Par Eliana Como
[Dans la foulée des articles publiés récemment sur ce site ayant trait à la situation sociale et politique italienne, nous publions ici une analyse exhaustive et pénétrante d’une lutte remarquable: celle des travailleurs de l’usine Gkn. Dans un climat d’offensive déterminée de la part de la Confindustria et du gouvernement Draghi, cette lutte – certes pas terminée – peut apporter un élément d’espoir et de réflexion au sein de secteurs du prolétariat en Italie et au-delà.
Dans des configurations différentes – en termes de branches, d’expériences syndicales et d’impact – se développent quelques luttes radicales, par exemple dans la logistique. Fedex a récemment décidé de licencier 300 salariés à Piacenza, cela a entraîné une tentative de riposte dans les sites de Fedex du Nord de l’Italie. A Prato, les salarié·e·s de Texprint sont en lutte contre des formes extrêmes de surexploitation. Ils ont apporté leur solidarité à ceux de GKN, des voisins géographiques. Les syndicats de base – cette fois en commun! – ont lancé l’initiative d’une journée de grève pour le 11 octobre. On ne peut qu’espérer, malgré toutes les difficultés, que s’établisse une jonction la plus large possible de ces diverses mobilisations. Nous ferons tout pour tenter d’en informer les forces militantes du monde francophone. Rédaction A l’Encontre]
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En mars 2020, en raison de l’état d’urgence provoqué par la crise sanitaire, le gouvernement italien a décrété le blocage des licenciements, c’est-à-dire l’interdiction pour les entreprises de procéder à des licenciements collectifs pour cause de crise et de restructuration. Cette mesure a contribué à maintenir l’emploi dans les secteurs professionnels les plus organisés, même si elle n’a malheureusement pas empêché un véritable massacre de l’emploi, avec environ 1 million d’emplois perdus, dont une grande majorité de femmes avec des contrats précaires. De toute façon, le blocage a été progressivement prolongé jusqu’au 30 juin 2021, date à laquelle il a été finalement suspendu, à l’exception de certains secteurs des services et de l’industrie textile, pour lesquels il durera jusqu’à la fin du mois d’octobre. En fait, l’accord entre la Confindustria et les syndicats comprend la «recommandation» aux patrons d’utiliser éventuellement 13 semaines d’indemnités de licenciement (chômage technique-cassa integrazione), avant de passer aux licenciements (peut-être dans l’espoir que la situation de la production puisse changer…). Dès lors, les entreprises étaient «enfin» libres de licencier, même celles qui n’avaient pas de contrats précaires, sans que les syndicats aient été capables d’imposer au gouvernement la réforme des filets de sécurité sociale, et encore moins d’une politique d’avancement de l’âge de la retraite et de diminution du temps de travail, ce qui aurait, au moins partiellement, défendu l’emploi face aux restructurations. La fin du blocage des licenciements, le 30 juin 2021, s’est accompagnée d’un gênant accord syndical, dans laquelle le syndicat s’est contenté de plaider pour 13 semaines d’indemnité en cas de licenciement, sans autre contrainte pour les entreprises qu’une simple «recommandation».
Quelques jours après la fin du blocage, les licenciements collectifs ont commencé. Le 9 juillet, les travailleurs de Gkn ont reçu par e-mail la nouvelle de la fermeture de l’ensemble de l’usine. Gkn est une usine avec 422 ouvriers, principalement des hommes. Ils sont environ 500, si l’on tient compte des entreprises sous contrat pour les services indirects tels que les cantines et le nettoyage. Gkn, qui faisait partie il y a plusieurs décennies du groupe Fiat, produit des arbres d’essieux pour le secteur automobile, encore en grande partie pour FCA [Fiat Chrysler Automobiles, anciennement Fiat, aujourd’hui Stellantis, résultat de la fusion du groupe PSA et de FCA].
L’usine se trouve à Campi Bisenzio, dans la province de Florence. Elle a été rachetée il y a quelques années par un fonds d’investissement spéculatif britannique, Melrose. Ce n’est pas une usine en crise, au contraire, elle est à l’avant-garde, produisant des arbres d’essieux pour Ferrari, avec un très haut niveau de technologie et de qualité. Un appareil de production dans lequel, jusqu’à une minute avant d’annoncer sa fermeture, l’entreprise avait investi, y compris avec des subventions publiques allouées au fil des ans par les gouvernements.
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Il s’agit donc d’une usine hyperproductive, neuve, pas en crise, qui jusqu’à hier recevait des fonds publics et du jour au lendemain annonçait sa fermeture par e-mail, sans autre raison que de déplacer la production pour spéculer ailleurs. En réalité, une histoire comme beaucoup d’autres. Mais cette fois, une explosion s’est produite, devenant le conflit syndical le plus important du pays et un signe de rédemption pour l’ensemble du monde du travail, endormi par des décennies de défaite, de résignation et de modération syndicale.
L’histoire syndicale de Gkn – dont les travailleurs sont pour la plupart membres de la Fiom (Federazione Impiegati Operai Metallurgici) et historiquement liés au courant interne le plus combatif (RiconquistiamoTutto) de la CGIL (Confederazione Generale Italiana del Lavoro) – a toujours été radicale et exemplaire. C’est le résultat d’années de négociation pour l’obtention de gains dans l’entreprise, de cohérence politique et surtout de construction méticuleuse de rapports de force, à l’intérieur et à l’extérieur de l’usine. Une histoire syndicale où «on fait ce qu’on dit et on dit ce qu’on est capable de faire». Au fil des années, ils ont négocié de meilleures conditions, récupérant dans l’usine une grande partie de ce que les syndicats avaient abandonné au niveau national (comme la protection de l’article 18 contre les licenciements individuels), tout en parvenant à s’opposer aux aspects les plus odieux du contrat national des métallurgistes de 2016 (flexibilité et heures supplémentaires, variabilité des primes, indemnités de maladie…).
Lorsque l’entreprise a soudainement annoncé sa fermeture le 9 juillet, la réaction a été immédiate: les travailleurs ont occupé l’usine et ont organisé des piquets permanents devant les portes de l’usine. Dès le début, l’acteur de la lutte a été le Collectif d’usine (Collettivo di fabbrica). C’est un organe existant depuis quelques années à Gkn (également obtenu dans l’entreprise), composé de délégués d’usine, normalement reconnus par des accords syndicaux nationaux, auxquels s’ajoute un groupe de travailleurs élus qui représentent chaque département de production et sont en relation directe avec les travailleurs, indépendamment du syndicat auquel ils appartiennent (qui, de toute façon, est en grande partie la Fiom CGIL).
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La loi italienne, en cas de licenciement collectif, prévoit une procédure spéciale (loi 223), au cours de laquelle l’entreprise et le syndicat doivent tenter de parvenir à un accord avant que les licenciements ne deviennent définitifs. Les travailleurs de Gkn savaient qu’ils avaient 75 jours, jusqu’au 23 septembre, pour faire plier un fonds financier anglais qui n’a même pas eu le courage de les regarder dans les yeux lorsqu’il a soudainement annoncé la fermeture de l’usine.
Au lieu de se résigner, ils ont invité tous ceux qui en ont assez d’être exploités, précarisés et licenciés à rejoindre cette lutte, derrière le slogan #insorgiamo (Soulevons-nous), emprunté à la résistance antifasciste de Florence pendant la guerre.
Immédiatement, la «garnison» est peuplée de personnes solidaires. L’usine a été littéralement embrassée par tout le territoire et au-delà. Un comité local a été formé pour soutenir la lutte, composé principalement d’autres travailleurs et militants solidaires. Le maire de Campi Bisenzio les a soutenus dès le début, publiant immédiatement un ordre empêchant les camions de s’approcher de l’usine pour tenter de la vider. La Fiom, avec le Collectif de l’usine, a ouvert le front du conflit également du point de vue juridique, en dénonçant l’entreprise pour son comportement antisyndical. Le 19 juillet, la CGIL de Florence a déclaré une grève générale territoriale (rejointe par d’autres syndicats) et a rempli une des places centrales de la ville. Le samedi suivant, le 24 juillet, le Collectif d’usine a organisé une manifestation autour de l’usine: une immense rivière de personnes, dont de nombreux travailleurs solidaires venus de l’extérieur de la région, a embrassé physiquement l’usine. Le Collectif de la Fabrique est revenu sur la place, avec l’ANPI (Association nationale des partisans italiens), le 11 août, jour de commémoration de la résistance partisane à Florence. La ville s’est à nouveau remplie, bien que ce soit le milieu de l’été.
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Entre-temps, le conflit a rempli quotidiennement les pages des journaux, s’attirant également la solidarité du monde universitaire, culturel et du spectacle. La détermination de la lutte et la capacité à construire un consensus de masse autour d’elle sur des slogans très radicaux, mais en aucun cas minoritaires, sont progressivement devenues un fait que personne dans le pays ne peut se permettre d’ignorer. Des institutions régionales et nationales ont été plus ou moins forcées de se présenter aux portes de l’usine et d’apporter leur solidarité aux travailleurs. Elles ont manifesté leur indignation et fait des promesses qu’elles savent qu’elles ne tiendront pas. Mais en face d’eux, elles ont trouvé des travailleurs capables de leur rappeler que Melrose n’a pas l’intention de revenir en arrière et que ce fonds spéculatif a fait ce que les lois adoptées jusqu’à présent lui ont permis de faire. Pour y mettre fin et changer le devenir de ce conflit, la politique n’a qu’un seul moyen: changer ces lois.
Tout aussi clairement, les travailleurs ont expliqué à tous qu’ils n’accepteront pas d’indemnités de licenciement, d’incitations au licenciement ou de promesses de réinsertion. Ils ne veulent pas d’allocations, ils ne veulent pas un autre emploi qu’ils prendraient à d’autres travailleurs et travailleuses qui sont encore moins protégés qu’eux. Ils veulent continuer à fabriquer des arbres d’essieux, c’est tout. Le marché est là, l’usine et les machines sont là, toutes les compétences nécessaires sont en place et à tout moment, ils pourraient reprendre la production. Ce qui manque, c’est l’entreprise et l’engagement que le gouvernement pourrait prendre pour continuer à obtenir des commandes, d’autant plus que le principal client de GKN est Stellantis, l’une des entreprises qui a le plus sollicité le gouvernement italien en termes de ressources financières non remboursables.
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Pour essayer de couvrir ses arrières, le gouvernement a même commencé à parler, au milieu de l’été, d’une proposition de loi anti-délocalisation fondée sur le modèle français, qu’elle ait fonctionné ou non en France. Sans consulter les travailleurs concernés, il s’est attelé à un texte très faible, qui, plutôt que d’empêcher les délocalisations, fixe la procédure à suivre par les entreprises qui délocalisent. Aucune sanction pour les entreprises qui ne s’y conforment pas, aucune obligation pour les entreprises qui ont reçu de l’argent de l’Etat de ne pas fermer et de déplacer la production ailleurs. Juste un peu plus de temps pour annoncer le licenciement et des engagements génériques pour trouver d’autres emplois pour les travailleurs concernés et monnayer leur licenciement. Exactement ce que les travailleurs du Gkn ne veulent pas.
Bien que le premier projet soit très faible, Carlo Bonomi, le président de la Confidustria [depuis le 20 mai 2020], pousse un cri d’indignation dès sa lecture: «la liberté d’entreprise est remise en cause». Suite à ses propos, le gouvernement a immédiatement fait marche arrière, édulcorant encore plus le texte. Les directions syndicales confédérales ont été jusqu’à présent très faibles sur ce point, quasi inexistantes, plutôt coincées dans une discussion absurde sur les vaccins et les passes sanitaires.
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Ce sont une fois de plus les travailleurs du Collectif Gkn qui se sont levés et ont exigé que cette loi soit écrite d’une manière différente. Fin août, ils ont invité les plus grands juristes démocrates du pays aux portes de l’usine occupée, leur demandant de réécrire un texte qui pourrait réellement empêcher la délocalisation d’entreprises qui ne sont pas en crise. C’est l’objet de leur conflit, ainsi que de divers autres conflits ouverts dans le pays, liés en grande partie au secteur automobile, qui risque de plus en plus de s’effondrer en raison des choix industriels et d’emploi de Stellantis.
Le 18 septembre, quelques jours avant la fin de la procédure qui devait aboutir aux lettres de licenciement, le Collectif d’usine a appelé à une manifestation nationale à Florence, préparée par une série d’assemblées faites par les délégués de Gkn dans d’autres villes (Rome, Naples, Turin, Milan, Bergame et bien d’autres) et rejointes ensuite par la CGIL et la Fiom.
Venues de toute l’Italie, quelque 40 000 personnes ont envahi Florence le 18 septembre. C’était l’une des manifestations les plus radicales et les plus réussies de ces dernières années. Après des décennies, le monde du travail s’est retrouvé sur la place au-delà de tous les clivages politiques et syndicaux, derrière un seul mot d’ordre lancé par le Collectif d’usine: soulevons-nous!
Deux jours plus tard, le tribunal a statué sur la plainte de la Fiom pour comportement antisyndical, donnant tort à l’entreprise et bloquant la procédure de licenciement. Bien que cela ne suffise pas à éviter la fermeture de l’usine, il s’agit d’une première victoire importante, déterminée par le niveau extraordinaire de mobilisation ainsi que par la négociation préexistante de Gkn par l’entreprise, qui a fait dire au juge que l’entreprise aurait dû informer le syndicat avant d’annoncer la fermeture de l’usine.
Les 75 jours ont donc été interrompus avant que les lettres de licenciement puissent être envoyées. L’entreprise a, à nouveau, déjà convoqué les syndicats pour rouvrir la procédure, après une information préalable imposée par le tribunal. Mais elle devra attendre au moins 75 jours de plus avant de pouvoir licencier. Entre-temps, le titre de la firme a perdu 4% en Bourse, en une seule journée, après la nouvelle du jugement.
Après tant d’années de défaite, il y a enfin de l’espoir. Mais une forte conscience doit s’affirmer que la partie n’est pas terminée. Les licenciements n’ont pas été retirés, mais seulement repoussés. L’usine reste occupée et la lutte continue. Ce temps supplémentaire devrait être utilisé pour obliger le gouvernement à prendre des mesures pour annuler les licenciements, en adoptant une loi qui empêche la délocalisation des entreprises qui ont utilisé des ressources publiques pour investir en Italie. Des fonds brûlés suite à des opérations spéculatives sur les marchés financiers qui, en plus de ne pas avoir été utilisées pour créer des emplois, auraient dû être affectées bien plus utilement au secteur de la santé et à la sécurité sociale.
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Ce conflit est exemplaire pour de nombreuses raisons, à commencer par l’autonomie de sa direction syndicale et le rôle prépondérant du Collectif d’usine (Collettivo di fabbrica), en relation directe et quotidienne avec l’assemblée des travailleurs. Cette capacité d’initiative importante qui – grâce aussi à une extraordinaire solidarité du territoire – a pu, jusqu’à présent, déterminer la contribution nécessaire de la CGIL. Cette dernière est désormais appelée à assumer la responsabilité de convoquer la grève régionale et ensuite nationale sur la question des délocalisations. Le résultat n’est pas gagné d’avance, nous en sommes conscients, mais la force symbolique de ce conflit est telle que sa normalisation ou sa marginalisation ne sera facile pour personne.
Cette lutte est aussi exemplaire parce qu’elle a montré que les travailleurs ne sont pas résignés à leur sort, malgré des décennies de défaites et de reculs, dus aussi à des choix syndicaux modérés, marqués par la concertation et inefficaces. Devant les portes de Gkn, le stéréotype du travailleur vaincu avant même d’avoir commencé à se battre a finalement été renversé. L’esprit et la force de ce conflit sont tels qu’il a entraîné tout le monde derrière lui, même beaucoup de ceux qui n’y croyaient plus, avec un rôle polarisant, tant sur le plan syndical que politique, tel qu’on n’en a pas vu en Italie depuis 20 ans. La lutte n’est pas terminée, mais c’est déjà une victoire d’avoir redonné de l’espoir et une voix à un mouvement des travailleuses et travailleurs ouvrier qui, autrement, aurait été inerte.
Enfin, ce conflit est exemplaire car il a montré qu’une lutte radicale – même très radicale – n’est pas forcément minoritaire et peut être une lutte de masse si le groupe dirigeant qui la mène a l’intelligence de sortir d’un possible isolement et de construire un consensus sans sectarisme.
Etre radical, c’est aller à la racine. Ce conflit a le mérite de le faire. La lutte continue. (Article reçu le 25 septembre 2021; traduction rédaction de A l’Encontre)
Eliana Como est la porte-parole nationale de Riconquistiamo Tutto, un courant d’opposition au sein de la CGIL
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