Racisme et violence d’Etat au Venezuela

Entretien avec Keymer Ávila

Des amis nous ont transmis cet entretien réalisé par Elvira Blanco Santini & Alejandro Quryat [1] : «La police de Maduro tue plus de Noirs et de jeunes prolétaires racisés que la police de Trump et celle de Bolsonaro, en proportion et en chiffres absolus. Plongé dans un climat d’insécurité urbaine qui lui vaut un des taux d’homicides les plus élevés de la région, le Venezuela a ceci de particulier qu’une bonne partie des décès par mort violente y sont dus à des opérations de lutte contre la délinquance menées par les forces de sécurité de l’État.

Cette violence d’État affecte tout particulièrement les secteurs juvéniles les plus pauvres et les moins « blancs » des quartiers populaires, dans un pays où le racisme repose sur des hiérarchies plus complexes et labiles qu’ailleurs et apparaît comme un phénomène latent et non problématisé par la société et les acteurs politiques. Nous avons interrogé à ce sujet Keymer Ávila, professeur de criminologie et chercheur à l’Institut des sciences criminologiques de l’Université centrale du Venezuela, et l’un des principaux spécialistes et critiques de la violence institutionnelle et du système pénal contemporains au Venezuela.»

Quelles formes prend l’oppression raciale au Venezuela ? Quels sont les groupes qui sont confrontés à une discrimination raciale systématique ?

La première chose que je dois préciser, c’est que mon domaine de recherche ne concerne pas spécifiquement la question raciale mais plutôt la violence institutionnelle, plus précisément celle du système pénal. C’est dans la mesure où les systèmes pénaux se caractérisent par leur caractère sélectif, classiste, raciste et xénophobe que je peux me permettre d’aborder la question raciale. D’une manière très générale, ce que je peux vous dire, c’est qu’au Venezuela, le racisme est un problème qui n’est ni avoué ni assumé ; c’est pratiquement un sujet tabou. Il s’agit plutôt d’un racisme symbolique, culturel, latent, qu’on présente parfois sous un jour esthétique ou humoristique presque sympathique, et qui recouvre une foule de préjugés ainsi que des formes subtiles et indirectes d’oppression, de discrimination, de stigmatisation et d’exclusion. Cela va de la simple non-reconnaissance ou dissimulation par certaines personnes de leur propre ascendance africaine ou indigène jusqu’à des formes d’autodiscrimination. C’est ce qu’Esther Pineda a défini comme un « endoracisme », à savoir pour l’essentiel le racisme exercé par les personnes discriminées elles-mêmes [2]. C’est là une des raisons pour lesquelles il est si difficile de l’assumer. Ce type de racisme n’atteint pas le degré d’intensité et d’institutionnalisation qu’on connaît aux États-Unis, mais il alimente certainement un arrière-fond de représentations qui permet de légitimer a posteriori d’autres formes de violence contre les groupes concernés. Qui sont ces groupes discriminés ? Les pauvres, les afrodescendants et les indigènes. Il y a quelques années encore, le Venezuela était un pays d’accueil pour les migrants, ce qui fait qu’on comptait aussi dans leurs rangs des Haïtiens, des Trinidadiens, des Colombiens, des Équatoriens et des Péruviens. En revanche, les migrants originaires d’Espagne, d’Italie et du Portugal bénéficiaient d’un traitement nettement plus privilégié. Les migrants ne souffraient donc pas seulement de xénophobie, mais de racisme et de classisme implicites. Cette situation est en train de s’inverser, puisque ce sont aujourd’hui les Vénézuéliens qui servent de boucs émissaires dans nombre de pays de la région, étant donné l’exode massif d’au moins 13 % de notre population.

Comment fonctionne l’interpénétration entre classe et race au Venezuela ? 

Les deux sont étroitement liées, comme c’est le cas dans la plupart des pays coloniaux ayant exploité les esclaves transportés d’Afrique entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Dans le cas du Venezuela, les classes supérieures et les familles de l’élite traditionnelle – dont certaines remontent à l’époque coloniale – sont majoritairement blanches et endogames, et ne se mélangent pas avec le reste de la population [3]. À un autre niveau, on peut aussi prendre en compte les immigrants italiens, espagnols et portugais qui sont arrivés au milieu du siècle dernier, fuyant les conflits européens et s’insérant localement en tant que main-d’œuvre qualifiée, ce qui leur a permis ensuite de progresser au sein de la hiérarchie sociale. Cette vague migratoire européenne a été favorisée par la dictature de Marcos Pérez Jiménez dans le cadre d’un effort pour « moderniser » et « blanchir » le pays, et pour « améliorer la race ». Certains de ses membres de se sont mêlés à la population locale, mais pas la majorité. On a donc des couches supérieures – et démographiquement minoritaires – de la société qui disposent d’un pouvoir économique important, mais sont actuellement moins influentes au niveau politique.

La majorité de la population, elle, est fondamentalement métisse : il s’agit d’un mélange d’Indiens, de noirs et de blancs. C’est précisément le fait qu’ils se considèrent comme le produit de ce mélange qui rend difficile aux Vénézuéliens d’accepter que leur pays connaisse des problèmes de racisme. Les afrodescendants et les indigènes sont plus nombreux dans les classes populaires que dans les classes moyennes. Du point de vue du degré de métissage, on peut décrire notre structure sociale comme ayant la forme d’un diamant ou d’un losange : plus on s’approche du sommet ou de la base de cette structure, moins il y a de métissage ; à position sociale plus élevée, moindre taux de mélanine, l’inverse étant vrai à la base du losange, tandis que dans les classes moyennes, le métissage est beaucoup plus important. Par conséquent, au Venezuela, la ségrégation de classe est généralement étroitement liée à la ségrégation raciale.

Dans quelle mesure le chavisme a-t-il représenté une avancée dans la lutte contre le racisme ?

D’aucuns pourraient considérer la victoire de Chávez en 1998 comme un succès symbolique, car il a été le premier président zambo (métis de noir et d’indien) et d’extraction populaire au Venezuela. Mais son image avait plus un caractère de classe que de race. Du côté de l’opposition traditionnelle, on a vu émerger un discours raciste et classiste à l’encontre du chavisme. Mais, au terme de deux décennies, on ne peut pas dire que la situation des classes sociales qui pâtissent le plus de l’exclusion se soit vraiment améliorée, ni que le chavisme leur ait donné plus de pouvoir. Au contraire, il y a aujourd’hui plus de pauvreté, d’inégalité, d’exclusion et de répression qu’avant l’arrivée de Chávez au pouvoir.

Actuellement, sous le régime de Nicolás Maduro, comment la police ou les forces de sécurité se comportent-elles envers les groupes racisés ou opprimés par le racisme ? Comment ces forces réagissent-elles lorsque ces groupes s’organisent pour défendre leurs droits ?

Lorsque nous dénonçons le fait qu’au Venezuela, la police procède à un massacre au compte-goutte des jeunes des secteurs populaires, c’est bien des jeunes pauvres et racisés que nous parlons. Le système pénal vénézuélien est tout aussi classiste et raciste que celui d’autres pays de la région ; la différence, c’est sans doute qu’il est beaucoup plus meurtrier. Les forces dites de l’ordre, comme partout ailleurs, sont vouées à discipliner, contrôler et réprimer les classes populaires, que les élites dirigeantes considèrent toujours comme dangereuses. C’est la véritable raison de leur existence, bien qu’elle se dissimule derrière différents types de discours à dominante normative qui invoquent l’intérêt général et la sécurité publique. Mais sur le fond, elles servent avant tout à protéger la minorité qui détient le pouvoir politique et économique.

Tout cela remonte à l’histoire coloniale. Les colonies ont toujours été des États policiers. L’avènement de ce qu’on appelle l’État de droit, qui a imposé des limites normatives au pouvoir dans les pays du centre, n’a pas affecté de la même manière les pays de la périphérie. Les habitants des colonies n’étaient pas considérés comme des citoyens, mais comme des sauvages, privés de droits et soumis à un état d’exception. Cette idée est encore très ancrée dans nos pays et alimente une partie des justifications des excès de la violence institutionnelle et surtout policière.

Dans le cas spécifique du Venezuela, les forces de sécurité sont marquées depuis leurs origines par leur militarisation et leur instrumentalisation par les partis politiques, ainsi que par la violence exercée contre les classes populaires. La logique de guerre qui s’est imposée dans la lutte contre les groupes de guérilla des années 1960 et 1970, et qui s’est traduite par des milliers de cas de violations des droits humains, va se reproduire par la suite dans les pratiques quotidiennes des organismes de sécurité. Des massacres tels que les « puits de la mort », le massacre d’El Amparo ou la répression du « Caracazo » seront emblématiques des dernières décennies du XXe siècle [4].

L’avènement du XXIe siècle a été accompagné par la promesse d’un changement radical, d’une rupture avec tout ce qui s’était passé auparavant. Mais, en réalité, on a assisté à la continuité et même à l’approfondissement de toutes les tendances négatives. Selon les données officielles recueillies dans nos études, entre 2010 et 2018, 23 688 personnes ont perdu la vie aux mains des forces de sécurité de l’État [5]. Soixante-neuf pour cent de ces homicides ont eu lieu entre 2016 et 2018. Le taux de mortalité aux mains des forces de l’État a été multiplié par six entre 2010 et 2018, atteignant 16,6 décès pour 100 000 habitants, soit un chiffre supérieur au taux d’homicide total de la plupart des pays du monde. En outre, la proportion de ces cas par rapport au total des homicides a augmenté au cours de la même période, passant de 4 % à 33 %. Autrement dit, à l’heure actuelle, au Venezuela, un homicide sur trois est le fruit de l’intervention des forces de sécurité de l’État. Cela dans un pays où le taux d’homicide global est de 50 pour 100 000 habitants, soit une véritable hécatombe : en 2018, on comptait 15 morts par jour de jeunes Vénézuéliens aux mains de la police.

Pour avoir une idée des proportions, il faut savoir qu’au Brésil, par exemple, ce type de cas ne représente que 7 % des homicides. En 2017, le Venezuela a connu plus de décès dus à l’intervention des forces publiques que son voisin du sud, qui compte sept fois plus d’habitants : 4 670 morts au Brésil, contre 4 998 au Venezuela [6]. Autre comparaison intéressante : d’après les estimations de Patrick Ball, entre 8 % et 10 % des homicides aux États-Unis sont le résultat de l’intervention de ses forces de l’ordre [7]. Au Venezuela, ce pourcentage est trois fois plus élevé.

Tels sont les chiffres qui caractérisent le bilan sécuritaire du gouvernement actuel et qui, loin de l’affaiblir, le renforcent, car il fonctionne selon une logique « nécropolitique » : au fur et à mesure que les conditions de vie matérielles se détériorent, la vie elle-même semble perdre de sa valeur. À travers cette dynamique, le contrôle exercé sur la population est de plus en plus intense et efficace. Plus le régime est accusé d’être autoritaire et dictatorial, d’engendrer la terreur, plus il empire. C’est là que réside son principal capital politique : sa légitimité ne repose pas sur le vote ni sur la volonté du peuple, mais sur l’exercice illimité du pouvoir et de la force. La peur est l’un de ses principaux outils.

Avec la pandémie, cet état d’exception permanent n’a fait que se renforcer, donnant plus de pouvoir à ceux qui contrôlaient déjà tout l’appareil d’État. Au cours des cinq premiers mois de quarantaine – une période pendant laquelle on espérait que la mobilité réduite de la population ferait également diminuer la violence urbaine –, plus de 1 171 personnes sont mortes aux mains des forces de sécurité de l’État. Cent-vingt-cinq d’entre elles étaient des détenus tentant de s’échapper, ou bien qui protestaient contre les conditions précaires dans lesquelles ils étaient détenus dans les commissariats de police ou dans les prisons. Cela fait huit morts par jour en moyenne, ce qui n’a l’air de choquer personne. Au cours de la même période, selon les chiffres officiels, le covid-19 a tué 259 personnes, soit deux personnes par jour. Ce qui veut dire qu’au Venezuela, les forces de sécurité de l’État font quatre fois plus de victimes mortelles que la pandémie qui ravage le monde [8].

Pour ce qui est de la question des préjugés de classe et de race, il est important de faire une distinction qui est souvent sujette à des manipulations dans les médias : les chiffres de milliers de morts que je viens de citer concernent des jeunes des secteurs populaires victimes d’une hécatombe sous prétexte de la lutte contre l’insécurité citoyenne. Il ne s’agit pas de dissidents politiques ou de manifestants, c’est une différence importante à souligner. Ce qui ne veut pas dire qu’au Venezuela, la répression des manifestations ne soit pas brutale, mais il s’agit de contextes où la violence institutionnelle létale ne s’exprime pas aussi massivement que celle qui est appliquée de manière systématique, constante et quotidienne contre les jeunes des secteurs populaires.

La répression étatique est toujours politique ; la sécurité publique n’est qu’une excuse. Mais cette répression s’exerce de manière socialement différenciée : dans les quartiers pauvres, elle est sans limites et meurtrière, tandis que dans les manifestations, tout dépend de qui proteste. Lorsque ce sont les pauvres qui se mobilisent, la répression est plus intense, comme on a pu le constater lors des protestations de fin janvier 2019, où il y a eu 50 morts en moins de deux semaines. En revanche, lorsque ce sont des jeunes de classe moyenne ou des étudiants qui descendent dans la rue, la violence institutionnelle s’exprime généralement de manière moins létale et passe plutôt par les arrestations arbitraires, la torture, les perquisitions massives illégales, la poursuite de civils devant des tribunaux militaires, etc.

Vous dites qu’il y a eu approfondissement de tendances antérieures déjà négatives. À quelles politiques doit-on cette situation ? Quelles sont les transformations des institutions policières sous le chavisme qui expliquent cette augmentation des homicides aux mains de la police ?

Comme je l’ai souligné, la période entre les années 1960 et les années 1980 n’avait rien d’un conte de fées au Venezuela. Par la suite, de 1998 à la mort d’Hugo Chávez, le discours sur le problème de l’insécurité a eu une orientation essentiellement sociale. Mais, à partir de 2013, le discours du gouvernement a changé pour devenir plus répressif, et très proche de celui de ses soi-disant adversaires idéologiques. On peut donc clairement distinguer deux étapes dans le discours et la politique officiels concernant la sécurité publique dans le Venezuela du XXIe siècle. La première étape concerne la période entre 1998 et 2013. Tout commence avec le premier gouvernement de Chávez, qui parvient à capitaliser le mécontentement envers un système politique délégitimé. Chávez transforme ce mécontentement en espoir et défend un projet politique censé promettre une transformation radicale. Cette rupture avec l’ordre ancien devait passer par la refondation de la République, par une nouvelle Constitution et par une série de réformes institutionnelles. Les grands thèmes de l’époque relevaient de la politique et des questions sociales. La sécurité publique n’était pas à l’ordre du jour, ou bien finissait par se diluer dans le discours sur la politique sociale. On était dans un discours de type mertonien assez classique [9] : c’est l’absence d’opportunités économiques et sociales qui engendre les conditions pour que les plus pauvres commettent des crimes. Quelle est la solution ? Améliorer les conditions de vie des gens. Par conséquent, l’accent était mis en apparence sur le social, sur la question de l’inclusion, et les espaces proprement liés aux thèmes de la sécurité étaient négligés : police, Corps d’investigation scientifique, criminelle et criminalistique (CICPC) [NdT : équivalent de la police judiciaire], procureurs, tribunaux et prisons. Ces institutions sont restées imperméables aux changements. Elles étaient déjà très détériorées et se sont peu à peu transformées en mini-pouvoirs autonomes par rapport à l’État. Ce n’était pas une tendance nouvelle liée au gouvernement de Chávez, mais une dynamique qui s’est accentuée sous son égide. Il s’agissait là en quelque sorte de la continuité d’un long processus de précarisation et de détérioration institutionnelle.

En matière législative, le pouvoir chaviste a suivi la même rationalité que les gouvernements précédents : augmentation des peines, diminution des remises, aménagements ou mutations de peine, extension de la gamme des conduites criminalisées, etc. Loin de contribuer à l’amélioration du système, tout cela a enrayé son fonctionnement au point de le mener au bord de l’effondrement, accentuant en outre son caractère arbitraire et violent. D’un point de vue idéologique, il est important de souligner que la rhétorique de certains leaders d’opinion qui se veulent progressistes s’efforce d’établir un lien de cause à effet entre pauvreté et violence. Or, ce type d’explication unilatérale risque de conforter par inadvertance le discours classiste de la droite la plus conservatrice. D’autre part, il peut aussi suggérer l’idée superficielle que l’État ne doit intervenir que strictement sur le plan social. Cette idée, souvent associée à une vision romantique et idéalisée du criminel, a été dépassée par la criminologie critique – en particulier la criminologie anglaise – depuis la fin des années 1970, dès lors qu’elle s’est efforcée d’analyser, de comprendre et d’orienter la politique pénale concrète. Depuis lors, on a pris conscience que les personnes les plus affectées par le problème de la violence et de l’insécurité sont justement les plus pauvres et qu’il faut donc faire quelque chose pour y remédier.

Mais Chávez a maintenu son discours « social » du début à la fin. Pour lui, les causes de la violence étaient des facteurs associés à l’exclusion, à l’inégalité, à la pauvreté et à l’absence d’opportunités économiques et sociales. Par conséquent, c’était ces facteurs qu’il fallait combattre en priorité. Reste qu’au-delà de la question de la sécurité, on doit aujourd’hui se poser la question de savoir si, pendant toutes ces années, il y a eu une véritable satisfaction des besoins ayant un caractère structurel, universel, institutionnalisé, permanent, ininterrompu, et pas simplement conjoncturel. L’État social tant vanté par les chavistes a-t-il vraiment existé, et était-il soutenable, ou bien ne s’agissait-il au contraire que d’un nouvel exemple de redistribution circonstancielle des revenus pétroliers en période d’abondance ?

Si l’on s’en tient strictement au niveau du discours, la politique pénale de cette époque semble s’être diluée dans la politique sociale. Comme nous en avait averti le grand criminologue italien Alessandro Baratta, promoteur de la « criminologie critique » [10], une politique de sécurité doit être intégrée à une politique sociale générale. Une politique de sécurité sans politique sociale générale l’englobant n’a pas de sens. La politique sociale ne doit pas être confondue avec la politique de sécurité, et il est a fortiori déconseillé de « criminaliser » la politique sociale en lui appliquant des logiques sécuritaires. Il s’agit d’une erreur commune à laquelle se laissent souvent prendre des approches soi-disant progressistes.

Mais par ailleurs, lorsqu’une politique sociale générale n’arrive pas garantir la présence institutionnelle de l’État en tant que médiateur capable d’intervenir dans les conflits et de défendre les plus vulnérables dans les situations qui constituent une menace ou un risque pour leur intégrité physique ou pour la jouissance de leurs droits, cela peut entraîner des crises internes du type de celle que vit le Venezuela. La politique concrète la plus emblématique en matière de sécurité publique au cours de la première étape du chavisme a été la création en 2006 de la Commission nationale de réforme de la police (Conarepol). Le contexte qui a présidé à sa formation était celui d’une année de campagne électorale et d’une augmentation des homicides, avec des affaires qui ont alors marqué l’opinion publique (Kennedy, Sindoni et Faddoul) [11]. Ces affaires, instrumentalisées par l’opposition à des fins électorales, impliquaient des fonctionnaires de police, tandis que leurs victimes avaient souvent un poids social qui permettait à leurs familles de revendiquer leurs droits.

La création de la Conarepol fut donc une réponse du gouvernement à cette dynamique, et aussi une décision politique avisée de sa part car, face à un contexte de crise, elle engendrait un consensus et encourageait une approche sérieuse et rationnelle au niveau de l’élaboration des politiques publiques. Il s’en est ensuivi la conception d’un nouveau modèle de police qui s’est traduit par des mesures législatives et des dizaines de résolutions progressistes entre 2006 et 2013.

Du point de vue normatif et formel, on avait là les prémisses d’un nouveau cadre institutionnel. Reste qu’une chose est la conception d’une politique, une autre sa mise en œuvre. Les appareils policiers et militaires ont leur propre agenda, et ils ont des intérêts corporatifs qui se verront affectés par n’importe quelle réforme visant à imposer des limites à leurs actions et à le soumettre à des formes de contrôle légal et institutionnel.

C’est ainsi qu’alors que la réforme de la police était vantée par la propagande officielle, on assistait sur le terrain à une véritable « contre-réforme » de la part des forces de sécurité de l’État. Une contre-réforme qui, paradoxalement, se dissimulait derrière le nouveau modèle et son corpus normatif, lesquels n’étaient nullement appliqués. Dans les moments de crise de la police, le pouvoir a recours à cette façade cosmétique pour relégitimer politiquement et socialement les forces de l’ordre au niveau des médias. Son utilisation purement incantatoire a permis d’invisibiliser des pratiques policières courantes de plus en plus dangereuses et néfastes [12]. Pour reprendre des termes propres à la sociologie de Merton, on pourrait dire que l’ensemble du processus de réforme des forces de sécurité a rempli une fonction manifeste consistant à promouvoir le nouveau modèle de police et la dignité de sa fonction tout en le mettant en cohérence avec le discours progressiste et la protection des droits humains. Mais on peut aussi lui attribuer plusieurs fonctions latentes : dissimuler ce qui se passait sur le terrain, offrir une bouffée d’oxygène à l’appareil policier et le renforcer tout en approfondissant son caractère discrétionnaire et sa logique militariste. L’idée d’une « union civico-militaire » [13] n’a jamais cessé d’être présente dans le fonctionnement réel de ces institutions.

Avec la mort de Chávez, l’approche et le discours de type « social » sur la délinquance, ainsi que les références à un « nouveau modèle policier » censément moins militarisé et plus préventif, sont abandonnés au profit d’une nouvelle phase qui a débuté en 2013 et se prolonge jusqu’à aujourd’hui. Le pouvoir abandonne la perspective sociale, adopte un discours différent et se concentre essentiellement sur l’aspect répressif. Le nouveau président, Nicolás Maduro, place la question de la sécurité au centre de l’action politique.

On assiste dès lors à un tournant radical du discours officiel et de la politique pénale, qui se rapprochent idéologiquement du « réalisme » de la droite. Désormais, les pauvres passent du statut de victimes à celui d’agresseurs, ils sont perçus en somme comme des « ingrats » qui, malgré les politiques sociales du gouvernement, s’obstinent à continuer à commettre des crimes. Du point de vue de la gauche la plus conservatrice, ils deviennent des « lumpen » qui font obstacle au progrès de la révolution. Tels sont les prétextes idéologiques qui permettent de signer un chèque en blanc à l’armée et à la police afin de mener à bien une espèce de « prophylaxie sociale » à travers laquelle tous les individus répondant aux caractéristiques définies par les stéréotypes de classe et de race comme conformes à l’image du délinquant doivent être mis hors d’état de nuire, que ce soit par le biais de l’intimidation, de la privation de liberté ou de l’élimination physique.

Le gouvernement a donc redéfini ses « ennemis ». Hier, il s’agissait d’entités toutes-puissantes comme l’« Empire », le « capitalisme », la « bourgeoisie ». Aujourd’hui, il a ajouté à ces figures hostiles les pauvres des quartiers populaires, les « lumpen » ingrats. On passe ainsi de la « lutte des classes » à une sorte de « lutte intra-classe » qui criminalise la pauvreté. De cette manière, le gouvernement a renforcé sa politique de contrôle policier et militaire. Dans une offensive contre les secteurs marginaux, les autorités ont militarisé les opérations de police avec des conséquences de plus en plus létales, comme je l’ai décrit dans la réponse à la question précédente. Les exemples les plus récents de cette dérive sont les « Opérations de libération du peuple » (OLP) et les activités des Forces d’action spéciales (FAES).

Pour finir, le panorama de ces deux dernières décennies confirme l’existence d’un problème structurel de continuité et de suivi des politiques. En 58 ans de démocratie, le Venezuela a eu 43 ministres de l’Intérieur. Ces derniers ne restent en moyenne pas plus d’un an et demi en fonction. On constate l’inexistence d’une politique qui serait basée sur un noyau minimal d’accords institutionnels et un suivi cohérent et indépendant des détenteurs conjoncturels du pouvoir à tel ou tel moment. La seule continuité observable, c’est celle de la détérioration et de la corruption des institutions, lesquelles ont aujourd’hui atteint un niveau sans précédent qui aggrave la vulnérabilité et l’impuissance des citoyens face à la violence institutionnelle et criminelle, lesquelles sont par ailleurs de plus en plus difficiles à distinguer l’une de l’autre.

Quelles formes de discrimination sociale peut-on par ailleurs identifier à travers des indicateurs sociaux et économiques tels que l’accès à l’éducation, à la santé, à l’emploi ou au logement, entre autres ?

Les données statistiques sur le Venezuela sont actuellement très précaires. Comme je l’ai mentionné, le racisme n’est pas considéré comme un problème, il n’est donc pas abordé ni enregistré. Selon le recensement national de 2011, en termes d’auto-perception raciale, seuls 2 % des Vénézuéliens s’identifient comme « noirs » ou « afrodescendants », tandis que 49 % se décrivent comme « morenos »[NdT : littéralement, « bruns » ou « à la peau foncée »]. Il n’y a aucune conscience de l’identité noire. Il est donc difficile de former des organisations suffisamment fortes ayant une perspective raciale, comme aux États-Unis ou au Brésil. De ce fait, les débats, les mobilisations et les luttes allant dans ce sens sont rares, éphémères et peu consistants.

En outre, dans un contexte de crise généralisée où les besoins les plus fondamentaux de la population ne sont pas satisfaits, la hiérarchie des priorités est d’une autre nature. Ces dernières années, les droits sociaux de la population vénézuélienne ont fortement régressé. La pénurie générale de nourriture et de médicaments a entraîné la réapparition de maladies qu’on croyait éradiquées, telles que la malaria, la diphtérie, la rougeole, la dengue, la maladie de Chagas, la méningite, le tétanos et la tuberculose. Au cours des treize dernières années, la monnaie a perdu plus de 100 millions de fois sa valeur, avec un taux d’inflation de plus de 1 000 000 % selon certaines estimations, similaire à celui du Zimbabwe dans les années 2000 [14]. Selon l’Enquête nationale sur les conditions de vie (Encovi), entre 2014 et 2017, le taux de pauvreté est passé de 48 % à 87 %, tandis que l’extrême pauvreté a augmenté de 23,6 % à 61 %. Dans le dernier rapport annuel du PNUD, seules la Syrie et la Libye, deux pays plongés dans des conflits armés de longue durée, ont connu une régression de leur indice de développement humain supérieure à celle du Venezuela, qui a reculé de 25 places entre 2012 et 2018 [15]. Le dernier rapport du Programme alimentaire mondial (PAM) met le Venezuela au quatrième rang mondial des pays « ayant besoin d’une aide d’urgence », avec 9,3 millions de personnes, soit 32 % de la population, souffrant d’insécurité alimentaire [16].

Existe-t-il au Venezuela une prise de conscience sur le racisme aux États-Unis, le mouvement Black Lives Matter et la rébellion antiraciste actuellement en cours ? Quel sens les éventuelles discussions à ce sujet prennent-elles dans le contexte politique vénézuélien ?

Je vous remercie de me poser cette question, car cela me permet de dire plusieurs choses que je considère importantes et dont je constate qu’elles ne sont pas abordées dans le débat public. Le Venezuela est un territoire qui fait l’objet d’un conflit impérial entre les États-Unis, la Chine et la Russie ; malheureusement, nos dirigeants ont entraîné les Vénézuéliens dans une situation de vulnérabilité majeure. Notre pays subit une réification multiforme : pour les grandes puissances, nous sommes une sorte de laboratoire, et les Vénézuéliens ne sont que des cobayes. On peut aussi le décrire, en termes foucaldiens, comme une gigantesque institution d’enfermement.

Dans ce contexte, il est non seulement inutile mais également assez naïf d’essayer de réduire cette complexité à des visions dichotomiques opposant le gouvernement et l’opposition ou bien, de manière plus absurde encore, la gauche et la droite. En réalité – malgré le niveau très élevé de rejet du pouvoir en place, qui ne cesse d’augmenter –, l’opposition est presque inexistante et le gouvernement occupe pratiquement à lui tout seul tout l’échiquier national. Un gouvernement qui n’a pas grand-chose à voir avec la gauche, au-delà d’une esthétique et d’une propagande consommées de façon acritique – par ignorance ou par complicité – par certains secteurs de la gauche conservatrice, qui, heureusement, sont de plus en plus réduits.

Ainsi, nous avons des gens qui condamnent la violence policière aux États-Unis mais qui légitiment et justifient les massacres commis par les forces de sécurité au Venezuela. Ils ont bien sûr leur reflet inverse dans le miroir : tous ceux qui légitiment et justifient la violence policière aux États-Unis mais la condamnent avec véhémence lorsqu’elle a lieu au Venezuela. En fin de compte, les fans de Trump et Maduro se ressemblent beaucoup de ce point de vue, car ils soutiennent des projets structurellement autoritaires, répressifs et antidémocratiques. Malgré leur antagonisme autoproclamé, ils sont plutôt complémentaires et se légitiment mutuellement. Ils utilisent les excès de leurs supposés adversaires comme moyen de propagande officielle afin de dissimuler ou de justifier leurs propres abus.

Au Venezuela, par exemple, le gouvernement utilise le cas atroce du meurtre de George Floyd au service de ses harangues propagandistes contre le gouvernement étatsunien, afin de séduire les naïfs de bonne foi du progressisme international. Ce faisant, il détourne l’attention du désastre qu’il a provoqué dans le pays, ainsi que des massacres perpétrés par ses propres forces de sécurité. De la part des secteurs d’opposition les plus traditionnels, le combat de Black Lives Matter ne trouvera guère d’écho parce qu’au fond, il s’agit de courants conservateurs, racistes et classistes, et que ce type d’excès contre des populations victimes d’exclusion ne les empêche pas de dormir. Ils n’élèvent la voix contre les violences policières que lorsque les victimes viennent de leurs propres rangs, qu’il s’agit de jeunes de classe moyenne réprimés dans le cadre de manifestations politiques, ou lorsque cela convient à leur agenda médiatique. Les milliers de jeunes pauvres et racisés qui meurent du fait des interventions des forces de l’ordre au Venezuela n’ont que peu d’importance pour eux.

Comme je le signalais, je crois que la conscience de la question raciale est encore en gestation dans notre pays. La gauche vénézuélienne est majoritairement conservatrice et eurocentrique. Elle ne se pose pas ce type de problèmes, et la question du racisme n’a guère de place dans sa conception basique de la lutte des classes. En outre, l’agenda antiraciste est pour bonne part en voie d’extinction et d’autodestruction du fait de sa cooptation par l’appareil d’État, par ses logiques et sa rhétorique officielles. D’où une oscillation entre rationalisation, négationnisme et silence complice face aux violences d’État et aux violations des droits humains au Venezuela. Seuls des secteurs minoritaires n’ayant pas beaucoup d’influence restent vigilants sur ces questions. Heureusement, la gauche internationale et les secteurs progressistes sont de plus en plus conscients de ce qui se passe réellement au Venezuela et s’éloignent peu à peu des logiques de solidarité automatique avec le gouvernement.

La violence institutionnelle et les violations des droits humains doivent être fermement condamnées dans tous les cas. Il n’y a pas de « bons » violeurs des droits humains, ni de justification possible de leur comportement. La logique du deux poids, deux mesures, consistant à condamner les uns et justifier les autres pour les mêmes abus est profondément nocive pour les sociétés, les États et la vie politique elle-même. (Entretien paru dans lundimatin#257, le 6 octobre 2020)

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[1] Elvira Blanco Santini est doctorante du programme Cultures latino-américaine et ibériques de l’Université de Columbia. Alejandro Quryat est un socialiste vénézuélien vivant à New York, titulaire d’une Licence en Littérature comparée de l’Université de Columbia. Tous deux sont membres du collectif Venezuelan Workers Solidarity. Cette interview a initialement été publiée en anglais dans le magazine No Borders News le 6 juillet 2020. Une version mise à jour a été publiée en octobre 2020 en espagnol sur le site de la revue Nueva Sociedad. Traduction: Marc Saint-Upéry.

[2] Esther Pineda G., Racismo, endorracismo y resistencia, Caracas, El perro y la rana, 2017.

[3] Voir Angelina Pollak-Eltz, «¿Hay o no hay racismo en Venezuela?», Neue Folge, vol. 19, n° 3/4, 1993.

[4] Soit respectivement : l’enterrement par la police judiciaire (PTJ, actuel CICPC) de cinq personnes dans une fosse commune aux abords de la ville de Maracaibo en 1986; l’assassinat de 14 pêcheurs de l’État d’Apure (frontalier de la Colombie) censément pris pour des guérilleros par un commando spécial de membres de l’armée, des services secrets et de la police judiciaire; la répression militaire et policière féroce des protestations populaires du 27 février 1989 et des semaines suivantes contre les mesures néolibérales annoncées sans préavis par le président à peine élu Carlos Andrés Pérez, épisode dont les ONG locales et internationales estiment le solde à entre 500 et 3000 morts (276 selon les autorités).

[5] Voir Keymer Ávila, «Una masacre por goteo: Venezuela y la violencia institucional», Nueva Sociedad, juillet 2019.

[6] Voir Carlos Silva, Catalina Pérez, Ignacio Cano et Keymer Ávila, Monitor del uso de la fuerza letal en América Latina. Un estudio comparativo de Brasil, Colombia, El Salvador, México y VenezuelaMonitor Fuerza Letal, Aguascalientes, CIDE/Unam/LAV/FIP, 2019.

[7] Voir Patrick Ball, «Violence in Blue», Granta, n° 134, 4/03/2016.

[8] Voir Keymer Ávila, «¿Qué es más mortal en Venezuela, sus fuerzas de seguridad o la Covid-19? Inquietudes securitarias en tiempos de pandemia», ILDIS – Friedrich Ebert Stiftung (FES), 2020.

[9] Du nom du sociologue étatsunien Robert K. Merton (1910-2003).

[10] Alessandro Baratta (1933-2002) était un juriste et sociologue progressiste italien. Son ouvrage fondamental, Criminologia critica e critica del diritto penale (Bologne, Il Mulino, 1982) a révolutionné la réflexion sur la déviance sociale et le droit pénal et a eu une forte influence en Allemagne et dans nombre de pays hispanophones.

[11] Il s’agit de l’assassinat de trois étudiants dans le secteur Kennedy de Caracas en 2005, du meurtre de l’entrepreneur Filippo Sindoni en 2006 et de l’enlèvement cette même année de trois adolescents, fils d’un entrepreneur canadien-vénézuélien d’origine libanaise, qui seront également retrouvés morts.

[12] Voir Keymer Ávila, «¿Qué pasó con la reforma policial en Venezuela? Preguntas y respuestas básicas sobre el proceso en su etapa púber», Programa de Cooperación en Seguridad Regional / Friedrich-Ebert-Stiftung (FES), 2019.

[13] [NdT] «Unión cívico-militar», soit l’idée – puisant son inspiration hétéroclite dans la geste mythique des guerres d’Indépendance du XIXe siècle, le militarisme des guérillas castristes, guévaristes ou maoïstes initiées dans les années 1960 et le péronisme d’extrême-droite de l’argentin Norberto Ceresole (conseiller de Chávez de 1992 à 1999) –, selon laquelle la conquête de l’État et l’exercice « révolutionnaire » du pouvoir passent par l’engagement actif des militaires dans des institutions politiques traditionnellement civiles et celui des civils dans des structures militaires ou paramilitaires. Le gouvernement vénézuélien parle même depuis quelque temps d’«union civico-militaire-policière». (Voir ici les usages du terme à la télévision publique, notamment en vue des élections parlementaires: https://www.vtv.gob.ve/tag/union-civico-militar-policial/).

[14] Alejandro Werner, « Outlook for the Americas : A Tougher Recovery », IMFblog, 23/07/2020.

[15Informe sobre Desarrollo Humano 2019. Más allá del ingreso, más allá de los promedios, más allá del presente : Desigualdades del desarrollo humano en el siglo XXI, New York, UNDP, 2019.

[162020 Global report on Food Crises, Rome, UNWFP, 2020.

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