La libéralisation culturelle et – jusqu’à un certain degré – politique qui s’est établie à Cuba, surtout depuis que Raul Castro a assumé le pouvoir en 2008, s’est majoritairement exprimée dans des cercles très limités, notamment dans le domaine culturel et politique de l’Eglise catholique, et, à un moindre degré, dans les médias académiques et artistiques.
Des publications telles que Espacio Laical (Espace laïque), destinées aux paroissiens catholiques de l’île et aux intellectuels laïcs, ont une diffusion et une influence réduite. Cela est d’autant plus vrai, par exemple, dans le cas de la revue Temas, beaucoup moins critique que Espacio laical, et qui circule presque exclusivement parmi les intellectuels, les artistes et les universitaires.
Pendant ce temps, les grands médias continuent à être contrôlés par le Département idéologique du Comité central du Parti communiste cubain, dirigé par Rolando Alfonso Borges. Au vu de la faible pénétration d’Internet dans l’île, l’immense majorité de la population dépend de la presse et de la télévision officielles pour apprendre ce qui se passe à Cuba et dans le reste du monde.
La petite concession du gouvernement qui permet aux Cubains l’accès à Telesur (TV du gouvernement chaviste de Maduro), donc a station parrainée par le gouvernement vénézuélien, ne modifie pas de manière significative le flux d’information très pauvre et dénaturée que reçoivent quotidiennement les gens.
Il est évident qu’à Cuba il n’existe pas l’équivalent de publications réellement critiques telles que Argumenty I Fakti et Ogonyok, qui, à l’époque de Gorbatchev, avaient largement circulé dans des secteurs significatifs, urbains, de population de l’URSS. Le Cubain «de la rue» n’est pas exposé à la critique culturelle ou politique et est peu informé sur ce qui se passe dans son pays et dans les divers continents.
Même si le fait qu’il existe des espaces où l’on peut discuter plus librement des problèmes sociaux et politiques que rencontrent les Cubains est une avancée importante, la situation existante est très préoccupante. En effet, ces espaces peuvent facilement se transformer en zones isolées de tolérance destinées à pacifier et à neutraliser des secteurs de mécontents actuels ou potentiels parmi les intellectuels cubains.
Ces zones de tolérance peuvent y compris s’étendre à une occasionnelle manifestation dans la rue, à condition qu’il apparaisse culturellement et politiquement inoffensif, comme cela semble être le cas pour beaucoup d’activités organisées par CENESEX [1].
En tant qu’universitaire retraité vivant à New York je n’ai aucune autorité pour dire à mes compatriotes dans l’île ce qu’ils doivent ou non faire, puisque ce sont eux qui encourent les risques. Je crois néanmoins que mes réflexions, fondées sur mes expériences et recherches politiques, peuvent leur être utiles.
C’est dans cette mesure que je me permets d’exprimer ma préoccupation sur le risque que la gauche critique naissante reste piégée dans le ghetto politique qu’a constitué jusqu’à maintenant son principal environnement. Si elle veut gagner des forces, il est urgent qu’elle s’ancre plus profondément dans la société réelle, en lien avec les changements socio-économiques qui se produisent dans le pays, et qui mettent la défense de la sécurité et les intérêts de la classe ouvrière et du peuple au premier plan.
La politique, tout comme la nature, a horreur du vide et si le mécontentement populaire n’assume pas une orientation progressiste, il se manifestera sous d’autres formes – y compris par la démoralisation qui pousse surtout les jeunes à l’émigration, sinon au crime – comme moyen de résoudre «résoudre» leurs problèmes.
Comment «l’homme de la rue» pourra-t-il réagir pour éviter que la transition vers le modèle sino-vietnamien ou autre ne se fasse à son détriment, comme cela se passera inévitablement s’il n’y a pas de résistance?
C’est ici que l’autogestion peut jouer un rôle critique si elle s’exerce en termes pratiques et immédiats dans les centres de travail comme, par exemple, pour résister aux procédures qui ont été imposées il y a quelques années pour établir «l’adéquation démontrée» (idoneidad demostrada) et licencier les travailleurs «non adéquats».
Cette législation n’a pas respecté le vieux principe syndicaliste de l’ancienneté et encore moins la protection prioritaire des femmes et des noirs. Une intervention de la gauche sur ce genre de question afin de s’opposer aux pratiques clairement anti-ouvrières et anti-populaires, pourrait l’ancrer plus profondément dans la société réelle.
Je généralise, et dans une certaine mesure je simplifie la situation existante, car il y a des individus et des groupes de la nouvelle gauche qui sont actifs dans des tâches importantes hors du ghetto politique, telle que la protection de l’environnement. Mais je crois que le développement de nouvelles priorités serait très bénéfique pour la nouvelle gauche.
D’une part, cela l’ancrerait plus solidement dans la classe ouvrière et auprès de «l’homme de la rue», tout en lui permettant de se confronter avec les noyaux durs du régime. Il est évident que les gérants de l’économie font partie de ces noyaux, mais à un niveau local, où un tel affrontement est possible, alors qu’un défi généralisé à l’échelle nationale pourrait actuellement l’écraser. C’est là le seul type d’action possible à un moment où le rapport de forces penche très lourdement en faveur du gouvernement et de son appareil sécuritaire et que les gens peuvent être réprimés.
Le même raisonnement tactique et stratégique peut être appliqué à des questions plus strictement politiques en dehors des lieux de travail. Les noirs et les gays, en particulier les jeunes, sont constamment exposés au harcèlement policier qui va de l’obligation de montrer sans arrêt le carnet d’identité jusqu’à l’affrontement et à des brutalités policières.
Je pense qu’une protestation organisée contre ces abus ferait beaucoup plus pour l’autodétermination de ces groupes que les célébrations carnavalesques organisées par le CENESEX.
Il vaut la peine de noter qu’en Chine, le gouvernement lui-même a dû reconnaître qu’il doit chaque année faire face à beaucoup de protestations de la part des paysans et des ouvriers [2]. Même si ces protestations étaient généralement locales et ne visaient pas des changements systémiques dans la société, elles ont eu une influence significative en ce qui concerne l’augmentation des salaires et l’attention nouvelle que porte le régime à la consommation intérieure [bien que le résultat reste fort limité, pour l’heure], et surtout, bien sûr, elles ont renforcé la confiance et le pouvoir des gens. Il n’est pas difficile de supposer que cela pourrait établir les bases pour une opposition plus généralisée et politique dans un proche avenir.
Ce n’est pas parce qu’une aile du PCC ou une section du groupe au pouvoir passera de «notre côté» que cela entraînera le changement progressiste vers un socialisme authentiquement démocratique. Cela est souvent arrivé dans l’histoire, mais en général comme réaction à une opposition réelle et puissante.
Si la gauche critique et démocratique est trop faible pour lutter pour le pouvoir, elle peut en revanche œuvrer pour renforcer la confiance des gens en eux-mêmes à travers la mobilisation populaire.
Il est évident que cela n’est pas dans les projets de la droite plattiste [référence à l’Enmienda Platt imposé en 1902 à Cuba par les Etats-Unis] qui est davantage intéressée aux «petits coups de main» de la Section des intérêts des Etats-Unis à La Havane. Ce qui la rend dépendante de l’empire états-unien, se substituant et contournant ainsi l’effort propre nécessaire pour solliciter et organiser le modeste soutien que peuvent lui accorder d’autres Cubains mécontents.
En ce qui concerne l’Eglise catholique, nous savons qu’elle joue un rôle ambigu. D’un côté elle protège diverses sortes de milieux critiques, y compris la gauche critique et les propositions démocratiques du Laboratoire Casa Cuba [3]. Mais, d’autre part, lorsqu’il parle en son nom propre, son porte-parole laïc s’adresse aux Forces armées – qu’il caractérise comme étant la seule institution, à part l’Eglise catholique, qui restera «indemne» pendant «encore deux cents ans». Et, il les invite tacitement à conclure un pacte politique, en indiquant que les «Forces armées, tout comme l’Eglise catholique, ont la responsabilité patriotique et morale de défendre et de faciliter le meilleur avenir possible pour Cuba» [4].
C’est la raison pour laquelle le changement a une importance particulière. Compte tenu du fait que le changement démocratique que nous voulons est inexorablement lié à qui l’effectue et de quelle manière, l’option est claire: soit le changement sera promu «depuis en haut», comme le prône le porte-parole catholique, soit il se fera depuis en bas. N’oublions pas que Karl Marx soutenait que l’émancipation de la classe ouvrière n’est pas l’œuvre d’un Messie ou d’un autre agent «bienveillant», depuis en haut, mais la tâche exclusive de cette même classe, depuis en bas. (Traduction A l’Encontre)
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[1] Le programme du Centre national d’éducation sexuelle (CENSEX) est dirigé par la fille de Raul Castro, Mariela Castro, sexologue de profession. Son père est donc l’actuel président de Cuba. Sa mère Vilma Espin s’était montrée beaucoup plus tolérante que le régime envers les homosexuels. Une remarque: bien que ce soit dans un contexte très différent, cette tendance peut être notée parmi les gays nord-américains où, au cours des années récentes, ils ont été nombreux à intégrer un fort courant de type culturel, consumériste et apolitique. L’année passée, il a été surprenant de voir dans le défilé gigantesque de fin juin célébrant l’anniversaire des émeutes gays de Stonewall, de 1969, ni plus ni moins que le chef de la Police de New York, Raymond Kelly, qui s’est «distingué» récemment par son harcèlement de Latinos et de Noirs au moyen du programme «Stop and Frisk» (arrêter et fouiller) qui a affecté des dizaines de milliers de personnes innocentes.
[2] L’Académie chinoise de Sciences sociales a calculé qu’il y a eu plus de 90’000 «incidents de protestations» en 2006, y le professeur de Sociologie Sun Liping a évalué à 180’000 le nombre «d’incidents» en 2010.
[3] Laboratorio Casa Cuba, «Cuba soñada – Cuba posible – Cuba futura: propuestas para nuestro porvenir inmediato», Espacio Laical, Suplemento Digital No. 224, marzo 2013. https://blu162.mail.live.com/default.aspx?id=64855.
4] Lenier González Mederos, “Las Fuerzas Armadas y el Futuro de Cuba,” Espacio Laical, Suplemento Digital No. 224/Marzo 2013. https://blu162.mail.live.com/default.aspx?id=64855.
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Samuel Farber est né et a été élevé à Cuba. Il a écrit de nombreux articles et ouvrage sur «l’île». Son dernier livre est Cuba Since the Revolution of 1959. A Critical Assessment, publié par Haymarket Books (Etats-Unis) en 2011. Il écrit pour des publications de la gauche anticapitaliste et des sites alternatifs.
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