Chili: face aux étudiants, Piñera joue avec le boomerang de la répression

Par Ernesto Carmona

Depuis quelque trois mois, des manifestations massives d’étudiants, de lycéens et de professeurs se succèdent au Chili. En janvier 2011, Joaquín Lavín, alors ministre de l’Education, a fait passer une loi de contre-réforme de l’éducation, qui accentue la privatisation de l’éducation commencée sous Pinochet. Dès avril-mai, l’opposition étudiante à la contre-réforme s’est manifestée. Le 6 avril, l’Université centrale du Chili (UCEN) voyait ses activités paralysées. Depuis le mois de juin, 15 grandes manifestations de lycéens et d’étudiants ont eu lieu afin de donner un statut public au système d’éducation secondaire et supérieur et mettre fin à un système d’enseignement placé sous le diktat du profit privé. Le 16 juin, à Santiago, ont convergé dans une manifestation le mouvement étudiant et une marche des mineurs. Le mot d’ordre commun était le suivant: «Renationalisation des mines du cuivre, pour une éducation de qualité». Un mot d’ordre qui n’a jamais fait partie du programme de la Concertation, cette alliance entre la démocratie chrétienne et le Parti socialiste, qui a gouverné le Chili de 1990 à 2010. Le 14 juillet, l’essor du mouvement étudiant et son écho parmi la population était confirmé: quelque 70’000 personnes ont manifesté à Santiago, et dans d’autres villes. Il faut saisir la place clé de l’éducation dans l’espoir des couches populaires d’assurer à leurs enfants un avenir meilleur.

Dans l’édition chilienne du Monde diplomatique d’août 2011, Jame Massardo écrit: «La nouvelle génération qui anime ce mouvement n’a pas vécu la peur de la dictature; par sa créativité, par ses structures démocratiques, par sa transparence, ce mouvement représente une nouvelle forme de pratique politique dans un contexte qui – libéré de la camisole de force et des obstacles politiques propres aux partis de la Concertation ayant formé les gouvernements du post-pinochetisme – favorise l’essor d’une nouvelle subjectivité. Ainsi,ce mouvement a montré le besoin d’un nouveau Chili, d’une Deuxième République, où nous puissions tous vivre dans des conditions meilleures en forgeant un futur construit par nous tous.» Cette caractérisation du mouvement permet aussi de saisir la raison pour laquelle il avance, outre les revendications concernant l’éducation publique, le mot d’ordre d’une Assemblée nationale constituante marquant la rupture avec la période de la Concertation comme de l’actuel gouvernement de Sebastián Piñera et de sa «Coalition pour le changement».

Selon le site  du quotidien français Le Monde (Le Monde.fr, du 10 août 2011), 70’000  personnes ont manifesté, le mardi 9 août 2011, à Santiago «en faveur d’une réforme de l’éducation». Cette estimation est celle de la police, qui n’a pas pour habitude de « gonfler » les chiffres. (Réd.)

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Avec la répression incroyable déchaînée par le président milliardaire Sebastián Piñera contre les étudiants, les professeurs et de simples passants, le Chili a vécu le jeudi 4 août une journée de protestation populaire de caractère national. Elle a rappelé aux plus âgés les 22 journées de manifestations qui conduisirent à la fin de la dictature de 17 ans de Pinochet (1973-1990). C’est un chapitre inédit dans l’histoire politique du Chili depuis presque 60 ans qui s’est ouvert tout à coup.

Si on excepte les protestations populaires contre la dictature, le pays n’avait sans doute pas connu une rébellion généralisée contre le gouvernement depuis le 2 avril 1956, contre la gestion de Carlos Ibáñez del Campo (1952-1958). En même temps, on apprit, le vendredi 5 août, les menaces sur Twitter faites contre la dirigeante des étudiants Camila Vallejo. Les étudiants envisagent une nouvelle manifestation pour ce mardi 9 août.

La répression inhabituelle, qui débuta à 6h30 du matin à Santiago, aux environs de la Plaza Italia [au centre de la ville], provoqua un changement dans l’agenda des médias. Ils se consacrèrent toute la journée à la couverture spéciale «à vif et en direct» des événements spectaculaires, en laissant de côté la programmation ordinaire de la télévision et de la radio. Il y a eu, en outre, une couverture peu habituelle par les médias internationaux, qui s’étaient déplacés au Chili pour le show du premier anniversaire de la tragédie des 33 mineurs prévu pour le vendredi 5 août [référence est faite ici aux 33 mineurs miraculés de la mine de San José qui étaient restés bloqués plus de 60 jours et qui attaquent le gouvernement pour négligence].

D’une manière insolite, de fait le gouvernement lui-même orchestrait une incroyable journée de contre-propagande: les médias électroniques illustraient – «vous voyez, c’est en train de se passer» – la brutalité policière déchaînée, non seulement contre les étudiants qui voulaient manifester, mais contre tout être vivant, les passants, les voyageurs du Metro [une des stations importantes du métro se trouve à la Plaza d’Italia], les gens aux arrêts de bus, les gens loin d’être des étudiants, les travailleurs qui allaient à la maison ou au travail, les personnes du troisième âge qui se rendaient à un centre de santé, les habitants des maisons qui dans leurs foyers reçurent des gaz lacrymogènes hautement toxiques et des projections d’eau contaminée giclée par les Carabiniers, des touristes pris par surprise – sans expérience d’affrontements de rue – et même les chiens errants, etc. N’importe quel groupe de 3 à 5 personnes, sans discrimination d’âge, était attaqué au moyen de gaz, quoi qu’ils fassent, même s’ils cherchaient un transport public (dont les tarifs récemment augmentés accroissent le malaise de la population). Les événements se sont terminés à minuit passé et ont culminé avec le pillage et l’incendie d’un magasin La Polar, la chaîne de magasins de détail qui se trouve dans l’œil de l’ouragan pour ses abus contre presque un demi-million de clients dont elle a reconfiguré les dettes illégalement et unilatéralement [la consommation repose massivement sur le crédit].

Le gouvernement s’était proposé de maintenir de tous les côtés le dit «ordre public» en empêchant les étudiants de mettre le pied sur l’avenue emblématique des peupliers, la Alameda, l’artère invoquée dans ses ultimes paroles par le président Allende dans sa phrase «s’ouvriront les grandes avenues où passe l’homme libre». La principale avenue de Santiago resta fermée toute la journée, de l’aube jusqu’à presque minuit. Mais il y eut, en outre, des heurts et des coupures du trafic dans les principales rues adjacentes, provoqués par la dispersion des étudiants qui partout élevèrent des barricades pour protester. Toute la ville s’est transformée en un enfer. Ce fut un jour perdu pour la sacro-sainte économie. Le «maintien de l’ordre public» a conduit à 18 heures de chaos urbain généralisé ou, en d’autres termes, le gouvernement a réussi à provoquer le «désordre public».

Les événements du jeudi, qui se soldèrent par 874 arrestations dans tout le pays – plus de la moitié à Santiago – selon les chiffres du gouvernement, marquent «un avant et un après» dans le retour à la «démocratie» initié en 1990. D’une manière étrange, la brutale répression fut lancée un jour avant une importante réunion entre le ministre de l’Education et les étudiants qui devait marquer une deuxième rencontre de dialogue entre les parties, dont le prix avait été le remplacement de l’ex-ministre Joaquín Lavín [le 18 juillet 2011, Lavín, leader du groupe politique héritier du pinochetisme – Union démocrate indépendante –, a dû quitter le Ministère de l’éducation pour celui de la planification]. Le dialogue fut ainsi jeté par-dessus bord et le nouveau ministre de l’Education Felipe Bulnes perdit la base pour continuer à négocier.

Un autre aspect qui a mis en évidence la crise politique gouvernementale fut l’ordre de répression donné subitement par le président Piñera après qu’il eut toléré plus de deux mois de marches et manifestations de protestation des étudiants, des professeurs et citoyens sympathisants de la cause d’une éducation publique gratuite et de bonne qualité, financée et garantie par l’Etat et la Constitution. Le corps des Carabiniers a aussi démontré son incapacité stratégique à «maintenir l’ordre public».

La journée du 4 août devait être marquée par une autre «bombe»: la chute de la popularité du président Piñera qui ne réunit que 26% d’opinion positive parmi les citoyens consultés par l’enquête CEP [Centro de Estudios Publicos], l’institut le plus prestigieux du pays. Il s’agit du taux le plus bas pour un président au cours des presque 22 ans qui ont suivi la dictature. Et ce recul est confirmé par d’autres sondages récents. Qui plus est, il y eut une brusque chute de la bourse dans un pays qui se vante d’être «blindé» économiquement et financièrement par rapport à la crise qui frappe le reste du monde. Il sera difficile pour Piñera de tirer des bénéfices du show du vendredi 5 pour le premier anniversaire de l’effondrement qui ensevelissait les 33 mineurs à cause du manque de sécurité dans l’exploitation du gisement San José, dans l’Atacama.

Un détail significatif est qu’il y a déjà un consensus pour estimer qu’une grande partie des désordres et pillages est le fait d’éléments du «lumpen», sans liens avec le monde estudiantin et que les Carabiniers sont incapables de contrôler. Beaucoup de ces éléments appartiennent y compris à leurs rangs et sont infiltrés par des «opérations secrètes» comme le démontrent d’abondantes vidéos et photos sur Internet peu diffusées par les médias.

Dans l’hystérie et la confusion officielles du vendredi, des porte-parole du gouvernement attribuent aux étudiants le pillage et l’incendie du supermarché La Polar. Mais ce qu’affirment Piñera et ses acolytes n’est déjà plus crédible pour plus de 60% des citoyens interrogés. Ils ont tout simplement cessé de croire ce que dit le premier homme du pays. Et cette perte de crédibilité affecte sérieusement la survie du système politique établi. D’ailleurs, tous les étudiants lui sont étrangers, eux qui ne sont même pas inscrits sur les listes électorales. Ils n’ont pas non plus peur des flics, s’affrontent à eux et n’ont pas connu les rigueurs de la dictature, puisqu’ils ont moins de 38 ans. Les gens qui ne participent pas au jeu électoral constituent plus de la moitié de la population en âge de voter.

Aucune force politique ne peut s’attribuer la direction de cet extraordinaire mouvement social pour une éducation publique gratuite et de qualité garantie par l’Etat et la Constitution, mouvement qui réunit toujours plus de soutien. Les étudiants ne visent pas des simples réformes, mais un changement structurel de grande profondeur, jamais envisagé par la classe politique, y compris par la Concertation [l’alliance entre le centre et la social-démocratie, initiée en 1989]. Quatre-vingts pour-cent des personnes interrogées appuient les revendications étudiantes, y compris celle de mettre fin au quasi sacro-saint caractère lucratif de l’éducation, consolidé durant les 20 ans de gouvernements de la Concertation. Piñera vient de montrer son total déphasage d’avec les citoyens en définissant l’éducation comme «un bien de consommation», donc à la portée de celui qui peut se la payer.

Le futur de la société chilienne est aujourd’hui imprévisible. La popularité du Congrès [les institutions parlementaires] est également basse dans les sondages. La Concertation, dans l’opposition, reçoit 22% d’approbation et la coalition [Coalition pour le changement] du gouvernement Piñera 24%. La tâche politique ardue entreprise par les étudiants dépasse totalement les institutions de l’Etat et les partis politiques. Une éducation publique gratuite et de qualité, garantie par l’Etat et la Constitution, requiert des amendements à la Constitution. De nombreuses personnes pensent que le moment est venu de remplacer la Constitution de Pinochet, rédigée en 1980 entre quatre murs, par une autre qui émane d’une assemblée constituante.

La transformation de l’éducation nécessite aussi un financement par l’Etat. Cela veut dire augmenter sévèrement les 17% d’impôts que paient les entreprises au moyen d’une réforme de la fiscalité ou renationaliser le secteur minier du cuivre – comme le proposent les étudiants –, un sujet tabou pour le gouvernement qui lui a plutôt l’intention de privatiser les maigres 28% de la production que l’Etat contrôle encore à travers Codelco.

Dit autrement, les étudiants et le mouvement social qui les soutient réclament un changement drastique du modèle économique, c’est-à-dire le capitalisme sauvage qui règne au Chili depuis Pinochet et qui a été perfectionné par la Concertation durant ses deux décennies au gouvernement [1990-2010, avec 4 présidents, Patricio Aylwin, PDC, Eduardo Frei, PDC, Ricardo Lagos, PPD-PS, et Michelle Bachelet, PS].

L’invitation de la dirigeante universitaire Camila Vallejo à faire un «cacerolazo» à partir de 21 heures le jeudi a eu un succès surprenant. Les coups de casseroles, qui ne s’entendaient plus au Chili depuis les années 1980, ont commencé à résonner à Santiago et dans onze autres villes du pays dès avant 21 heures et se sont prolongés jusqu’à passé minuit. Et malgré le froid intense, les gens sortaient de leurs maisons pour taper sur des marmites, réunis sur les places et les trottoirs, ce qui les a convertis en des cibles faciles supplémentaires pour les gaz des Carabiniers.

Devant l’incertitude politique d’un pays qui ne croit pas à son chef d’Etat, il n’y a pas besoin de la boule de cristal pour prédire avec assurance que Camila Vallejos s’est convertie en une figure politique, en vue nationalement et internationalement. La jeune étudiante en architecture qui préside la Fédération des étudiants de l’Université du Chili (FECH) et la Confédération des étudiants du Chili (CONFECH) a ainsi acquis une légitimité en tant que leader solide d’une nouvelle sorte. C’est pourquoi le fascisme chilien l’a menacée de mort ce vendredi 5 août: Tatiana Acuña Selles, secrétaire exécutive du Fonds du Livre au Ministère de la culture, a écrit sur Twitter: «On tue la chienne et c’en est fini de la portée», comme le rapporte la publication Siglo21. Cette même phrase, c’est Pinochet qui l’avait prononcée pendant le coup d’Etat du 11 septembre 1973, quand il fut informé de la mort de Salvador Allende. En même temps, des jeunes twitteurs d’extrême droite ont diffusé l’adresse de son domicile et son téléphone fixe pour faciliter les menaces. Le gouvernement devra assumer la responsabilité de la sécurité personnelle de Camila Vallejo. (Traduction A l’Encontre)

* Ernesto Carmona est un journaliste et écrivain chilien.

 

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