Par Lauren Kaori Gurley
La concomitance de la révision de l’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain) par l’administration Trump et de l’arrivée au pouvoir d’un président mexicain plus favorable aux travailleurs pourrait convertir une vague de grèves à la frontière nord du Mexique en un mouvement porteur de changements profonds dans les deux pays.
Un mercredi après-midi de la fin du mois mars, des dizaines de métallurgistes en grève se sont rassemblés aux portes d’une aciérie mexicaine à cinq kilomètres au sud de la frontière du Texas. «À bas les syndicats corrompus!», proclamait une de leurs banderoles. Diffusées sur Facebook Live, les images de l’événement obtinrent plus de 10’000 vues en quelques heures. Des messages de soutien ont afflué de tout le Mexique et de la diaspora mexicaine dans des endroits aussi éloignés que le Texas, la Floride, la France et Dubaï.
C’était une journée de mobilisation tranquille: des ouvriers faisaient griller des cuisses de poulet et des saucisses sur du charbon de bois à l’ombre des palmiers; d’autres répondaient aux questions d’un journaliste. Quatre jours plus tard, le 31 mars, la police de l’Etat de Tamaulipas intervenait en tenue anti-émeute aux abords de l’usine, matraquant les travailleurs et démolissant leur campement. Les métallos, qui gagnent environ 2 dollars de l’heure, étaient en grève depuis 55 jours sans rémunération.
Ce mouvement de grève s’inscrit dans le cadre d’une lutte permanente entre les travailleurs mexicains et les entreprises de fourniture industrielle travaillant pour des firmes étatsuniennes à Matamoros, une ville frontalière d’un demi-million d’habitants surtout connue aux États-Unis comme un point de contrôle migratoire. Depuis le 12 janvier 2019, ce sont près de 50 000 travailleurs qui ont débrayé à Matamoros – dont entre autres les salariés de Walmart, de Coca-Cola, de General Motors, de Ford, de Telsa et d’Auto Zone. Quinze mille autres travailleurs non syndiqués ont participé à des grèves sauvages. C’est le plus important mouvement de grève que la ville ait connue en trente ans, ce dans un pays qui a une longue histoire de répression endémique et parfois brutale des salariés. Les ouvriers des maquiladoras [1] de Matamoros, dont certains sont des migrants expulsés des États-Unis, exigent une augmentation de 20 % et une prime de 32’000 pesos (1655 dollars), d’où le nom de leur mobilisation, le «Mouvement 20/32». Ces dernières semaines, 90 des 95 usines de Matamoros ont cédé aux revendications des travailleurs. Certains spécialistes du mouvement syndical vont jusqu’à prédire un bouleversement total des relations de travail traditionnelles au Mexique – soit un véritable «printemps ouvrier».
Pendant des décennies, les syndicats mexicains pro-gouvernementaux ont bafoué les droits des travailleurs et leurs mécanismes de négociation collective en s’alliant avec les employeurs pour comprimer les salaires, favorisant ainsi la tendance des industriels étatsuniens à déplacer leurs activités manufacturières au sud de la frontière. Mais le Mexique a aujourd’hui à sa tête, pour la première fois dans son histoire moderne, un président de gauche plus favorable aux intérêts des travailleurs. Et le tournant protectionniste de l’administration Trump a donné un coup de fouet additionnel à la mobilisation syndicale au sud du Rio Grande: outre l’instauration de nouvelles barrières tarifaires protégeant l’industrie pharmaceutique étatsunienne, l’obligation de fabriquer un plus grand nombre de pièces automobiles aux États-Unis et le durcissement des lois sur la propriété intellectuelle, la révision des clauses de l’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain) en 2018 inclut des dispositions qui obligent le Mexique à reconnaître les syndicats autonomes, à organiser des élections syndicales démocratiques en matière d’équipes dirigeantes et de négociation des contrats et à instituer des tribunaux du travail indépendants. «Trente ans de répression syndicale. Trente ans sans véritable augmentation pour les travailleurs», explique Alfonso Bouzas, spécialiste des relations de travail à l’Universidad Nacional Autónoma de México (UNAM), dans la capitale. «Nous allons assister à une croissance des mobilisations ouvrières au Mexique.»
Curieusement, ce qui a déclenché les grèves, c’est en fait une augmentation de salaire. Le 1er janvier, le président mexicain Andres Manuel López Obrador (AMLO) a doublé le salaire minimum en vigueur dans la zone frontalière, le faisant passer à 9,20 dollars par jour (dans le reste du Mexique, cette augmentation a été de 16 %, soit un salaire de 5,30 dollars par jour). Or, la plupart des ouvriers de la zone industrielle de Matamoros gagnaient déjà ce montant. Ils se sont vite rendu compte qu’une clause de leur convention collective – spécifique à la région de Matamoros – obligeait les employeurs à répercuter les augmentations du salaire minimum au niveau fédéral.
Deux semaines plus tard, des grèves «sauvages» – c’est-à-dire non autorisées par les directions syndicales – éclataient dans 45 maquiladoras de Matamoros, essentiellement des fabricants de pièces automobiles – dont Adient, qui est censé produire un siège automobile sur trois dans le monde. Bientôt, ce fut le secteur alimentaire qui fut touché, avec des débrayages chez le supermarché de gros Sam’s Club, la chaîne Walmart et même chez la principale entreprise laitière de la ville, Leche Vaquita. En dix jours, l’association patronale des maquiladoras de Matamoros estime que ses membres ont perdu 100 millions de dollars. Les employeurs locaux ont menacé de faire appel aux troupes fédérales, de fermer boutique et de quitter la ville. Cette même semaine, la police de l’Etat de Tamaulipas était mobilisée pour démanteler les piquets de grève des usines sidérurgiques, tandis que le directeur des ressources humaines d’une usine d’embouteillage de Coca-Cola ordonnait aux salariés non syndiqués d’attaquer les grévistes, notamment une femme enceinte. Mais seules deux usines ont fermé leurs portes à ce jour, et la police fédérale n’a pas été déployée.
Par le biais des réseaux sociaux, la mobilisation s’est étendue à d’autres villes industrielles du nord du Mexique comme Reynosa, Agua Prieta et Ciudad Victoria, avec là aussi des grèves sauvages. «Pour nous, il s’agit clairement d’une bataille gagnée par les travailleurs», affirme Susana Prieto Terrazas, avocate spécialisée en droit du travail résidant à El Paso, au Texas. Cette leader informelle du Mouvement 20/32 a plus de 80 000 adeptes sur Facebook ; ces dernières semaines, elle a reçu des appels téléphoniques de travailleurs des villes frontalières de Reynosa, Tijuana et Ciudad Juárez qui lui demandent de les aider à lancer le mouvement chez eux.
«Personne n’avait jamais doublé le salaire minimum auparavant. C’était une situation sans précédent», explique Ben Davis, directeur des affaires internationales du syndicat étatsunien de la métallurgie United Steelworkers, qui coopère avec les métallos mexicains depuis les années 1990 et s’est récemment rendu à Matamoros dans le cadre d’une délégation internationale. «Personne, dans le gouvernement de López Obrador, ne s’imaginait qu’une augmentation du salaire minimum aurait une telle répercussion à la frontière nord. Tout le monde a été pris de court.»
Au cours des dernières décennies, des régions industrielles entières des États-Unis ont vu leurs emplois de travailleurs syndiqués migrer au Mexique, où le coût de la main-d’œuvre est dix fois inférieur. Ce qu’on sait moins, c’est que ces emplois, une fois délocalisés, ne permettent pas aux travailleurs mexicains d’atteindre un niveau de vie de classe moyenne [2]. En 1992, avant l’adoption de l’ALENA, les salariés des maquiladoras gagnaient à peu près l’équivalent de 19,50 dollars par jour. Aujourd’hui, ils ne gagnent que la moitié de cette somme. Beaucoup sont obligés de pratiquer parallèlement le commerce informel de friperie, de petites pâtisseries ou de tamales pour survivre, car le prix des produits de première nécessité dans les régions frontalières du Mexique est beaucoup plus élevé que dans le reste du pays. Il est même parfois plus élevé que du côté nord de la frontière: une livre de piments serrano coûte à Matamoros 2,84 dollars, soit plus de la moitié du salaire minimum journalier avant la récente augmentation. En 2017, j’ai rencontré un ouvrier de Ciudad Juárez travaillant pour la société allemande d’électronique Bosch qui m’a expliqué qu’il lui avait fallu économiser pendant un mois pour pouvoir amener sa famille au cinéma.
La révision de l’accord de libre-échange entre les États-Unis et le Mexique à l’insistance de Donald Trump pourrait renverser certaines des tendances induites par l’ALENA, du moins si les nouvelles clauses sont effectivement appliquées. Tout cela en partie parce que Trump est plus protectionniste que les présidents républicains antérieurs. Robert Lighthizer, responsable du commerce extérieur à la Maison Blanche, est un fonctionnaire relativement progressiste qui a grandi dans une ville ouvrière de l’Ohio affectée par la désindustrialisation. Il s’est battu bec et ongles pour que le nouvel accord prévoie une protection accrue des travailleurs tant au Mexique qu’aux États-Unis, au grand dam de nombre de ses collègues républicains. Ces nouvelles clauses ont également contribué à ce que les démocrates et leurs alliés à la tête des syndicats appuient la nouvelle mouture de l’ALENA, connue sous le nom d’Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM, en anglais USMCA).
Les syndicalistes étatsuniens voient le nouvel accord d’un œil plutôt favorable pour deux raisons, qui sont toutefois quelque peu en tension. Premièrement, il protégerait mieux les droits des travailleurs mexicains. Deuxièmement, l’augmentation du coût de la main-d’œuvre au Mexique tendrait à freiner la délocalisation des emplois industriels aux États-Unis, un résultat qui satisfait à la fois les syndicats et Trump. «Cela fait des années que nos organisations pointent du doigt les carences des droits des travailleurs au Mexique», explique Finnegan, responsable de la solidarité internationale à l’AFL-CIO. En théorie, le nouvel accord affronte certains de ces problèmes. «La grande inconnue, c’est l’application des règles édictées. Nous avons pas mal de doutes à ce sujet.» Le 2 avril, la présidente démocrate de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, a déclaré que les législateurs n’approuveraient pas l’ACEUM si le Mexique ne mettait pas d’abord en œuvre des réformes du travail: «Nous devons veiller à ce que [le Mexique adopte] cette législation, à ce que tout soit fait pour s’assurer qu’elle soit appliquée et à ce que [les autorités mexicaines] s’engagent sincèrement à le faire, parce que la façon dont les travailleurs sont traités au Mexique est une question cruciale.»
Ces dernières années, sous la pression internationale, le gouvernement mexicain a montré une certaine disposition à mettre en œuvre des réformes. Feu l’Accord de partenariat transpacifique (TPP, d’après son sigle anglophone) [3] contraignait le Mexique à s’efforcer d’éliminer la corruption des tribunaux du travail et à accorder aux travailleurs le droit de vote aux élections syndicales. L’an dernier, le gouvernement mexicain a promu une série de réformes constitutionnelles, dont la ratification de la Convention 98 de l’Organisation internationale du travail (OIT), qui garantit le droit à des syndicats libres et indépendants. Ces réformes doivent maintenant passer devant le Congrès mexicain et devraient être adoptées en avril.
Pour certains analystes, les grèves de Matamoros ne sont pas de nature à transformer le Mexique à court terme. L’histoire spécifique de cette ville explique pourquoi elle était particulièrement mûre pour des mobilisations de ce type. Plusieurs décennies avant l’ALENA, dans les années 1970, General Motors (GM) et Delco avaient déplacé la fabrication de leurs composants électroniques du Michigan à Matamoros, où la main-d’œuvre était beaucoup moins chère. Matamoros devint pratiquement dépendante de GM qui, de son côté, accepta de laisser les travailleurs mexicains se syndiquer et bâtir une organisation solide sous l’égide d’un des principaux syndicats du pays, la Confederación de Trabajadores Mexicanos (CTM). Un travailleur nommé Agapito González se fit bientôt connaître des employeurs et des ouvriers, auprès desquels il acquit le statut de héros populaire, en menant à la victoire une lutte qui arrachait une augmentation de salaire de 43% pour les salariés des usines Matamoros, ainsi qu’une semaine de travail de 40 heures rémunérée au taux de 53 heures. «Les travailleurs de Matamoros sont parmi les plus combatifs du Mexique», commente Cirila Quintero, qui étudie ces questions au Colegio Frontera Norte de Matamoros. «Leurs grands-parents et leurs parents étaient syndiqués, et ils connaissent leurs droits.»
Mais après l’adoption de l’ALENA en 1994, les sections locales de la CTM à Matamoros ont perdu le contrôle de la situation au profit du parti politique au pouvoir au Mexique, le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI). Au cours des décennies suivantes, les élites politiques mexicaines et le patronat ont conclu un pacte tacite de contention des salaires; les syndicats étaient étroitement contrôlés et les investissements en provenance des États-Unis affluaient.
Dans la majeure partie du Mexique, le mouvement syndical est toujours resté assez faible. Depuis l’implantation des premières maquiladoras dans les régions frontalières du Mexique en 1965, suite à un programme d’industrialisation transfrontalière, les travailleurs mexicains ont été exclus de tous les aspects du processus de négociation collective, de la négociation des contrats à l’élection de leurs dirigeants. Hors de Matamoros, nombre de travailleurs ne savent même pas qu’ils sont syndiqués et ne songent guère à entrer en grève, même si 90% des ouvriers industriels sont formellement adhérents d’un syndicat. «Sur leur fiche de salaire, il y aura éventuellement la mention du fait qu’ils ont payé leurs cotisations syndicales, mais c’est tout», confirme Davis, le permanent de United Steelworkers.
Pour qu’un véritable printemps ouvrier fleurisse au Mexique, il faut avant tout qu’une nouvelle législation du travail démocratique soit appliquée. En particulier, il faudrait que soit garantie la possibilité de former des syndicats indépendants, ce qui signifie affronter les puissants caciques syndicaux liés aux partis politiques conservateurs. Mais comme c’est le cas pour nombre de mouvements populaires de base de nos jours, les réseaux sociaux jouent un rôle important; ils ont permis aux travailleurs de coordonner leur lutte sur tout le territoire de Matamoros et de stimuler la conscience syndicale dans tout le Mexique. Début avril, le groupe Facebook du Mouvement 20/32 comptait plus de 5400 membres, et des travailleurs de tout le Mexique y postaient des citations mobilisatrices de révolutionnaires latino-américains comme José Martí ou Che Guevara et des photos d’enfants manifestant devant les usines avec des pancartes ornées de slogans comme «Sí, se puede» («Oui, c’est possible») ou «Pour un avenir meilleur, je soutiens mon papa». Au cours des dernières semaines, les images vidéo de milliers de travailleurs vêtus de rouge et de noir, défilant dans les rues du centre-ville de Matamoros et massés devant le monument à Benito Juárez [4], sur la plaza mayor, ont connu une diffusion virale au Mexique, avec parfois jusqu’à 80 000 visites sur Facebook.
Les syndicats pro-gouvernementaux continuent à encadrer la classe ouvrière mexicaine, mais dans les mois et les années à venir, il est probable que le président López Obrador apportera son soutien à la cause et aux droits des travailleurs. Il en résultera certainement de nouveaux conflits entre les salariés et le capital, à l’exemple de Matamoros. Si l’est une leçon à tirer de l’expérience du New Deal aux États-Unis, c’est que les progrès de la législation du travail entraînent souvent une recrudescence des grèves, des augmentations de salaires et une intensification des revendications des travailleurs, comme on l’a vu à Matamoros. Il est possible que les entreprises américaines hésitent dès lors à s’installer au Mexique, mais avec une plus forte protection légale des salariés, un pouvoir d’achat accru et un président bienveillant, on pourrait aussi assister à un développement de la classe moyenne qui transformerait à la fois l’économie et la vie politique du pays. En tout cas, à Matamoros, 70 000 travailleurs ont déjà obtenu une victoire. (Article publié dans New Republic en date du 5 avril 2019; traduction M.S.-U.)
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[1] NdT : Une maquiladora est une usine bénéficiant d’une exonération des droits de douane pour pouvoir produire à un moindre coût des marchandises assemblées, transformées, réparées ou élaborées à partir de composants importés ; la majeure partie de ces marchandises est ensuite exportée, vers les États-Unis en l’occurrence.
[2] NdT: Contrairement à leurs homologues étatsuniens avant la désindustrialisation.
[3] NdT : Traité multilatéral de libre-échange signé le 4 février 2016 et visant à intégrer les économies des régions Asie-Pacifique et Amérique. En janvier 2017, Donald Trump a signé un décret qui désengageait les États-Unis de l’accord. En mars 2018, les autres membres de l’accord initial ont repris le traité (qui a pris effet le 30 décembre 2018) en en éliminant quelques clauses, sous le nom de Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership (CPTPP), ou en français Partenariat transpacifique global et progressiste.
[4] NdT : président du Mexique (1858-1862 et 1867-1872), issu d’une famille paysanne indigène (zapotèque) extrêmement pauvre, leader de la résistance à l’intervention française (1861-1867) et promoteur d’une série de réformes démocratiques et modernisatrices. Il est considéré au Mexique comme un Père de la Patrie et un porte-drapeau des causes progressistes.
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