Grèce. «L’aide d’un avocat: une question de vie ou de mort.» Or, ils devront quitter le camp de Moria

Par Lorraine Kihl

Moria, sur l’île de Lesbos en Grèce, est considéré comme l’un des pires camps de migrants au monde. Outre des conditions de vie indignes, l’accès à l’aide juridique est très limité. Une des rares ONG d’avocats présentes sur place suspend ses activités, faute de moyens.

Ils forment un petit groupe sous les oliviers, bêche et pioche en main à se fatiguer sur un bout de terrain. Des Afghans, jeunes pour la plupart. La bonne humeur et le paysage bucolique feraient presque oublier où on se trouve: le camp de migrants de Moria sur l’île de Lesbos, en Grèce. Plus précisément, dans son extension, le camp informel d’Olive Rove, «l’oliveraie», un joli nom quand on pense aux qualificatifs utilisés jusque-là. «Pire camp de migrants au monde», «enfer sur terre», «Guantánamo européen»…

Pas question de jardinage pour ces Afghans: avec un peu de chance, le petit espace qu’ils préparent pourra accueillir une nouvelle tente, celle du centre communautaire que Zekria Farzad et ses jeunes associés ambitionnent d’animer. L’ancien prof d’anglais, 40 ans, a déjà préparé le planning des cours niveau débutant, moyen, avancé. Reste à obtenir le feu vert des autorités du camp. Ce qui n’est pas gagné. Mais ce centre, c’est une façon de reprendre la main sur sa vie, explique Zekria Farzad. «La plupart des gens de ma communauté ne sont pas éduqués. S’ils n’apprennent pas un minimum d’anglais, ils ne seront pas capables de s’en sortir ici. Les avocats vont partir et ce n’est pas une bonne nouvelle pour nous.»

Un peu plus bas, au pied de la colline, les gilets noirs d’Elil (European lawyers in Lesvos), une association d’avocats volontaires venus de toute l’Europe, font le point en attendant leurs derniers rendez-vous: qui s’est présenté ou non, l’avancement des dossiers, on parle des cas compliqués. Dans quelques jours, les bénévoles rentreront dans leur pays. Faute de financements, ils ne seront pas remplacés.

Et Zekria Farzad a raison de s’inquiéter.

Le deal entre l’Union européenne et Ankara conclu en 2016 a profondément changé la donne sur l’île (voir ci-dessous) avec, pour effet pervers, une complexification de la procédure légale. Théoriquement, l’accord implique que les demandeurs d’asile soient retournés vers la Turquie, considérée comme pays sûr. Seules exceptions à la règle: les personnes vulnérables. Onze critères sont définis dans la loi grecque et incluent notamment les femmes seules avec enfant(s), les personnes très âgées, les victimes de troubles post-traumatiques, les femmes victimes de violences sexuelles…

Une personne vulnérable voit sa restriction territoriale levée et peut rejoindre le continent pour poursuivre sa demande d’asile. Problème: l’examen de vulnérabilité effectué par le médecin du camp peu après l’arrivée passe souvent à côté de profils vulnérables, voire très vulnérables.

«Pour les critères évidents, comme une mère seule, ça va», explique Philippe Worthington, avocat permanent de l’association. «Mais une femme qui débarque et se retrouve face à un médecin homme ne sera pas forcément à l’aise pour parler du ou des viols dont elle a été victime. Les mois passant, elle va peut-être être amenée à s’en ouvrir à une ONG. Dans ce cas, on essaie de faire reconnaître la vulnérabilité, de briefer la personne pour qu’elle puisse expliquer sa situation lors de son entretien.» Et la question se pose de la même manière pour les victimes de troubles psychiques ou de maladie de longue durée.

Cruel manque d’informations

«Les gens ne savent pas ce qui est le plus important dans leur demande», explique Rehmatullah, 34 ans. Ce Pakistanais polyglotte, qui sert d’interprète pour une autre ONG, est arrivé en août avec sa femme et son bébé. «La plupart vont répondre des choses vraies mais assez générales: “On vivait dans de mauvaises conditions, les talibans nous ont ciblés, on a perdu notre terrain…” Et puis on leur demande pourquoi ils ne se sont pas réfugiés dans un pays voisin et là ils sont perdus, alors qu’ils ont souvent de bonnes raisons. La différence entre un migrant et un réfugié, ici, c’est l’avocat.»

En cause, un manque cruel de connaissances quant à la procédure. Philippe Worthington relate une de ses premières rencontres sur l’île. «L’homme était emballé par son entretien d’asile. Il leur avait expliqué qu’il était chauffeur routier dans son pays, qu’il avait hâte de pouvoir reprendre son travail ici en Grèce, qu’il voulait aider la Grèce à sortir de la crise. Je lui ai demandé s’il avait parlé des raisons pour lesquelles il avait fui son pays mais non, pas un mot. Il craignait de passer pour un faible, un assisté. Le problème, c’est que même s’il fait appel de la décision, même s’il va devant la Cour de justice de l’Union européenne, ce premier entretien servira toujours de référence.»

D’après les enquêtes de terrain, plus de la moitié des migrants ont obtenu des informations sur la procédure d’asile grâce au seul bouche-à-oreille. «Ici, accéder à un avocat, ça peut être une question de vie ou de mort. Parce que sans avocat, vous êtes exposé à un risque beaucoup plus important d’être renvoyé dans un pays où vous êtes en danger. Sans compter que beaucoup ne comprennent pas le principe de procédure légale et pensent qu’il s’agit d’une formalité administrative: on arrive, on reste un moment sur l’île et puis on reçoit son statut. C’est ce que les passeurs leur ont vendu.»

Les chiffres sont parlants: alors que le taux de reconnaissance moyen en Grèce est de 46,5%, les trois quarts des demandeurs d’asile passés par Elil ont reçu une protection (précisément 74,5%).

Pour chaque vulnérabilité manquée en premier examen, c’est un report de la date d’entretien; pour chaque dossier mal préparé, un possible appel de la décision. «A chaque fois, des mois et des mois de perdus», observe le conseil. «La procédure légale est au cœur de tout le problème de Moria. Si le camp est tellement saturé, c’est parce que la procédure est trop lente. Le seul moyen de protéger les droits de l’homme, c’est d’accéder à un avocat.»

En fait de procédure lente, les Syriens vulnérables, censés bénéficier d’une «procédure accélérée» – «vraiment le terme est d’une telle ironie» – en raison de leur très haut taux de reconnaissance (99,6 %), se voient aujourd’hui fixer des entretiens pour leur demande d’asile en… 2022, voire 2023. Ce que d’aucuns interprètent soit comme une volonté de décourager les candidats à l’asile, soit comme un pari sur l’avenir (d’ici là, le conflit en Syrie sera peut-être résolu).

«Allez, balance ton histoire»

Juliette Richir, 27 ans, assure son deuxième volontariat à Moria. C’est le barreau de Namur qui a payé son billet. Le premier voyage, l’an passé, l’avait bouleversée. «C’est surtout le retour qui est brutal. A un moment, je ne savais pas si c’était moi qui étais trop sensible ou si c’était vraiment l’horreur.» Le témoignage d’autres avocates ayant participé au programme lui permet alors de remettre le curseur sur la norme: le problème, c’est Moria.

«Il faut imaginer les conditions dans lesquelles on reçoit les gens et leurs histoires», raconte la jeune femme entre deux rendez-vous. «On va discuter de cas extrêmement personnels, de choses terribles dans un petit container à moitié insonorisé pendant que des enfants s’amusent à jeter des cailloux sur les parois. Comme on a peu de temps, il s’agit d’être efficace, de gagner rapidement la confiance de la personne. Il y a un côté “Allez balance ton histoire”; voilà comment tu dois parler des trucs hyper traumatiques que t’as vécus. C’est rude. Surtout qu’une fois sortis de notre bureau, ils n’ont aucun soutien.» Et dans les pires cas, on renvoie les victimes vers leur bourreau. Comme cette femme africaine souffrant d’atroces douleurs, conséquences de violences sexuelles, que l’avocate a dû laisser retourner dans sa tente… où les abus continuaient.

«On a essayé d’activer parallèlement tout ce qu’on a pu pour la protéger. Mais à un moment, on est impuissants.»

Le séjour prolongé dans le camp suscite une inquiétude grandissante quant à la santé physique et mentale des demandeurs d’asile. Une personne reste en moyenne 8 mois et demi, mais la réalité varie plutôt entre trois mois et trois ans. Médecins sans frontières a publié il y a quelques mois un rapport glaçant recensant tentatives de suicides et pensées morbides chez nombre de ses patients, y compris chez les mineurs.

«Je deviens dépressive»

A Moria, le quotidien se compte en files. Celle de 2-3 heures au petit matin pour avoir à manger, celle pour accéder aux douches, aux latrines. La file pour obtenir un médicament. A cette époque de l’année, la surpopulation est loin d’être à son pire (4.900 personnes à l’intérieur du camp pour 3100 places et environ 400 dans les tentes d’Olive Rove), la situation empirera avec la chaleur étouffante et les arrivées massives de l’été. «Les files sont dangereuses parce que c’est là qu’éclatent les tensions», explique Seyed, 18 ans.

«Lorsqu’on attend pour la nourriture surtout. On sait qu’il n’y aura probablement pas assez, quelqu’un passe devant et ça peut vite déraper.» Le jeune Afghan bilingue, interrompu en plein match de foot, a rejoint un petit groupe pour jouer le traducteur. Les garçons montrent une vidéo tournée en octobre, où l’on voit l’agitation grandissante dans la file du matin. Mais la peur en ce moment vient surtout des «singles». Ces derniers mois, la population du camp s’est recomposée avec l’arrivée de plus en plus d’Afghans, qui représentent désormais plus de 80 % des demandeurs d’asile. Parmi eux, beaucoup de jeunes hommes venus seuls. «Certains boivent. Et au milieu de la nuit, ils finissent par se battre au couteau. Parfois, ils attaquent d’autres tentes. Ils ne savent pas ce qu’ils font.»

Gérer la promiscuité, les tensions, être alerte en permanence, tout en n’ayant aucune idée de ses perspectives, aucune occupation… «Je deviens dépressive.» Assise dans un coin, Frozan ouvre les vannes. Depuis vingt minutes, elle écoute, attentive, des conversations en anglais dont elle ne comprend pas un mot. Pour ne mettre personne mal à l’aise, elle multiplie sourires encourageants et gestes bienveillants. Ses traits marqués et son corps ramassé lui donnent l’air plus âgé, peut-être 40-45 ans. Elle en a 28. C’est Seyed qui traduit: «On fait peu attention aux femmes, surtout celles qui sont seules. Les infrastructures manquent, l’aide psy aussi.» Elle parle des petites maladies qui s’enchaînent. De la difficulté de vivre avec toutes ces familles quand on n’a pas vu son propre enfant depuis huit ans. C’est le conflit avec le père qui l’a poussé d’Iran jusqu’ici. «La solitude, c’est tellement dur. Certaines femmes prennent des pilules. Mais moi je ne suis pas folle, je suis en bonne santé. C’est juste… c’est juste que n’importe qui déprimerait dans cette situation.» (Publié dans le quotidien Le Soir, en date du 15 mai 2019; https://journal.lesoir.be, reproduit avec l’autorisation de l’éditeur)

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Deal UE-Turquie: «transformer l’île en prison à ciel ouvert»

Par Lorraine Kihl

Face à la hausse brutale du nombre de demandeurs d’asile en 2015-2016, les pays européens prennent en concertation une série de mesures pour bloquer les flux et restaurer les frontières. La création de hotspots, d’abord, dans les îles grecques et sur les côtes italiennes. Ces centres de triage permettent d’identifier les migrants ayant de grandes chances d’être reconnus réfugiés, susceptibles de bénéficier d’une relocalisation dans un pays membre. Il s’agit aussi de forcer les pays d’entrée à prendre leurs responsabilités en prenant en charge les autres personnes (plutôt que de les faire transiter au plus vite vers le pays suivant).

La fermeture de la route des Balkans et la signature d’un accord avec la Turquie, ensuite. L’idée: le pays bloque en amont les départs et bateaux et accepte de reprendre les demandeurs d’asile qui parviennent malgré tout à rejoindre les îles grecques. En échange, l’Union européenne s’engage à verser deux fois 3 milliards d’euros pour l’accueil des réfugiés et à reprendre via le système de réinstallation autant de réfugiés syriens qu’elle renverrait de personnes. Le système est censé décourager les candidats à la traversée tout en maintenant une forme de solidarité.

Il va surtout transformer les hotspots en camps de concentration. C’est que le mécanisme – efficace sur papier – coince. En trois ans, 116 422 personnes sont arrivées en Grèce par les îles, seules 2441 d’entre elles (chiffres de mars 2019) ont été renvoyées vers la Turquie.

Malgré les moyens investis par l’Union européenne pour soutenir l’administration grecque, la lenteur du traitement des dossiers maintient les demandeurs d’asile pendant des mois, voire des années dans les installations des hotspots, pourtant prévues pour de très courts séjours. Sans compter que de nombreuses personnes rencontrent le critère d’exclusion à un renvoi vers la Turquie: la vulnérabilité. Sauf que le système grec d’asile sature sur le continent, ce qui retarde leur prise en charge. Depuis 2016, le camp est en surpopulation constante, accueillant entre 4000 et 9000 personnes au lieu des 3100 de capacité maximum.

Depuis 2016, l’UE a débloqué plus de 125 millions d’euros pour financer les camps des hotspots des îles grecques (Lesbos, Chios, Samos, Leros et Kos), dont Moria est la plus grosse installation. Le budget devait couvrir tant les infrastructures que les soins médicaux et les transports afin « d’assurer des conditions de vie saines et sûres ». Les rapports d’ONG se sont depuis accumulés pour prouver qu’elles n’étaient ni saines ni sûres. Femmes accouchées par césarienne renvoyées après quelques jours dans leur tente, latrines très insuffisantes, insécurité, difficulté d’accès aux soins, froid insoutenable en hiver… Trois personnes sont mortes à Moria en 2017 en s’intoxiquant au monoxyde de carbone alors qu’elles tentaient de se chauffer. De nombreuses tentatives de suicide ont été recensées. Un audit des installations et de l’efficacité du système des hotspots grecs est seulement prévu pour 2020.

Malgré un bilan peu reluisant, les hotspots et l’accord EU-Turquie sont toujours considérés comme un modèle par les autorités européennes. Le modèle des « plateformes de débarquement » présenté en 2018 pour bloquer les traversées entre le nord de l’Afrique et l’Europe en est très largement inspiré. (Publié dans le quotidien Le Soir, en date du 15 avril 2019, https://journal.lesoir.be, reproduit avec l’autorisation de l’éditeur)

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