands producteurs de pétrole et de gaz n’opèrent pas sur un marché concurrentiel. Ils peuvent manipuler l’offre en se coordonnant entre eux.
En résumé, l’inflation n’est pas à l’origine de la plupart de ces augmentations de prix. C’est le pouvoir des entreprises qui les provoque. Depuis les années 1980, lorsque le gouvernement des Etats-Unis a pratiquement abandonné l’application des lois antitrust, deux tiers de toutes les industries étatsuniennes sont devenues plus concentrées [ce qui renvoie à la dynamique de concentration et de centralisation [1] du capital].
- Monsanto fixe désormais les prix de la plupart des semences de maïs du pays.
- Le gouvernement a donné son feu vert à l’assainissement de Wall Street avec cinq banques géantes, dont JPMorgan est la plus grande.
- Les compagnies aériennes ont fusionné, passant de 12 en 1980 à quatre aujourd’hui, qui contrôlent désormais 80% du nombre de sièges sur le marché intérieur.
- Boeing et McDonnell Douglas ont fusionné, laissant les Etats-Unis avec un seul grand producteur d’avions civils: Boeing.
- Trois géants du câble dominent le haut débit: Comcast, AT&T et Verizon.
- Une poignée de sociétés contrôlent l’industrie pharmaceutique: Pfizer, Eli Lilly, Johnson& Johnson, Bristol-Myers Squibb et Merck.
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Tout cela signifie que les entreprises ont le pouvoir d’augmenter les prix. Quelle est dès lors la réponse appropriée à la dernière vague d’inflation?
La Réserve fédérale (FED) a indiqué qu’elle ne relèverait pas les taux d’intérêt pour le moment, estimant que l’inflation est due à des temporaires goulets d’étranglement de l’offre.
Pendant ce temps, les représentants de l’administration Biden se sont consultés avec l’industrie pétrolière pour tenter d’endiguer la hausse des prix de l’essence. Ils ont essayé de simplifier la délivrance des permis de conduire professionnels (pour contribuer à réduire la pénurie de chauffeurs routiers) et ont cherché à désengorger les ports à conteneurs surchargés.
Mais rien de tout cela ne répond au problème structurel plus profond – dont l’inflation des prix est un symptôme: la consolidation croissante de l’économie au profit d’une poignée de grandes firmes ayant suffisamment de pouvoir pour augmenter les prix et les bénéfices.
Ce problème structurel ne se résorbe que par une seule chose: l’utilisation agressive de la loi antitrust. (Article publié dans The Guardian, en date du 11 novembre 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
Robert Reich, ex-secrétaire au Travail entre 1992 et 1997. Professeur de politique publique à Berkeley. Chroniqueur au Guardian US.
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[1] Concentration du capital: accroissement de la valeur du capital dans chaque firme capitaliste de première importance en tant que résultat de l’accumulation et de la concurrence (avec l’élimination des firmes plus petites et plus faibles).
Centralisation du capital: fusion des différents capitaux sous un commandement unique. (Réd.)
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