Parmi les grands défis qu’affrontent les réformes entreprises par le président Raul Castro il y a notamment celui d’élever le niveau de vie de la population cubaine, laquelle subit encore l’impact d’une récession qui a débuté il y a plus de 20 ans et qui a tronqué ses aspirations à l’égalité économique et sociale. L’augmentation des inégalités est devenue évidente à partir de la crise entraînée par la disparition de l’Union soviétique et du «camp socialiste de l’Europe de l’Est» au début des années 1990. Selon l’appréciation de l’économiste Esteban Morales, la «période spéciale» (c’est ainsi qu’on a appelé cette étape récessive) «a même affecté moralement le concept d’égalité».
Pour atténuer le coût de la récession, le gouvernement d’alors, dirigé par Fidel Castro (1959-2008), avait pris des mesures dont les bénéfices économiques ont entraîné des inégalités sociales, notamment en ouvrant le pays aux investissements étrangers, en encourageant le tourisme international, en légalisant la possession de dollars et en créant les «magasins de récupération de devises» [magasin où l’on ne pouvait acheter qu’en payant avec des dollars].
Néanmoins, une personne comme Maria Caridad Gonzalez, âgée de 36 ans et mariée, apprécie le sentiment d’égalité que lui procurent les possibilités d’intégration sociale de son fils de 10 ans, qui «sait déjà que pour avancer dans la vie il lui suffit d’étudier et de devenir un professionnel». L’accès gratuit à l’éducation et aux services de santé a permis de créer depuis cinquante ans un précieux espace d’aspiration égalitaire.
D’origine paysanne, Maria Caridad Gonzalez est arrivée à La Havane au milieu des années 1990. «Au début cela a été difficile. Il y avait beaucoup de pénurie, on manquait de tout, mais je suis quand même restée et je me suis mariée. Maintenant il y a beaucoup de magasins et de marchés de produits alimentaires, ce qui manque c’est de l’argent pour l’acheter» explique-t-elle. Elle travaille dans le service de nettoyage d’une entreprise constituée par des capitaux étrangers. Sa situation n’est pas mauvaise, car elle arrondit ses revenus avec des travaux ménagers auprès de familles dont elle a eu connaissance, ce qui lui apporte mensuellement 80 CUC, le peso cubain convertible avec le dollar et qui circule légalement dans le pays [le peso cubain non convertible est dénommé CUP].
En monnaie nationale, les revenus personnels de Gonzalez se montent à 1920 pesos. Ce montant équivaut à plus de quatre fois le salaire moyen étatique de 470 pesos (quelque 19 dollars). «Grâce à mes revenus nous avons pu tenir pendant les mois où mon mari, cuisinier dans le secteur touristique, est resté sans travail», explique-t-elle. Sa situation contraste avec celle de sa voisine, une enseignante du primaire de 55 ans qui gagne 750 pesos par mois et aucune devise. Cette enseignante, mariée et avec deux fils de 25 et 20 ans explique: «Ce qui est gênant c’est que des personnes ayant moins de formation et de responsabilités gagnent davantage qu’un professionnel. Lorsque j’ai commencé à étudier, pendant les années 1980, ce n’était pas le cas. Les gens recevaient des salaires dont le pouvoir d’achat était plus élevé».
La brèche de l’inégalité s’est élargie en même temps que les écarts entre les revenus. Les personnes qui ne disposent que d’une allocation de l’Etat – celles qui sont retraitées ou qui bénéficient de l’assistance sociale – sont loin de pouvoir satisfaire leurs besoins de base. Des données du Centre d’Etudes de l’Economie de Cuba indiquent que l’alimentation absorbe entre 59 et 75% des dépenses d’un ménage.
Malgré les difficultés économiques, le maintien [même en déclin] du système de santé, d’éducation, de sécurité et d’assistance sociales pour les personnes vulnérables a été décisif pour permettre à Cuba de figurer à la 44e place de l’Indice du développement humain (IDH) du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). L’IDH est un indicateur par pays qui se fonde sur trois paramètres: la durée de vie en bonne santé, l’éducation et un niveau de vie digne. Une enseignante qui a demandé qu’on respecte son anonymat a insisté: «Je comprends et j’apprécie cela, mais il n’est pas vrai que les revenus nous différencient au moment où on se met à table ou on s’habille». L’économiste Morales est d’accord avec le critère officiel selon lequel il ne s’agit pas d’égalitarisme, mais d’«égalité de droits et d’opportunités». A son avis, la distribution par l’intermédiaire du travail continue à être inégalitaire. «Ce qui serait éthique serait que les personnes reçoivent selon ce qu’ils apportent, et que les dépenses sociales servent à aider ceux qui en ont besoin, de manière à équilibrer les inégalités», a-t-il indiqué.
Ce spécialiste défend l’idée qu’il faudrait subventionner des personnes et non des produits, comme c’est encore le cas avec le livret d’approvisionnement qui permet de distribuer une certaine quantité d’aliments à des prix subventionnés par l’Etat, système valable pour tous les citoyens, quel que soit leur niveau de revenu. Malgré sa frugalité, ce système permettait de satisfaire les besoins des familles jusqu’aux années 1980. Toutefois, actuellement, il est insuffisant et les gens sont obligés de compléter le panier de base dans des magasins «à devises» et dans les agro-marchés, où une livre (450 grammes) de viande de porc pour faire une grillade peut coûter 40 pesos (1,60 dollar), la même chose qu’une livre d’oignons à certaines époques de l’année.
Dans son Plan pastoral 2014-2020 l’Eglise catholique déplore que de larges secteurs de la population souffrent «de pauvreté matérielle à cause de salaires qui ne suffisent pas à soutenir dignement la famille». D’après ce Plan, cette situation toucherait aussi bien des travailleurs disposant d’une formation technique moyenne que des professionnels (médecins, enseignants, etc.). Le Plan reconnaît que l’ouverture à un travail indépendant et l’élargissement du coopérativisme aux secteurs non agricoles ont permis à certaines personnes de s’en sortir. Toutefois, il souligne que les réformes économiques actuelles «n’ont pas réussi à réactiver l’économie de manière à ce que toute la population le perçoive».
Tous les secteurs de la société ne se trouvent pas dans une situation d’égalité qui leur permettrait de bénéficier de ces changements. Morales et des chercheurs comme Mayra Espina signalent que les femmes, les personnes «non blanches» et les jeunes sont désavantagés, soit par manque de qualification, soit parce qu’elles n’ont pas de biens et d’actifs (argent) leur permettant d’initier un travail indépendant. Les dernières données publiques sur la pauvreté à Cuba datent de 2004. Elles indiquaient que 20% de la population urbaine – qui constitue plus de 76% des 11,2 millions d’habitants – se trouvent dans cette situation.
Des spécialistes craignent qu’actuellement cette situation n’ait pas changé, voire qu’elle se soit encore dégradée. Ils estiment que les décideurs [la direction du parti-Etat] devraient en tenir compte de manière à pouvoir appliquer des politiques sociales adéquates. Mais Espina et d’autres spécialistes de ces questions avertissent que le programme de transformations approuvé en avril 2011 sous-évalue le domaine social, néglige la question de la pauvreté et de l’inégalité et contient des instruments très faibles en termes de critères d’égalité. (Traduction A l’Encontre; publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 26 décembre 2014, Patricia Grogg travaille pour Inter Press Service)
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