Dossier
Le 11 juin 2014, Pierre-Jean Luizard – chercheur au CNRS et auteur de divers ouvrages sur l’Irak – dont le tout récent Histoire politique du clergé chiite: XVIIe-XXIe siècle, Fayard, 2014 – affirmait: «Je crains que l’Irak ne soit parti dans la tourmente régionale, dans des affrontements confessionnels notamment qui ne vont pas s’arrêter demain. […] Les Kurdes ne sont à part qu’en apparence parce qu’ils sont très vigilants à ne pas laisser gangrener, contaminer la région kurde qui vivait dans une relative sécurité dans la mesure où la guerre a eu lieu et a lieu dans la partie arabe de l’Irak. Mais aujourd’hui, avec les centaines de milliers de réfugiés qui frappent à la porte du Kurdistan, le conflit va bel et bien rattraper le Kurdistan. Il faut rappeler que les dirigeants kurdes eux-mêmes sont visés par l’Etat islamique en Irak et au Levant [alors EIIL, depuis le 29 juin l’Etat islamique (EI) a été proclamé et Abou Bakr al-Baghdadi désigné comme «calife» soit «chef des musulmans partout» dans le monde. Réd A l’Encontre]. Il y a eu des actes de terrorisme à Erbil et dans différentes villes kurdes, donc aujourd’hui c’est bien un conflit dont les dirigeants kurdes ne peuvent pas se sentir exemptés. […] De plus, je pense que, de la même façon que Moqtada Sadr sans le dire participe à la guerre contre l’opposition syrienne en Syrie, il montre aujourd’hui, malgré son retrait officiel de la politique, qu’il n’en est rien et qu’il est bien partie prenante à la guerre confessionnelle qui a cours. Il faut rappeler que les quartiers sabristes, notamment à Bagdad, ont été les premiers visés par le terrorisme anti-chiite, donc à l’initiative des salafistes et de l’Etat islamique en Irak et au Levant et que la base sabriste est extrêmement remontée contre ce terrorisme sunnite. […] La classe politique sunnite s’est complètement morcelée et a disparu et cela joue un rôle extrêmement important dans le retour dans le giron des jihadistes des Arabes sunnites d’Irak.» L’alliance entre des fractions de l’armée de Saddam Hussein et des chefs de tribus sunnites donne à l’EI sa «dynamique» militaire actuelle, outre les armes conquises et ses ressources financières. Mais ces sujets ne sont pas traités dans ce dossier.
Sans remonter aux origines de cette situation terrifiante pour les populations d’Irak et de Syrie – entre autres la guerre impérialiste menée par l’administration W. Bush et sa politique impérialiste de «nation building» – Luizar, dans cet entretien, décrit, début juin 2014, ce qui est en train de se développer sur le terrain. Or, un secteur de la «gauche» lobotomisée, dite «anti-impérialiste», ne voulait pas le comprendre et s’y refuse toujours. Une misère!
Au même titre, ces sectes se refusaient et se refusent à appuyer la révolution du peuple insurgé de Syrie contre Bachar el-Assad. Une révolution qui commença en mars 2011 et même un mois avant lors d’actions de femmes à Damas. Sur les brisées de cette amaurose politique, ces chapelles s’obstinent à rejeter le lien étroit entre le combat – difficile, comme le sont tous dans cette région (et ailleurs) – du peuple palestinien, des mouvements de résistances dans divers «pays» du Proche et Moyen-Orient et l’impératif, pour tous et toutes, de défense des droits humains les plus élémentaires. Ce qui constitue la première pulsation d’une perspective socialiste.
Sur ce site, nous avions publié un article de Jean-Pierre Filiu, le 3 août 2014. Il peut aussi servir d’introduction au présent dossier d’information, composé de quatre éléments. Une information de base essentielle. Nous savons l’apprécier, au-delà de quelques caractérisations ou termes qui leur sont propres. Le défi humanitaire est énorme. Il est impérieux de le reconnaître et d’agir en conséquence, y compris à une échelle fort modeste. (Rédaction A l’Encontre)
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Témoignages de yézidis et de chrétiens (1)
Entretien avec Sébastien de Courtois
Arrivé lundi 11 août dans la région autonome du Kurdistan, Sébastien de Courtois a aussitôt été confronté aux milliers de yézidis massés au bord de la route, à la frontière irako-turque. Ecrivain et producteur de Chrétiens d’Orient sur France Culture, il livre ici le témoignage de ces Irakiens qui ont fui leur village sous la menace de l’Etat islamique (EI).
Que se passe-t-il à la frontière entre l’Irak et la Turquie?
Des milliers de yézidis issus de régions irakiennes non kurdes s’entassent à la frontière. Ils veulent à tout prix quitter l’Irak. J’ai parlé avec des habitants d’Hamadal – village martyr des yézidis – qui m’ont confié les atrocités perpétrées par l’EI. «Les jolies femmes ont été vendues entre quinze et vingt-cinq dollars chacune. Ils vendent les femmes comme des animaux», m’ont-ils raconté. Les détails relatifs aux exécutions sont particulièrement sordides: «Les femmes ont été éventrées et les enfants décapités», m’a dit une jeune femme yézidie, avant d’ajouter que «le sang coulait comme une rivière». A Zakho, une ville proche de la frontière turque, la population locale donne sans mesure du pain, de l’eau et des couvertures aux déplacés.
Vous vous êtes aussi rendu à Erbil. Quelle est la situation?
Il y a aussi des yézidis à Erbil, mais la grande majorité sont des chrétiens issus de Mossoul, de Qaraqosh et d’une dizaine de villages sur la plaine de Ninive. Ils sont arrivés il y a cinq jours par dizaines de milliers, et dorment dans des conditions épouvantables dans ou autour des deux plus importantes églises. Dans un grand camp fait de bric et de broc installé dans un jardin devant l’église Saint-Simon, yézidis et chrétiens vivent ensemble. A Ankawa, banlieue chrétienne d’Erbil, ces derniers sont partout : dans des immeubles en construction, dehors entre deux arbres, ou sur un terrain de foot où s’entassent des centaines de personnes… C’est une cour des miracles. L’Agence d’aide à la coopération technique et au développement (Acted), une ONG française, dirige la distribution des aides de l’ONU, des vivres et des kits d’hygiène. De leur côté, les évêques sont débordés. Même si la vie s’organise grâce à la volonté des bénévoles, ils sont inquiets et au bord de la crise de nerfs. C’est une situation tragique.
Quel est l’état d’esprit des réfugiés?
La grande différence entre les chrétiens et les yézidis est que les yézidis ne veulent plus jamais revenir chez eux. Ils veulent tous partir, la peur panique dans le regard. L’un d’eux m’a dit: «Nous voulons quitter l’Irak, nous n’avons plus de passé ici.» Je pense qu’il faisait référence à la destruction récente de sanctuaires et de manuscrits sacrés par l’EI. Les chrétiens ont, eux, toujours la perspective de revenir. Ils attendent le retour de la sécurité pour retrouver leurs villages. Il faut savoir que les chrétiens ont eu de la chance par rapport aux yézidis, car on leur a proposé de se convertir.
Toutefois, la situation est différente pour les chrétiens de Mossoul. Ils refusent de rentrer car, en général, leurs voisins ont collaboré avec l’EI: «Comment pourrions-nous retourner vivre à côté d’eux?» m’a dit un homme. C’est également le cas de l’évêque syriaque de Mossoul, qui m’a confié qu’il ne pourrait plus jamais retourner vivre à Mossoul. Dans l’esprit des chrétiens, il y a une solidarité commune face au malheur. Certains responsables religieux se sentent mal à l’aise lorsque leur communauté est mise en avant, car nous parlons d’Irakiens avant tout. Ils considèrent – à raison – que nous faisons le jeu de l’EI en parlant de communautés confessionnelles. Par ailleurs, je tiens à souligner le courage de la Ligue arabe qui est la seule à avoir dénoncé des crimes contre l’humanité. Une grande institution musulmane a enfin eu le courage de le dire.
Comment envisagent-ils leur avenir?
A cause de la déclaration irresponsable de François Hollande, qui a promis des visas aux chrétiens d’Orient, ils se voient déjà tous en France! Au consulat, on dit aux déplacés – qui n’ont pas d’électricité – d’envoyer leur témoignage par mail afin de lancer la procédure. Cette déclaration de politique intérieure a des effets dramatiques à l’extérieur. C’est leur donner un faux espoir. (Témoignage recueilli par Audrey Destouches; Libération du 13 août 2014, p. 7)
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«Le corridor de Sinjar», la voie de salut des yézidis (2)
Par Jacques Follorou
Sur le pont à une voie composé de barges bleues qui flottent sur le Tigre et marquent, à Pech Khabour, la frontière entre la Syrie et l’Irak, des familles ne cessent d’alimenter le flot de réfugiés. Ils ont fui la prise, le 3 août, de la ville irakienne de Sinjar par les rebelles de l’Etat islamique (EI). Depuis plusieurs jours, ce mardi 12 août, les responsables de cette porte d’entrée dans la région autonome du Kurdistan irakien sont les témoins d’un drame humanitaire.
Ayant tout abandonné, ces familles ont erré, à la recherche d’eau et de nourriture, souvent pieds nus pour les enfants, afin d’échapper à une mort certaine. Prises au piège entre des montagnes qui longent la frontière syrienne et les exactions des islamistes, ces populations, appartenant, pour l’essentiel, à la minorité religieuse des yézidis, ont dû leur salut à ce qu’il est désormais convenu d’appeler « le corridor de Sinjar ».
Cette issue, qui transite par le territoire syrien dans une zone contrôlée par des groupes armés kurdes, est la seule, à ce jour, permettant de contourner la zone conquise par les troupes djihadistes d’Abou Bakr al-Baghdadi. Sous un soleil brûlant, épuisées, près de 35’000 personnes sont parvenues à se réfugier dans la province kurde de Dohouk. Entre 10’000 à 15’000 yézidis ont trouvé refuge, pour leur part, dans le nord-est de la Syrie, près de Kamechliyé.
«Génocide potentiel»
Mais selon le Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR), «de 20’000 à 30’000 personnes restent piégées dans les montagnes de Sinjar, sans nourriture, sans eau et sans abri». Les Nations unies ont considéré, mardi, qu’un génocide potentiel» menaçait, aujourd’hui, la communauté yézidie d’Irak. «L’urgence se situe là-bas et dans les camps de déplacés situés juste de l’autre côté de la frontière, dont nous allons évaluer les besoins», confirme Laurent Hamida, chargé de mener au poste de Pech Khabour une mission d’exploration pour l’organisation non gouvernementale française Acted.
Le visage dégoulinant de sueur pour avoir trop longtemps marché sous le soleil, un fermier, Jelal Rachid, et son cousin, Hamid Mourad, franchissent le pont à leur tour. Ils ont laissé leur famille derrière eux car elles n’avaient plus la force d’avancer. «Nous allons chercher une voiture à Dohouk et nous retournerons les chercher.» Ils étaient à Sinjar quand les pick-up chargés de combattants de l’Etat islamique ont fait irruption.
«On faisait confiance aux peshmergas pour nous protéger mais ils sont partis après trois ou quatre heures de combats ; de plus, d’un coup, les Arabes de Sinjar sont tous devenus des partisans de Da’ech», témoigne Hamid, qui ajoute que, dans certains villages, les habitants yézidis n’ont pas eu le temps de s’enfuir et ont interdiction d’en sortir.
Certains réfugiés évoquent ainsi le cas du village de Kochko, sans que l’on puisse pourtant joindre ses habitants par téléphone. Le souhait d’Hamid et Jelal de revenir chez eux est intact, à la seule condition que les Arabes n’y soient plus.
«On ne pourra plus jamais vivre ensemble»
La population de Sinjar, qui est majoritairement kurde yézidie, comprend également une minorité de chrétiens assyriens et de musulmans sunnites. Ces derniers sont proches d’anciens officiers baasistes de l’armée de Saddam Hussein, qui n’ont pas rendu les armes depuis l’invasion américaine de 2003 et n’ont jamais reconnu l’autorité de Bagdad. C’est leur alliance avec l’EI et certaines tribus sunnites qui a rendu possible les récentes conquêtes militaires des islamistes.
Les yézidis sont l’une des minorités religieuses les plus anciennes de la Mésopotamie. Estimés entre 100’000 et 600’000 personnes en Irak, ils pratiquent une religion monothéiste qui puise une partie de ses croyances dans le zoroastrisme, la religion de la Perse antique. «Avant, dit Jelal, nous étions amis avec les Arabes, mais après l’alliance entre les baasistes et les islamistes, les choses ont commencé à changer, on ne pourra plus jamais vivre ensemble après ce qui s’est passé.»
Portant l’un de ses enfants dans les bras, Hakima Maalouf raconte comment elle s’ est sauvée in extremis après l’arrivée de Da’ech dans son village de Siba Chikhi, près de Sinjar. «Ils ne m’ont pas aperçue mais j’ai vu ma tante et deux de mes cousines emmenées dans un pick-up. Ils enlèvent les femmes et tuent les maris.» Plus de 300 femmes auraient ainsi été réduites en esclavage dans la seule région de Sinjar, selon une source de l’ONU à Erbil, la capitale de la région autonome du Kurdistan. D’après les déclarations d’un ministre à Badgad, un demi-millier de yézidis, dont des femmes et des enfants, auraient été enterrés vivants dans des fosses communes.
Au terme de sa traversée du pont, entourée de sa famille, une grand-mère, Kara Azi, parle de ses fils qui ont tenté, dans son village près de Sinjar, de s’opposer aux islamistes avec, souvent, de vieilles armes, inefficaces face à l’équipement des insurgés. «Un de mes fils est mort, nos voisins ont pris leurs armes pour accompagner Da’ech et si, au début, on pouvait voir une différence entre les baasistes et les islamistes, dit-elle, maintenant, ils sont tous pour Da’ech.»
Chaussure, eau et nourriture
Alors qu’elle sourit et montre un petit-fils qui l’a aidée dans son périple, un hélicoptère de transport kurde armé de roquettes vrombit au-dessus des têtes. Il effectue des allers-retours entre Pech Khabour et les déplacés des montagnes de Sinjar, qu’il tente de ravitailler en eau et en nourriture. Il transporterait également des armes pour les groupes tentant de contenir l’avancée des islamistes. Mais le ciel n’est guère troublé par le trafic aérien et aucun témoignage ne rapporte de frappes d’avions américains dans la zone de Sinjar.
La longue marche des yézidis prend fin après avoir franchi le pont de Pech Khabour. Si des proches peuvent venir les chercher en voiture ou en camionnette, la plupart montent à bord des minibus de l’Organisation internationale des migrations, qui les conduisent ensuite dans différents camps construits dans cette zone et qui ne cessent de croître.
Juste avant, des bénévoles leur offrent des chaussures, de l’eau et un peu de nourriture. Deux ambulances s’occupent des personnes qui n’en peuvent plus et prodiguent les premiers soins, notamment aux enfants.
En guise de dernière réponse, Hamid et Jelal, qui se pressent pour retrouver leur famille laissée en Syrie, posent à leur tour une question. « On a entendu que la France allait intervenir, mais comment exactement ? »
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La communauté yézidie, cible de l’Etat islamique (3)
Par Sophie Gillig
C’est l’une des cibles des djihadistes de l’Etat islamique (EI) en Irak: la communauté kurdophone des yézidis. Avec la prise de leur bastion, Sinjar, le 3 août, 35’000 yézidis ont dû fuir dans les montagnes, sans eau ni nourriture, sous une chaleur pouvant atteindre les 50°C. Adorateurs du diable pour certains, païens pour d’autres, les membres de cette communauté sont persécutés depuis longtemps.
Qui sont les yézidis?
Les yézidis sont une communauté kurdophone qui compte entre 100’000 et 600’000 personnes en Irak, selon les estimations. Ils font partie des populations les plus anciennes de la Mésopotamie, où leur croyance est apparue il y a plus de quatre mille ans. Leur principal lieu de culte est Lalech, dans le Kurdistan irakien, mais plusieurs milliers de yézidis habitent en Syrie, en Turquie, en Arménie et en Géorgie.
On compte d’importantes communautés en Europe, particulièrement en Allemagne, où vivent 40’000 yézidis
Quelles sont leurs croyances?
«Les yézidis ont enrichi leur religion par des apports coraniques et bibliques pour se camoufler des musulmans et des chrétiens afin de ne pas trop se faire remarquer», indique Frédéric Pichon, chercheur et spécialiste du Proche-Orient à l’université François-Rabelais de Tours. Le yézidisme est une religion monothéiste qui puise une partie de ses croyances dans le zoroastrisme, la religion de la Perse antique. Leur culte et leurs rituels se transmettent oralement, c’est pourquoi on ne devient pas yézidi, on naît yézidi.
Les fidèles de cette religion croient en un dieu unique, Xwede, qui fut assisté par sept anges lorsqu’il créa le monde, dont le plus important est Malek Taous, souvent représenté par un paon, symbole de diversité, de beauté et de pouvoir.
Comme pour les musulmans et les chrétiens, le bien et le mal occupent une place importante chez les yézidis. Présents dans le cœur des hommes, il ne tient qu’à eux de faire le bon choix
Pourquoi sont-ils persécutés?
Si les yézidis sont persécutés depuis la nuit des temps, c’est parce que les autres religions, que ce soit l’islam ou le christianisme, ont une interprétation erronée de leur culte. «En Irak et en Syrie, on les a pris pour des adorateurs du diable parce qu’ils ont fait une espèce de bricolage entre les deux religions du Livre», précise Frédéric Pichon. L’archange Malek Taous a ainsi faussement été pris pour le diable par les musulmans. Certaines pratiques et restrictions des yézidis peuvent paraître farfelues. Par exemple, les yézidis ne peuvent manger de laitue ou porter des vêtements bleus.
Ces pratiques ont contribué à créer une forme de mépris chez leurs voisins musulmans. «Les yézidis sont des adorateurs du feu, ce qui les fait apparaître comme des païens aux yeux des Syriens, complète Frédéric Pichon. L’islam n’a pas de considération pour cette religion, contrairement au christianisme et au judaïsme, qui sont tolérés.»
Quelle est la situation actuelle des yézidis?
«La situation des réfugiés yézidis est particulièrement dramatique. Des populations entières sont dans le plus grand dénuement, ceux du Sinjar risquent de disparaître. Certaines familles rencontrées à Zakho, près de la frontière turque, ont marché pendant trois ou quatre jours», raconte Sébastien de Courtois, journaliste indépendant et producteur à France Culture, qui se trouve actuellement à la frontière turco-syrienne. «La peur panique se lit encore dans leurs regards. Les scènes de carnage qu’ils racontent sont insoutenables. Les forces de l’EI s’acharnent contre eux. Ils veulent tous les assassiner», ajoute Sébastien de Courtois.
D’après Frédéric Pichon, l’Etat islamique applique à la lettre la doctrine de l’islam conquérant. «L’EI est dans une logique de régénération de l’islam, dans une volonté de purification de la religion comme l’étaient les “Born again Christian” , les atrocités en moins», précise-t-il.
«Le problème yézidi n’est pas un problème religieux, c’est une question de domination totalitaire, renchérit Jean-Pierre Filiu, professeur des universités à Sciences Po. Une fois que l’EI en aura fini avec les yézidis, il s’en prendra à une autre minorité.»
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Kurdes et «chrétiens» dans le chaos des événements (4)
Par Marie Verdier
Les centaines de milliers de personnes ont fui devant l’avancée des djihadistes de l’Etat islamique depuis juin dernier. Et ils refluent tous quand ils le peuvent vers le nord, vers le Kurdistan d’Irak.
«Nous assistons à la désintégration des Etats et à l’effondrement des sociétés du Moyen-Orient. On entre dans une longue période dévastatrice», s’alarme Hamit Bozarslan, historien à l’école des hautes études en sciences sociales. Dans cette région ravagée par la guerre, la zone des Kurdes semble être le dernier refuge
«Les Kurdes feront tout ce qu’ils peuvent pour aider les chrétiens à s’installer, mais ils sont totalement dépassés par l’afflux de réfugiés et par l’urgence humanitaire», affirme Ephrem-Isa Yousif, assyro-chaldéen, auteur de Les chrétiens de Mésopotamie, passé glorieux, présent incertain (Ed. L’Harmattan, février 2014, 274 p.).
Ephrem-Isa Yousif et sa famille ont fui l’Irak en 1975 lors de la vaste offensive anti-kurde menée par le gouvernement de Saddam Hussein. «Tous les villages kurdes ainsi que 182 villages chrétiens, dont le nôtre, qui longeaient la frontière turque ont été détruits», rappelle Ephrem-Isa Yousif. Selon lui, depuis des décennies, les minorités bafouées kurdes et chrétiennes sont «solidaires».
Une histoire chahutée
Bien sûr, l’histoire a été violemment chahutée. «Les Kurdes ont chassé les chrétiens Assyriens des montagnes d’Hakkari pendant la Première Guerre mondiale?; il y eut le massacre de Simele en août 1933. Ces épisodes tragiques restent encore présents dans les mémoires», rapporte ainsi Sébastien de Courtois, historien et journaliste, auteur du Nouveau défi des chrétiens d’Orient (Ed.JC Lattes, 2009. 235 p.), actuellement à Erbil, la capitale du Kurdistan d’Irak.
«Les rapports ont été bons ou mauvais selon les époques et les régions, ajoute Hamit Bozarslan. Cela n’empêche pas que des liens historiques ont été noués entre Kurdes d’Irak et chrétiens, et l’on ne peut contester aujourd’hui la politique d’accueil du Kurdistan d’Irak. La crise actuelle pousse même à aiguiser la conscience protectrice à l’égard des chrétiens. En décembre 2011, lorsqu’il y a eu une émeute anti-chrétienne dans la ville de Zakho, le gouvernement a lestement réagi pour l’enrayer et indemniser les victimes.»
Un imam avait alors appelé à détruire les boutiques vendant de l’alcool, ces commerces étant tenus par les minorités chrétiennes et yézidies.
Un avenir «périlleux»
Toutefois, en dépit de la tolérance, Hamit Bozarslan estime «périlleux» l’avenir des chrétiens dans la région. Les chrétiens ont soutenu la révolte kurde violemment réprimée de 1961 et ont été, au fil des décennies, aux côtés de la résistance kurde.
Ils sont d’ailleurs membres du parti démocratique du Kurdistan dès sa création en 1948. Lorsque la région du Kurdistan accède de facto à l’autonomie en 1991 après la première guerre du Golfe, et se dote d’institutions, les chrétiens sont représentés à l’assemblée nationale.
Depuis l’invasion américaine en 2003, les chrétiens affluent par vagues au Kurdistan – l’assassinat de Faraj Rahou, l’évêque chaldéen de Mossoul, en 2008, avait provoqué un nouveau départ de chrétiens de la ville devenue base arrière de djihadistes –, la région jusqu’ici la plus accueillante, la plus stable et la plus dynamique grâce à ses richesses gazières et pétrolières et qui aspire plus que jamais à l’indépendance.
«Les chrétiens sont au moins 400’000 au Kurdistan. La population chrétienne y a été multipliée par trois ou quatre en dix ans», estime Hamit Bozarslan.
Les peshmergas, armée de 190’000 hommes
«En 2003, les Kurdes ont occupé la plaine de Ninive, les villes et villages dépendaient des Peshmergas qui ont protégé les chrétiens», rappelle Ephrem-Isa Yousif, les Peshmergas étant le nom kurde des combattants aguerris de la résistance devenus une armée officiellement forte de 190’000 hommes.
Une armée qui semble être aujourd’hui la seule à pouvoir combattre les djihadistes. «L’armée irakienne est, elle, une armée de débutants, reconstituée sur les ruines de l’armée démantelée en 2003», explique Myriam Benraad, politologue à Science po Paris. [Il faut ajouter que durant le «règne» de Nouri al-Maliki, premier ministre depuis 2006, membre du parti chiite Dawa, des secteurs de l’armée officielle et des milices chiites, liées à divers centres de pouvoir – dont ceux d’Al-Maliki, car il contrôlait la défense, la police, des forces très spéciales – n’ont cessé de multiplier des initiatives criminelles contre des personnes qualifiées de «sunnites», ainsi que des d’opposants ou supposés l’être. Sans cet élément, la situation actuelle ne peut être comprise. Réd. A l’Encontre]
Les Peshmergas ont cependant été pris au dépourvu face aux djihadistes, qui ne seraient pas plus de 20’000 à 30’000. Le gouvernement régional kurde en a appelé à l’aide internationale pour faire face au double front militaire de l’État islamique et humanitaire des réfugiés et déplacés. (Publié dans le quotidien La Croix, le 13 août 2014, p. 14)
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Qui sont ceux nommés: les chrétiens d’Irak?
• Les chrétiens d’Irak sont de moins en moins nombreux. Ils étaient plus d’un million avant la guerre américaine de 2003, dont 600’000 à Bagdad et 60’000 à Mossoul. Ils ne sont plus que 400’000 aujourd’hui, dont la moitié dans la province de Ninive (du nom de cette ancienne ville de l’Assyrie, dans le nord de la Mésopotamie, qui se situait sur la rive est du Tigre, au confluent du Khosr, dans les faubourgs de la ville moderne de Mossoul, dont le centre se trouve sur l’autre rive du fleuve).
Six grandes familles de rites. Ces chrétiens se répartissent entre le rite chaldéen (ou syrien-oriental), majoritaire, et les rites antiochien (syrien-occidental appelé aussi syrique ou syrien-catholique), alexandrin, byzantin, arménien et latin. Les liturgies sont généralement célébrées en langue syriaque (proche de l’araméen, la langue dite des premiers chrétiens), mais l’arabe prend une place croissante. Ces rites sont communs à la fois aux Eglises orientales séparées de Rome (le Vatican) et celles qui lui sont unies. [Les politiques et alliances des sommets de ces Eglises ne sont pas discutées ici, cela concerne aussi bien la Syrie que l’Irak. Réd. A l’Encontre]
Les destinations les plus fréquentes pour les chrétiens d’Irak qui partent aujourd’hui sont la Suède, les Etats-Unis, le Canada et l’Australie. (La Croix)
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