Par André Singer
Le passé en tant que tel ne revient jamais, mais son tonnerre et ses éclairs continuent de résonner et de briller dans la durée. Au début de 1932, Léon Trotsky, alors en exil sur l’île de Prinkipo près d’Istanbul, publie une analyse de la situation allemande.
Il y mettait en garde contre le danger que représentait le parti national-socialiste, qui avait obtenu 18% des voix aux élections précédentes et jurait, quand cela l’arrangeait, de respecter la Constitution.
Face aux doutes, notamment de la part de la social-démocratie (la plus grosse fraction du Parlement allemand), quant à la possibilité pour les nazis de recourir à l’action violente, Trotsky écrit: «Sous le couvert de la perspective constitutionnaliste, qui endort ses adversaires, Hitler veut conserver la possibilité de frapper au bon moment.»
Convaincu du diagnostic, Trotsky, en qui même Winston Churchill, malgré les critiques les plus sévères, reconnaissait une intelligence aiguë, affirmait que le seul remède serait la formation d’un front réunissant communistes et sociaux-démocrates, concurrents acharnés depuis 1918, comptant parmi eux rien moins que les cadavres héroïques de Rosa Luxemburg [assassinée le 15 janvier 1919] et Karl Liebknecht [assassiné le même jour].
Si l’avancée du nazisme n’était pas bloquée, les organisations de la classe ouvrière, et avec elles la République de Weimar, seraient démantelées, a averti le révolutionnaire russe.
Au Brésil, presque un siècle plus tard, Jair Bolsonaro n’est pas un fasciste, le gouvernement appartient déjà à l’extrême droite et la mobilisation golpiste du 7 septembre a accouché d’une souris domestiquée. Pourquoi, alors, se souvenir d’un texte vieux de quatre-vingt-dix ans, écrit au cours de l’un des pires hivers européens? Pourquoi ramener des souvenirs funestes dans cette fin d’hiver [brésilien] pleine de soleil et pacifiée par le proconsul Michel Miguel Elias Temer Lulia [37e président du Brésil du 31 août 2016 au 31 décembre 2018]?
Les analogies entre les époques doivent être prises cum grano salis. Aucune superposition point à point ne fonctionne pour penser à des conjonctures spécifiques – mais un élément commun entre le passé et le présent est la technique utilisée par Bolsonaro pour tromper les autres acteurs présents sur la scène.
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Benito Mussolini, le protagoniste de la Marche sur Rome [28 octobre 1922], a inventé une sorte de bouffonnerie, adoptée plus tard par Hitler, qui, en mélangeant délibérément le ridicule et la menace, dribble la rationalité par laquelle fonctionne la politique traditionnelle.
Par conséquent, la compréhension de l’image exigeait des doses supplémentaires d’investissement intellectuel. Trotsky rapporte, par exemple, que le Parti communiste italien (PCI) «ne discernait pas les caractéristiques particulières du fascisme» et, «à l’exception de Gramsci» (un autre analyste exceptionnel), ignorait qu’il y avait «un phénomène nouveau qui était encore en train de se constituer».
Voilà le problème. Bolsonaro fait partie d’une constellation mondiale en développement dont personne ne sait où elle mènera. Il a des traits fascistes, mais il n’est pas la réédition du vieux fascisme italien et allemand. Je propose donc de l’appeler, provisoirement, «autocratisme à tendance fasciste». La formule, quelque peu maladroite et qu’il faudra peut-être modifier par la suite, entend contribuer à une compréhension – qui se révèle urgente – de la séquence brésilienne.
Les dirigeants autocratiques du XXIe siècle ont compris qu’ils pouvaient utiliser les réseaux sociaux pour fonctionner à partir d’une sorte de «jeu de rôle» permanent, dans lequel la fiction et la réalité se mélangent, confondant tout et tout le monde.
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Le philosophe Rodrigo Nunes a expliqué, dans ces mêmes pages (de Folha de São Paulo, le 21 janvier 2020), comment la droite alternative (alt-right), à laquelle se sont ralliés Trump et Bolsonaro, «a découvert les avantages d’assumer la position de l’une des figures centrales de la culture contemporaine: le troll». Pour écrire cet article, j’ai appris que «troller», sur internet, c’est un peu comme lancer un appât pour attraper des nuls.
La clé pour comprendre le trolling réside dans sa fonction: chercher à «introduire des idées «polémiques» et «controversées» dans le débat public de manière ironique, humoristique ou avec un certain détachement critique, en laissant toujours planer le doute quant à savoir s’il s’agit d’un canular ou qui doit être prise pour de vrai», explique Rodrigo Nunes.
Il n’est donc pas possible de répondre sans équivoque à la question de savoir s’il existe un risque de coup d’Etat de la part de Bolsonaro. Trump a «joué» avec l’idée d’un coup d’Etat jusqu’à son dernier jour à la Maison Blanche. Parce que cela semblait absurde dans le berceau de la démocratie moderne, personne n’y a cru.
Jusqu’à ce que, le 6 janvier 2021, le président mobilise ses supporters rassemblés à Washington, parmi lesquels des personnes déguisées en Vikings, dans un assaut contre le Capitole. Une blague ou une véritable tentative de coup d’Etat? Un mélange fatal, puisque, occupé pendant quatre heures, le Congrès américain a dû être défendu par des tirs, coûtant la vie à cinq personnes.
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Dans le langage courant, l’étincelle d’imagination totalitaire qui produit une telle confusion est connue sous le nom de post-vérité, un terme qui a gagné une audience internationale depuis 2016, date du Brexit et de la victoire de Trump.
Si, malheureusement, la scène mondiale était déjà contaminée par des récits mensongers, comme, par exemple, l’existence d’armes de destruction massive en Irak en 2003, l’utilisation organisée d’inventions «trollesques» pour mobiliser les masses constituait un saut, digne des phénomènes pathologiques relevés par Gramsci dans ses Cahiers de prison de 1930 pour désigner le fascisme.
La post-vérité correspond à une communication dans laquelle les faits sont ignorés au profit de déclinaisons, aussi éloignées de la réalité soient-elles. Partant du principe qu’ils peuvent commettre des distorsions incommensurables sans être sanctionnés, les acteurs de la post-vérité se donnent le droit de dire littéralement n’importe quoi.
Il est implicite que l’important n’est pas ce qu’ils disent, mais qui le dit, car il s’agit toujours et uniquement de renforcer son propre pouvoir, en commençant par s’assurer une place au centre de l’actualité.
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Comme tout mécanisme socialement efficace, la post-vérité se nourrit d’un aspect central de l’existence humaine: l’inexistence de l’objectivité absolue. En d’autres termes, il y a toujours une marge d’incertitude sur ce qui se passe.
Il existe cependant des approximations raisonnables de la vérité, c’est-à-dire des degrés possibles d’objectivité, comme l’apprend rapidement tout journaliste sérieux et attaché à l’éthique de la profession. C’est l’une des raisons pour lesquelles les autocrates mènent une guerre particulière contre la presse d’information, qui doit systématiquement affronter les normes d’objectivité et le contrôle de cette même presse.
Le rejet d’informations fiables est une caractéristique de l’autocratie en marche, car elle a besoin de déformer les faits jusqu’à halluciner le public. Selon Theodor W. Adorno, «les mouvements de masse dits de type fasciste ont une relation assez profonde avec les systèmes délirants».
L’école de Francfort a compris que, bien que la racine du fascisme se trouve dans le mode de production capitaliste, son efficacité en tant que mouvement politique dépendait de sa capacité d’atteindre des traits inconscients des individus. L’habile propagande nazie a activé un profond désir de punir les boucs émissaires, canalisant contre eux une colère issue de la marche, de la conduite de la société, ressentie comme adverse et dangereuse.
Enveloppés par ce discours public diabolique, on pourrait imaginer, de manière très simplifiée, que les adhérents de Bolsonaro croient faire partie d’un peuple opprimé, dont la «liberté» est menacée par une coalition qui va de Lula à la Cour suprême fédérale (STF), en passant par la Chine et Faria Lima [avenue de São Paulo qui concentre les centres financiers, aux côtés de l’autre avenue, la Paulista].
Il s’agit d’une vision sans queue ni tête, car une telle coalition n’existe pas et les forces mentionnées sont étrangères les unes aux autres, quand elles ne sont pas opposées les unes aux autres. Au contraire: qui veut mettre fin à la liberté? c’est le bolsonarisme, lui qui appelle à une intervention militaire pour établir une dictature dans le pays. Cependant, une fois le délire intériorisé, il est vain d’essayer une clarification.
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C’est là que réside le danger que représente le 7 septembre 2021, première occasion où l’autocratisme de tendance fasciste a démontré sa capacité à mobiliser les masses au Brésil. Pour eux, la «preuve» de l’autoritarisme du «système» Lula-Chine-Faria Lima-STF résiderait dans les arrestations décidées par le juge de la Cour suprême Alexandre de Moraes.
L’arrestation la plus importante a concerné l’ancien membre du Congrès Roberto Jefferson, président du Parti travailliste brésilien (PTB), à la mi-août. Roberto Jefferson a été arrêté parce que, dans un langage décousu et des posts dans lesquels il apparaissait armé, il appelait les forces armées à soutenir une intervention contre le STF et menaçait que «s’il n’y a pas de bulletin de vote imprimé [le vote au Brésil est électronique]…, il n’y aura pas d’élection l’année prochaine». Troll?
De ce point de vue, la commémoration inaugurée le Jour de la Patrie [le 7 septembre est le Dia da Patria, qui fait référence au jour de l’indépendance du 7 septembre 1822] n’était pas celle des deux siècles d’indépendance du Brésil, mais du centenaire de la Marche sur Rome qui, en octobre 1922, a rassemblé des fascistes de toute l’Italie pour faire pression avec succès sur le roi Victor-Emmanuel III afin qu’il nomme Mussolini au poste de Premier ministre. A la différence près que la marche des trolls sur São Paulo n’était que le début d’un cycle de mobilisation contre les élections de l’année prochaine [octobre 2022].
Peu après avoir exhorté ses partisans à la désobéissance civile, Jair Bolsonaro a apparemment fait marche arrière [en prenant à son compte la lettre écrite par Michel Temer], affirmant qu’il respecte la Constitution. Le fascisme a également inventé une manière subtile, adoptée par les dirigeants autocratiques d’aujourd’hui, de rendre normale, naturelle la rupture avec l’Etat de droit.
L’écrivain Stefan Zweig a résumé le fonctionnement de la méthode de Hitler. «Une dose à la fois, et après chaque dose, une petite pause. Toujours une seule pilule et puis attendre un peu pour vérifier que ce n’était pas trop fort, que la conscience du monde tolérerait cette dose.»
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Trump et Bolsonaro utilisent, consciemment ou inconsciemment, l’arsenal forgé il y a un siècle. Contrairement au fascisme historique, les autocrates d’aujourd’hui n’ont pas, jusqu’à présent, pour objectif central de contrer un mouvement ouvrier de gauche ou de promouvoir un expansionnisme belliqueux, deux caractéristiques du contexte de l’après-Première Guerre mondiale. Cependant, Trump et Bolsonaro ont mis en place des artifices aux effets analogues.
Les forces auxiliaires des autocrates contribuent à étouffer une «conscience du monde» [allusion certainement à la conception de Husserl du rapport Moi-Monde] et à naturaliser la corrosion de la démocratie. En général, ces alliés occasionnels pensent être confrontés à quelque chose de bizarre et donc de temporaire, qu’ils peuvent utiliser puis jeter. C’est peut-être le cas des militaires brésiliens, qui entretiennent une ambiguïté effrayante à l’égard de l’occupant du Palais présidentiel [Planalto].
D’une part, ils participent activement et ouvertement au gouvernement, au point que l’on ne sait plus si celui-ci appartient au président ou aux personnes en uniforme. En revanche, en coulisses, ils semblent approuver la répression par le STF des groupes les plus fous de la galerie d’asile de fous bolsonaristes. Pour la plus grande «tranquillité» de l’establishment civilisé, chaque fois qu’ils sont consultés officieusement, les officiers en service actif nous disent qu’ils ne veulent pas d’aventures.
On observe la même indécision apparente de la part du Centrão [ensemble des partis dits du «grand centre» dont l’existence matérielle dépend des rapports avec l’appareil d’Etat], soit une partie décisive du Congrès national. D’une part, le Centrão soutient Bolsonaro, le président de la Chambre des députés ayant bloqué de manière décisive les demandes de destitution à son encontre. D’autre part, il refuse l’approbation de l’utilisation du bulletin de vote imprimé, ce qui permettrait au président de mettre en question l’élection de 2022.
Cela rappelle le Parti républicain aux Etats-Unis, qui a rejeté la destitution de Trump au Sénat mais a refusé de participer au putsch viking [du 6 janvier 2021] contre la certification de l’élection de Biden par le législatif.
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Une oscillation similaire peut être observée dans le milieu bourgeois. Alors qu’une partie des représentants du grand capital ont indiqué leur opposition à Bolsonaro – une position que leurs homologues étatsuniens ont également prise par rapport à Trump – des secteurs de l’agrobusiness, du secteur des services et des petites et moyennes entreprises continuent d’être favorables à Bolsonaro. La guerre des manifestes des entreprises qui a eu lieu il y a quelques semaines en est la preuve [en août 2021, divers secteurs de l’entreprenariat ont multiplié des manifestes qui tout en affirmant «la défense de la normalité démocratique» restent passifs face au golpisme].
Hannah Arendt (selon Eduardo Jardim et Pedro Duart) nous dit que la bourgeoisie allemande avait l’intention d’utiliser Hitler. Quand elle s’est rendu compte que c’était le contraire qui se produisait, il était trop tard. Quand, finalement, ici, sera-t-il «trop tard»? Il n’y a pas de réponse à cette question à un million de dollars.
«L’autoritarisme furtif», bien décrit par Adam Przeworski (article publié le 17 octobre 2020 dans Folha de São Paulo), érode la démocratie petit à petit, sans ruptures définitives. Il s’agit d’un processus «lent et régulier», dans lequel l’érosion, menée par des gouvernants élus, se déroule en grande partie dans les limites de la loi et est ponctuée de hauts et de bas.
Cet autoritarisme furtif utilise les failles disponibles pour restreindre la liberté d’expression, modifier la composition des organes judiciaires, changer les règles du système électoral, désorganiser l’Etat, interdire ou entraver les associations, terroriser les opposants, les surveiller, les poursuivre, les emprisonner, les agresser physiquement, etc.
Quand il y a un scandale, ils font marche arrière. Puis ils recommencent. Le «coup» de Trump a consisté à faire pression sur les institutions – d’abord les commissions de dépouillement des votes, puis le Congrès – pour qu’elles reconnaissent qu’il y avait eu fraude lors de l’élection, et qu’il était le véritable vainqueur. Ayant échoué, il a cédé du terrain, mais même hors de la présidence, il n’a pas abandonné le discours sur la fraude.
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La société ne doit donc prendre aucun risque. L’opposition démocratique doit utiliser tout espace disponible pour résister, pour l’isoler et pour réduire l’autocratisme à une frange lunatique et isolée.
En Hongrie, où l’autocratie de Viktor Orbán, au pouvoir depuis plus de dix ans, a progressé au point que le Parlement européen a dénoncé «un risque clair de violation grave des valeurs», l’opposition de centre-gauche a remporté les élections à Budapest en 2019, battant le parti officiel.
En Turquie, à propos de laquelle le Parlement européen s’est déclaré «engagé à inclure la conditionnalité démocratique», des manifestations étudiantes ont renversé, début 2021, le recteur nommé par le président Recep Tayyip Erdogan à la principale université du pays.
Au Brésil, le meilleur moyen de mettre fin à l’autocratisme serait la destitution (impeachment) de Bolsonaro. Pour ce faire, il est indispensable de créer une unité active entre les forces de gauche, du centre et de droite, qui ont par ailleurs des vues antagonistes sur la manière de gérer la nation en cas de destitution du président.
Dans l’immédiat, le pas nécessaire est donc la reconnaissance mutuelle des profondes différences qui divisent ce possible front démocratique, notamment en ce qui concerne le programme économique. Si les distinctions ne sont pas légitimées, la confiance mutuelle ne peut être établie et l’enthousiasme s’estompe.
Le deuxième moment serait de déterminer clairement quels sont les points unificateurs, en dehors desquels tous les courants se voient garantir la liberté de poursuivre leurs points de vue respectifs, qui seront démocratiquement contestés lors des élections.
«Chaque organisation continue sous sa propre bannière et sa propre direction. Chaque organisation observe en action la discipline du front unique», a recommandé Trotsky depuis l’observatoire turc [il résidait à Prinkipo]. Malgré les autres controverses entourant son personnage, il convient de réfléchir à l’un des moments de l’histoire où il a vu juste. (Article publié dans le quotidien Folha de São Paulo, le 18 septembre 2021; traduction du brésilien par la rédaction de A l’Encontre. Source des photos: Folhapress, 7 septembre 2021)
André Singer est professeur titulaire au département de sciences politiques de l’USP (Universidade de São Paulo). Il est l’auteur, entre autres, de Os Sentidos do Lulismo (Companhia das Letras, 2012) et O Lulismo em Crise. Un quebra-cabeça do periodo Dilma (2011-2016) (Companhia das Letras, 2018).
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