Par Manuel Aguilar Mora
et Claudio Albertani
«Oui, tu dois voter, mais écoute, ton premier devoir est de sortir d’ici et d’agir par toi-même. Va, et ouvre dans chaque quartier une école laïque, crée un journal, une bibliothèque, organise un centre culturel, un syndicat, un cercle ouvrier, une coopérative, entreprends une partie des multiples tâches qui te restent à accomplir.» Ricardo Mella, 1911
Comment interpréter les résultats des élections du 7 juin 2015? Les faits se prêtent à des interprétations différentes, voire contradictoires. Pour nous. il s’agit d’un moment de légitimation dans le contexte d’un régime autoritaire dans lequel la démocratie est devenue un expédient rhétorique vidé de tout contenu. Comme à d’autres occasions, les élections ont été menées dans un climat caractérisé par d’innombrables actes illégaux et criminels, par des pressions et des chantages et par le déploiement d’un appareil propagandiste écrasant, dans lequel les grands médias de communication de masse ont une fois de plus joué un rôle nocif. Mais un ingrédient supplémentaire est venu s’ajouter lors de ces élections puisque les circonstances extrêmement graves [assassinats et disparitions d’étudiants] ont forcé le parti dominant (le Parti révolutionnaire institutionnel) et ses complices à traiter ces élections intermédiaires non pas comme un épisode traditionnel insignifiant, mais comme des élections présidentielles, voire comme une sorte de plébiscite sur la santé et la viabilité du système politique mexicain. Même si le bilan de ces élections n’est pas très favorable au mouvement social, il est loin d’être une victoire de l’officialisme.
Le dimanche 7 juin du peuple mexicain
Tlatlaya, Iguala, Apatzingan, Tanhuato – villes symbole d’une terreur – la chute des prix du pétrole, les restrictions budgétaires brutales, l’économie criminelle, la militarisation croissante, le discrédit international, le coût de la vie élevé… Tout cela devenait trop lourd pour le gouvernement. C’est la raison pour laquelle les élections représentaient un défi énorme: le président Enrique Peña Nieto [en fonction depuis décembre 2012] en devait absolument bien s’en sortir pour pouvoir ensuite se concentrer sur la deuxième moitié de son mandat de six ans qui promet d’être difficile. Il n’est en effet pas besoin d’être prophète pour prédire qu’il sera encore marqué par le mécontentement d’une population de plus en plus nombreuse et exigeante et qui supporte de moins en moins la situation.
Lorsque les résultats préliminaires de la votation ont été connus, le président et son entourage ont immédiatement célébré «la prétendue revitalisation de la démocratie» ainsi que «la modernisation du système des partis». En fin de compte, le dénouement n’a pas été celui espéré, puisque le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) n’a réussi qu’à être la minorité la plus importante, avec 29.17% des voix, un résultat sensiblement inférieur à celui obtenu en 2012. Le résultat du Parti action nationale (PAN) n’a pas non plus été très bon, puisqu’il n’a récolté que 21,03% des suffrages. Mais c’est le Parti de la révolution démocratique (PRD) qui, des trois partis du Pacto por Mexico, a le plus perdu, puisqu’il ne compte plus que 10.82% des voix. [1]
Il est vrai que les résultats obtenus par le PRI et ses alliés – le parti Verde écologiste du Mexique (PVEM) et Nueva Alianza (Panal) – lui permettent d’obtenir, mais avec une marge très étroite, la majorité absolue, avec environ 260 députés sur un total de 500. En outre, il a encore en réserve un PAN qui dépend plus que jamais des dons du gouvernement. Néanmoins, le PRI a perdu les gouvernements (des Etats) du Nuevo Leon, de Querétaro, de Baja California et de Michoacan et a failli perdre celui de Colima. Il a conservé celui de San Luis de Potosi, mais a perdu des mairies et des députés dans cet Etat, même s’il a conservé celle de Campeche et a récupéré celles de Sonora et de Guerrero. En ce qui concerne les mairies les plus importantes, les pertes ont été considérables, car elles incluent Guadalajara, Morelia, Zapopan, Celaya et Leon. Le président du parti lui-même, César Camacho, a admis que le PRI avait connu «des clairs-obscurs». [2]
Un de ces clairs-obscurs est la farce provoquée par Emilio Chuayffet Chemor, qui est (encore) le titulaire du Secrétariat de l’Education publique (SEP), autour de l’évaluation de l’enseignement qu’il a «suspendu» de manière opportuniste quelques jours avant le 7 juin, pour le rétablir la semaine suivante, alors même que Peña Nieto déclarait, depuis l’Italie, que la réforme de l’éducation était la plus importante de sa gestion.[3] Quoi qu’il en soit, ce président, le plus contesté de l’histoire récente, se prépare à conclure sa tâche: démarrer ce qu’il a appelé des «réformes structurelles» et imposer – coûte que coûte – à son successeur qu’il couvre ses arrières après les terribles faits survenus pendant la première partie de son mandat.
La démocratie des riches
La démocratie électoraliste coûte cher. Ces dernières élections ont coûté au Trésor public quelque 22’000 millions de pesos, ce qui en fait les élections intermédiaires les plus chères de toute l’histoire mexicaine, sans compter les autres milliers de millions de pesos non encore comptabilisés provenant du financement privé. [4] La majorité de ces ressources (presque 19’000 millions de pesos ; 1 million équivaut à 57’700 euros) étaient transmises à l’Institut national électoral (INE), pour être ensuite redistribuées aux «partis enregistrés» et aux frais administratifs, y compris un versement mensuel scandaleux de 500’000 pesos à son président et un montant proche aux autres conseillers.
Même sans compter l’avalanche de spots publicitaires et le comportement déplorable de son président, Lorenzo Cordova (INE), un typique fonctionnaire arrogant, grossier et maladroit qui aspire à être le pantin de Los Pinos (la résidence présidentielle officielle), le rôle joué par l’INE a été encore plus honteux que par le passé. Rappelons, par exemple son attitude pusillanime devant les dépenses scandaleuses et incontrôlées pour la propagande du Parti Verde ou ses «techniciens» en informatique qui ont présenté des décomptes de vote que dépassaient de 100% des urnes!
Des présentateurs, des reporters, des chroniqueurs, les éternels intellectuels organiques, universitaires ou non, des artistes et jusqu’au technicien qui a entraîné la sélection nationale de football ont tous participé à l’avalanche de propagande qui appelait les gens à voter et à s’opposer clairement au vote blanc ou nul et au boycott. Le système des partis devait maintenir son score électoral et n’a pas hésité à faire recours aux menaces et aux tactiques d’intimidation. Son seul résultat a été de réduire pour la première fois de quelques points le taux d’abstention qui reste supérieur à 60%.
C’est ainsi qu’a culminé un processus électoral caractérisé par un climat de tensions et de conflits. Trois candidats à différents postes, un pré-candidat, un coordinateur délégué du DF (District fédéral de Mexico) et un étudiant de Tlapa, Guerrero, ont été assassinés. Il y a également eu des bombes lancées contre des installations électorales, des bagarres physiques entre différents militants de partis et même entre militants d’un même parti, des menaces directes ont été proférées contre des politiciens et des candidats à des postes d’élection populaire dans plusieurs Etats: Tamaulipas, Jalisco, Veracruz, Michoacan, Etat du Mexique, Guerrero et Oaxaca.
Ces deux derniers Etats ont d’ailleurs été occupés militairement dans le but de réprimer et d’empêcher que le boycott promu par les enseignants de la Coordination nationale des travailleurs de l’éducation (CNTE) et de la Coordination étatique de travailleurs de l’éducation de Guerrero (CETEG) puisse prendre une ampleur de masse. D’après le juriste et ex-procureur de la république, Diego Valadés, les autorités ont cessé d’utiliser les outils institutionnels et ont suspendu de facto les garanties constitutionnelles, même si elles ne l’ont jamais dit explicitement. [5]
Il faut souligner l’action militante de nombreux activistes et groupes qui ont défendu dans tout le Mexique une position indépendante et révolutionnaire en promouvant le boycott électoral en tant qu’expression d’opposition et de protestation, selon diverses modalités et en tenant compte du rapport de forces concret dans leurs localités. Comme d’habitude, ont été particulièrement significatives les actions déjà mentionnées des enseignants démocratiques à Oaxaca et à Guerrero, ainsi que celles des proches des 43 disparus de Ayotzinapa [école normale rurale d’où venaient les 43 étudiants disparus à Iguala, Etat de Guerrero]. Leur attitude a été exemplaire et représente l’embryon d’un combat décisif qui ne fait que commencer.
Dans le même ordre d’idées, il y a les démarches de la Coordination nationale de travailleurs de l’éducation (CNTE), une tendance d’opposition qui regroupe des centaines de milliers d’enseignants au sein du grand Syndicat national de travailleurs de l’Education (SNTE), avec son million et demi de membres. Lors de son assemblée générale qui s’est tenue immédiatement après les élections, elle a décidé «de lancer une vague de protestations nationales en défense de l’éducation publique, contre la soi-disant réforme éducative, pour la stabilité du travail et pour mettre un terme à l’évaluation punitive». [6] La lutte des enseignants occupe donc à nouveau une place importante dans l’agenda des mouvements sociaux. Ils savent que pour pouvoir réussir une véritable réforme éducative il faut, auparavant, une profonde restructuration et améliorer l’efficacité des dépenses budgétaires destinées à l’éducation, dont la qualité dépend à son tour d’une amélioration des conditions socio-économiques déplorables dans lesquelles travaillent actuellement les enseignants du système d’éducation primaire et secondaire: 23’283 écoles n’ont pas de système sanitaire (soit 11.21%), 20’111 sont dépourvus de lumière électrique (soit 9.68 sur 100), les enseignants ne disposent pas de mobilier dans une école sur cinq et dans 14%, il y en a pas pour les élèves. [7]
Les résultats de la farce électorale
Dans le processus électoral routinier de la «démocratie barbare mexicaine» (le mot est de Revueltas), la journée électorale du 7 juin n’a été qu’un pâle reflet des changements profonds qui s’opèrent dans la population. La nouvelle loi électorale n’a pas entraîné de grandes nouveautés, les quelques changements qu’elle a produits sont minimes et sans substance. Un de changements est sans doute le triomphe du candidat «indépendant» Jaime Rodriguez El Bronco lors de l’élection pour le gouvernorat du Nuevo Leon, siège de l’oligarchie industrielle et financière la plus conservatrice et la plus influente du pays. Ce personnage est issu du PRI, où il a milité pendant presque trois décennies, et ses liens avec les groupes puissants de Monterrey sont notoires. On verra bien comment s’exprimera son «indépendantisme».
Les autres candidats indépendants élus à Jalisco et à Sinaloa reflètent des situations locales qui sont de plus en plus généralisées. Mais, actuellement, ces dix députés n’ont aucune possibilité de changer un système fermé à double tour avec des centaines et des milliers de fonctionnaires et de politiciens opportunistes qui forment le corps même de la caste dominante politique répressive et corrompue. Le changement radical du système politique viendra d’en bas, avec l’action des forces sociales révolutionnaires et indépendantes, constituées par les principales victimes de ce système, à savoir les travailleurs et travailleuses, leurs alliés, la masse de pauvres et des opprimé·e·s.
Au «clair-obscur» du résultat électoral du PRI il faut ajouter celui d’autres partis, dont certains ont été favorisés et d’autres malmenés. Commençons par ces derniers. Les plus maltraités ont été les deux partis qui avaient conclu avec le PRI le Pacto por México de 2013-2014. Le Parti action nationale (PAN) s’est enfoncé encore davantage dans le recoin où il était resté depuis 2012, avec 21% des votes, soit presque dix points de moins qu’à cette époque. Il a perdu des dizaines de députés et des postes clé comme le gouvernorat de Sonora. L’avenir s’annonce très sombre pour cette formation, car déjà maintenant il est le lieu d’une lutte acharnée pour la direction entre son actuel président, Gustavo Madero, et l’ex-président de la république, Felipe Calderon.
Mais ce sont surtout les scores électoraux du PRD qui se sont pratiquement effondrés dans ces élections. Ce parti a payé le prix fort pour le rôle néfaste qui a été le sien en tant que complice du PRI et protagoniste central de la crise qui a éclaté à partir de la nuit de Iguala. Avec à peine 10.82% des suffrages, le PRD a chuté de plus de 20 points par rapport à son score en 2012, perdant ainsi des positions qui le laissent dans une situation de quasi-liquidation dans la perspective de 2018. Il a perdu le joyau de sa couronne, à savoir sa majorité absolue dans le District fédéral, mais aussi le gouvernorat de Guerrero et plusieurs districts dans divers Etats. [8] La «gauche officielle» encadrée par la direction conciliatrice et maladroite des dits Chuchos du PRD, n’a pas eu la moindre possibilité d’affronter l’orage qui s’est déclenché suite à la crise de Iguala. Faisant preuve d’une arrogance irraisonnée, elle a commis une «erreur» après l’autre. Ses critiques, parmi lesquels se trouvent certains de leurs membres dirigeants, reconnaissent que dans cette crise, qui pourrait être terminale, le pire ennemi du PRD a été le PRD lui-même.
Les deux partis qui ont gagné des points ont été le parti Verde et Morena (Mouvement de régénération nationale), le parti dirigé par Andrés Manuel Lopez Obrador (AMLO) depuis sa rupture avec le PRD il y a trois ans. En ce qui concerne le Parti Verde, il a pu gagner des députés grâce à une l’opération dirigée par la présidence: comme le PRI ne pouvait pas obtenir seul une fraction parlementaire majoritaire, il fallait que son allié inconditionnel réunisse les forces nécessaires pour lui assurer cette majorité. Le Parti Verde est un avorton dont les scandaleuses dépenses de ressources pour de la propagande ont provoqué une telle indignation qu’une réaction puissante a surgi dans les réseaux sociaux exigeant qu’on lui enlève son «registre». Il représente un parfait exemple d’un «commerce politique», une opération politique de type «franchisé», conçue par plusieurs patrons richissimes pour disposer des outils capables d’influer sur les décisions gouvernementales. Le «vert» de son nom n’a rien à voir avec un véritable engagement écologique. Il suffit de rappeler qu’une de ses demandes, devenue tristement célèbre, était d’instaurer dans le code pénal la peine de mort, qui n’existe pas au Mexique.
Le cas de Morena
La réussite inédite de la formation Morena – dont les leaders sont Ricardo Monreal, Lopez Obrador (AMLO) et Marti Batres – est simplement l’envers de l’effondrement du PRD. Les trois millions de votes qu’il a obtenus ont pour la plupart été déposés dans les urnes du District fédéral (DF). En dehors du DF, Morena a engrangé quelques victoires, mais aucune n’est comparable à celle de la capitale de la République, siège de l’agglomération de masse la plus grande du vote de gauche. Une grande partie des votes pour Morena était surtout destinée à fustiger le PRD. En perdant la moitié de son électorat dans le DF, le PRD a également perdu sa majorité dans l’Assemblée législative, en grande partie au bénéfice direct de Morena: 22 députés pour Morena contre 19 pour le PRD. [9]. Le pari de AMLO lui a permis des avancées importantes pour son objectif fondamental qui est d’obtenir la victoire de sa troisième candidature présidentielle en 2018. Il n’a d’ailleurs pas tardé à le confirmer tout de suite après les élections. Les pratiques de Morena confirment sa nature fondamentalement électoraliste.
Il n’était pas nécessaire d’être clairvoyant pour prévoir que les projets de Morena pour les trois prochaines années seraient prioritairement consacrées à préparer la campagne présidentielle de AMLO. C’est la nouvelle tâche de Sisyphe à laquelle le progressisme conciliateur politique, syndical, intellectuel et académique a déjà subordonné les masses rebelles, en particulier celles du DF et des Etats du Sud, au cours des 25 dernières années. Le programme de Morena n’est pas qualitativement différent de celui du PRD; sa différence substantielle est la personnalité de AMLO, un leader qui s’inscrit dans la longue tradition du caudillisme politique dans le pays. Sa position dans ce qu’on a appelé au Mexique la gauche au cours des trois dernières décennies est la conséquence directe de la très grave crise du mouvement des travailleurs et des organisations socialistes et communistes.
Le fondement de la stratégie politique d’Obrador, religieusement respectueux de l’orientation de la législation en vigueur, consiste à préparer la mobilisation de millions d’électeurs en vue du jour des élections pour garantir sa victoire. Dans sa stratégie, il n’y a pas de place pour les grèves nationales ou partielles, ni pour l’organisation des salarié·e·s pour la conquête d’objectifs de classe. Il fait peu de cas des échecs retentissants entraînés par les gigantesques fraudes de 1988, de 2006 et de 2012, ainsi que celles commises au cours de ces deux dernières années contre ses propres candidatures présidentielles antérieures. Malgré ses dénonciations de la corruption et de la politique du gouvernement, AMLO agit comme s’il pensait que Peña Nieto sera différent de Salinas de Gortari, de Vicente Fox et de Felipe Calderon, et qu’il lui permettra d’atteindre la victoire lors des élections présidentielles de 2018.
Sur des questions clés comme le féminisme et les droits des homosexuels, son discours est profondément conservateur. Sa défense «light» des droits humains a été clairement exposée dans les positions médiocres prises à l’occasion de la disparition des 43 normaliens (Iguala). Finalement, son libéralisme nationaliste est d’un archaïsme qui n’est pas adapté au monde capitaliste mondialisé actuel, dans lequel le Mexique est profondément inséré. En fin de compte, Morena n’est pas – et tout indique qu’il ne le sera pas non plus à l’avenir – l’organisation politique de la véritable gauche dont les travailleurs et les opprimés ont un urgent besoin pour se défendre et pour avancer.
Il existe sans doute dans Morena beaucoup de militants et de sympathisants, hommes et femmes, de valeur. Il faut espérer qu’ils se rendront compte de ces limitations essentielles qui les empêchent de jouer un rôle de pointe dans les luttes anticapitalistes qui sont dans l’agenda historique du peuple mexicain. Beaucoup de ces personnes pourront adopter des positions plus en accord avec une nouvelle gauche organisée dont on voit maintenant qu’elle est plus nécessaire que jamais pour de très larges secteurs de militant·e·s ainsi que de travailleurs et travailleuses plus «conscients»
Les secteurs qui ont impulsé le boycott électoral étaient pour la plupart des groupes du DF, de Oaxaca et de Guerrero, même s’ils se sont aussi exprimés dans une moindre mesure dans l’ensemble de la république. Contrairement à ce que pensent entre autres Armando Bartra et Octavio Rodriguez Araujo, ceux qui ont opté pour le boycott sont les germes de la gauche authentique et indépendante dont a besoin le pays. [10] Le vote nul ou blanc, bien que différent, est d’une certaine manière lié au boycott. L’annulation du vote peut être comptabilisée et son importance peut donner une idée indirecte de l’ampleur du boycott. D’après les chiffres de l’INE, les votes nuls se montaient à 4.7% du total, soit 1’900’881 votes. [11]
On peut affirmer que dans le DF, à Guerrero et à Oaxaca, il existe une véritable base de masse avec une conscience plus claire de ce que signifie la véritable lutte révolutionnaire dans le Mexique d’aujourd’hui. Les votes nuls dépassaient en nombre la moitié de ceux obtenus par Morena. Tout cela d’après les chiffres de l’INE, dont on peut soupçonner qu’il minimise certaines données. Si l’on y ajoute les personnes qui ont opté pour un boycott direct, dont il est évidemment très difficile de quantifier le nombre, on peut considérer qu’il existe dans le pays plus de deux millions d’hommes et de femmes qui comprennent que le combat contre l’Etat bourgeois mexicain et tout ce qu’il représente doit être mené à partir d’une stratégie révolutionnaire de mobilisation, indépendante, sans illusions concernant les négociations avec le gouvernement.
Où va le Mexique ?
Nous écrivons les lignes de cet épilogue sur les élections de 2015, une circonstance politique déterminée en grande partie par la nuit de Iguala, et à peine quelques semaines avant le premier anniversaire de la disparition des 43 normaliens de Ayotzinapa. Après une année, l’ombre néfaste de ce crime d’Etat continue à peser sur le panorama national. Entre-temps, de nouveaux faits abominables ratifient notre analyse. Il y a encore eu une terrible tuerie à Tanhuato, au Michoacan, avec des modalités similaires à celles qu’on a vues à Tlatlaya, à Apatzingan et à Iguala. [12] Par ailleurs, une pièce clé de la version des faits diffusée par la PRG (Procureur général de la République) sur la disparition des 43 normaliens est que les étudiants ont été détenus et conduits à la base de la Police municipale de Iguala avant d’être livrés au Cartel de Guerreros Unidos. Mais l’ancien juge Ulises Bernabé Garcia, qui est celui qui aurait dû les recevoir, conteste ces faits depuis un lieu en Arizona où il attend la réponse des autorités des Etats-Unis à sa demande d’asile politique, car il craint d’être emprisonné ou assassiné pour avoir fait cette déclaration devant le Ministère public. [13]
Revenons donc à la question initiale. Est-ce que le réveil du Mexique, si nécessaire, a eu lieu? Oui et non. Pas autant que nous le souhaitions, mais oui dans la mesure où l’appel au boycott des élections était destiné non seulement à sanctionner un système de gouvernement corrompu et répressif, mais aussi à appeler à une lutte déterminée et intransigeante. Cet appel émanait de la juste colère des camarades et des membres des familles des 43 normaliens devant le cynisme, l’hypocrisie et le mensonge des gouvernants, des médias et des partis politiques.
Beaucoup d’organisations de travailleurs, des milliers d’hommes et de femmes dans tout le pays se sont approprié cette lutte. La grande crainte des dirigeants du système politique en vigueur pendant ces journées électorales était précisément ce boycott, qu’ils ont tenté de conjurer par une avalanche de propagande. Pour les secteurs démocratiques et révolutionnaires indépendants le boycott a été une importante expérience de lutte et une leçon pour l’avenir. Même le conseiller président de l’INE, Lorenzo Cordova, l’a admis lorsqu’il a reconnu que «lors des élections présidentielles de 2018, le discours du boycott électoral pourrait être encore plus attractif, ce qui entraînerait une situation complexe pour le système démocratique mexicain». [14]
Nous allons au-devant d’une période de turbulences et de confusion, pleine d’imprévus, de doutes et de défis. Seule la créativité et l’imagination des masses populaires pourront affronter et surmonter ces difficultés dans le processus de la vie elle-même. Mais les classes dominantes se trouvent devant le même contexte. La dernière interview, posthume, de Manuel Camacho, réalisée en 2014 est éloquente à ce sujet. Camacho, qui a été d’abord candidat marqué pour le gouvernement du PRI, ensuite un candidat potentiel à la présidence avant d’être le fondateur et le dirigeant d’autres partis bourgeois, a été l’un des personnages plus lucides parmi ceux qui ont occupé le sommet du pouvoir politique. Lorsqu’on l’a interrogé sur l’avenir de la gauche, il a répondu, entre autres : «personne ne va pouvoir tout arranger, car il continue à y avoir de mauvais résultats économiques, la sécurité reste difficile et même si on réussissait à résoudre tout cela, très peu de résultats positifs ne parviendront en bas (…) Les résultats de l’élection de 2018 sont à mon avis tout à fait imprévisibles.» [15]
Les perspectives de la naissance et du façonnage d’un Mexique et d’un monde nouveaux à venir ne peuvent appartenir à ceux qui ont mis en place le système actuel et en profitent, mais aux travailleurs et travailleuses, à leurs alliés, aux opprimé·e·s de toutes sortes qui composent la très grande majorité de la population. Ce sont ceux dont les classiques disaient «ils n’ont rien à perdre, si ce n’est leurs chaînes, mais ils ont le monde entier à gagner». Les 43 disparus de Ayotzinapa appartiennent à cette jeunesse qui sait qu’avec une lutte ferme, lucide et solidaire il est possible d’ouvrir ce sombre panorama qui s’abat sur le peuple mexicain. Pour que ce combat triomphe il faut qu’il rejoigne celui des travailleurs qui, tôt ou tard, se lanceront à l’assaut du ciel, comme ils l’ont déjà fait à plusieurs reprises dans l’histoire de notre pays. (Traduction A l’Encontre)
Notes
[1] Judith Amador Tello, “La mayoría pasiva”, Proceso No. 2015, 14 juin 2015.
[2] César Camacho, interview dans Canal 11, 8 juin 2015 (cité dans Proceso no. 2015, 14 de junio de 2015, pp. 13).
[3] Enrique Sánchez, “Peña Nieto destaca en Italia reformas estructurales”, Excelsior en línea, 13 juin 2015, http://www.excelsior.com.mx/nacional/2015/06/13/1029148
[4] “Elecciones costarán cerca de 22 mil millones de pesos”, 5 juin 2015, http://elpuntosobrelai.com/elecciones-costaran-cerca-de-22-mil-millones-de-pesos/
[5] Proceso 2013, 31 mai 2015, page 7.
[6]Laura Toribio, “CNTE anuncia que mantendrá protestas”, Excélsior en línea, 14 juin 2015, http://www.excelsior.com.mx/nacional/2015/06/14/1029439
[7] Tania L. Montalvo, “Cuatro de cada diez escuelas en México no tienen drenaje”, 24 avril 2014, http://www.animalpolitico.com/2014/04/cuatro-de-cada-diez-escuelas-en-mexico-tienen-drenaje/
[8] Judith Amador Tello, op. cit.
[9] “Morena obtiene 22 diputaciones en la ALDF”, La Jornada en línea, 14 juin 2015, http://www.jornada.unam.mx/ultimas/2015/06/14/iedf-asigna-26-diputaciones-de-representacion-proporcional-8654.html
[10] Entrevista con Armando Bartra. Judith Amador Tello, op. cit.; Octavio Rodríguez Araujo, “Reflexión preliminar sobre las elecciones”, La Jornada, 11 juin 15.
[11] “Anuncian los resultados electorales oficiales”, Excélsior en línea, 14 juin 2015. http://www.excelsior.com.mx/nacional/2015/06/14/1029431
[12] D’après ce qu’ont déclaré les proches au Washington Post du 30 mai 2015,11 des 43 morts de Tanhuato présentaient des signes de torture http://www.animalpolitico.com/2015/05/11-de-los-43-muertos-en-tanhuato-presentaban-signos-de-tortura-dicen-familiares-al-washington-post/
[13] Anabel Hernández y Steve Fisher, “Los normalistas nunca llegaron a la comandancia”, Proceso No. 2015, op. cit.
[14] Alonso Urrutia, “Los comicios fueron rehenes de demandas sociales, dice Córdova”, La Jornada, 16 juin 2015.
[15] Héctor de Mauleón, “Lo que define a la oposición es el regimen. Una entrevista con Manuel Camacho Solis”, Nexos en línea 5 juin 2015, http://www.nexos.com.mx/?p=25176
Soyez le premier à commenter