Argentine. Un nouveau mois de décembre, une autre Argentine

Par Pablo Touzon

L’histoire contemporaine argentine est marquée par ses mois de décembre. C’est pendant la période des Fêtes qu’ont eu lieu eu aussi bien les rebellions massives du 19 et 20 décembre 2001 qui ont mis un terme à la présidence de Fernando de la Rua [10 décembre 1999-21 décembre 2001, membre de l’Union civique radicale], que l’incendie de la discothèque la Republica de Cromañon [Buenos Aires] en 2004, que l’apogée de la lutte du gouvernement de Cristina Fernandez contre le journal Clarin (dans ce qu’on a appelé 7D pour le 7 décembre) en 2012, que la grève de la police et les troubles sociaux, les pillages et les morts qu’elle a entraînés en 2013. Décembre est le mois du drame argentin et de la catharsis de ses blessures mal cicatrisées.

Mauricio Macri [mandat initié le 10 décembre 2015] et le gouvernement de sa coalition Cambiemos a eu au cours de ces dernières semaines son baptême de feu, en reproduisant la classique trilogie nationale de la période des vaches maigres: ajustement-répression-cacerolazo. Au cours des deux ans entre le 10 décembre 2015 et ce jour, le macrisme a procrastiné le calendrier économique et social, en comprenant avec justesse le paradoxe de sa victoire. Expert dans la cartographie des humeurs sociales, son propre big data lui a indiqué depuis le début les limites de ses possibilités: la lassitude généralisée par rapport au kirchnerisme [Cristina Kirchner: décembre 2007-9 décembre 2015] n’impliquait pas nécessairement l’adoption d’un agenda (surtout sur le plan économique) néolibéral.

Le nouveau gouvernement de Cambiemos vivait une expérience analogue à celle du gouvernement de l’Alianza [formée par l’accord l’Unión Cívica Radical et la coalition nommée Frente País Solidario] qui a remplacé le péronisme ménémiste [Carlos Memen au pouvoir de 1989 à 1999] en 1999. A cette époque, le rejet massif de la corruption des gouvernants et de leurs débordements allait de pair avec une adhésion tout aussi massive à la pierre angulaire de sa politique économique, la convertibilité, qui fixait légalement la parité entre le dollar et le peso. Le souvenir gravé dans la pierre de l’hyperinflation de 1989 et 1990 avait fait de cet outil économique un des plus populaires qu’ait eu l’Argentine au XXe siècle.

Même si cela peut paraître paradoxal en s’agissant d’un gouvernement composé majoritairement de PDG de grandes entreprises et fortement ancré au centre droit, le macrisme n’a pas été élu «pour faire l’ajustement» [politique d’austérité et de privatisation]. Ou du moins pas de manière littérale. On peut dire qu’au sein du gouvernement de Cambiemos il existe deux âmes: l’une dirigée par le gourou électoral équatorien [de Macri] Duran Barba, qui, en surveillant l’humeur sociale avec la science du focus group et la philosophie politique de l’algorithme, déclare que «l’ajustement est impossible»; et l’autre, liée au noyau du secteur économique, qui proclame en sourdine que «l’ajustement est inévitable».

Les deux premières années ont été clairement marquées par la tendance Duran Barba. Le seul ajustement du gouvernement, celui des «tarifazos» [augmentation des prix et baisse des subventions] des services publiques du gaz, de l’électricité et de l’eau, qui a d’ailleurs été un demi-échec entre les plaintes aux tribunaux et les tournants de l’administration elle-même. A cette époque il avait fallu des mois pour appliquer ces mesures, qui ont été la première défaite politique de la première année de gouvernement. D. Barba a alors opté de prioriser la variable politique et a rendu publique cette décision dans des forums nationaux et internationaux, face à des investisseurs et des entrepreneurs de tout genre.

Face aux secteurs du pouvoir économique qui se demandaient «Quand va commencer le gouvernement de Macri?», il y avait un argument catégorique qui pouvait se résumer ainsi: «Nous sommes un gouvernement issu d’un ballottage [au 2e tour Macri a obtenu 51,4% des suffrages], avec une minorité dans les deux chambres, dans un pays ayant une culture politique historiquement populiste. Il n’est pas possible de consolider une gouvernabilité alternative au péronisme en commençant par appliquer les mesures antipathiques d’un ajustement massif. Nous devons d’abord gagner les élections et les élections se gagnent en étant populiste. L’agenda des réformes devra attendre». C’était le théorème du pays de l’ajustement impossible, expliqué par ceux dont on supposait qu’ils devaient le réaliser. Le léninisme macriste a inventé sa propre Nouvelle Politique Economique – tout comme l’avait fait la jeune Union soviétique – financée par un endettement massif possible grâce aux paiements exigés par des «fonds vautours» et sa sortie d’une situation de défaut.

En octobre 2017, le moment est enfin arrivé. Les élections parlementaires ont consolidé et amplifié de manière importante les résultats obtenus deux ans plus tôt: le pays tout entier s’est paré des couleurs du «Cambio». La principale référente de l’opposition, l’ex-présidente Cristina Fernandez de Kirchner, a été vaincue par un candidat officialiste ignorant et anodin, Esteban Bullrich, pour la position de sénateur de la province stratégique de Buenos Aires. Le résultat électoral a encore approfondi la crise du péronisme dans l’opposition, et surtout le fossé existant entre les secteurs ayant une responsabilité de «gouvernement» (gouverneurs, maires, syndicalistes y compris des animateurs des mouvements sociaux) et le kirchnerisme, quasi isolé de l’Etat et dont beaucoup de dirigeants sont prisonniers ou en voie de le devenir, comme l’ex-candidat à la vice-présidence en 2015, Carlos Zanini.

N’ayant plus rien à perdre, les partisans de Cristina Kirchner approfondissent leur dérive maximaliste. En ayant tout à perdre, le péronisme «de gouvernement» approfondit sa dérive «acuerdista» [en faveur d’accords et d’alliances]. Et avec la crise profonde du péronisme à la Sergio Massa (qui se voyait lui-même comme une «voie du milieu» entre le macrisme et le kirchnérisme, et a mené sa campagne en 2015 dans cette perspective) on a perdu toute interface possible entre ces deux pôles.

Les résultats électoraux, le panorama de l’opposition et sa propre préoccupation face à la croissance du déficit étatique ont laissé Cambiemos sans excuses. Ce parti a alors présenté en octobre-novembre une version embryonnaire du paquet de «réformes structurelles» qui n’était discuté qu’en sourdine jusque-là.

Le paquet de réformes

Dans un premier temps, le gouvernement a décidé de lier les réformes les unes aux autres: la réforme du code du travail avec la celle de la prévoyance et de la fiscalité. Le contenu est classique et ne diffère pas de la recette prototypique des organes multilatéraux, mais avec un ajout fondamental. La construction du consensus avec les gouverneurs péronistes implique une réorientation des ressources des caisses de prévoyance aux caisses provinciales, liant le destin du paiement aux employés de l’Etat à un retrait du financement des fonds pour la retraite. Ce tableau se complète avec une pièce économico-politique clé pour la propre ingénierie politique de Macri; c’est-à-dire la discussion sur les ressources de la décisive province de Buenos Aires. Une manœuvre intelligente qui visait à économiser des ressources et réduire en une seule consultation (d’ordre politique aussi) le corpus fondamental du reste de son agenda de gouvernement.

La fin de l’année 2017 semblait être le moment idéal pour la mise en œuvre de ces mesures, après l’adoubement électoral et avant les longues vacances d’été qui dissolvent tout en Argentine. L’agenda électoral national semble conçu par Dick Morris (ex-conseiller de Clinton) et sa «campagne électorale permanente»: la prolifération séquences électorales fait que les moments politiques «sans élections» sont très rares. Par conséquent, la fenêtre d’opportunité pour «faire un ajustement» est très brève. Dans ce sens, le gouvernement a bien calculé le moment choisi et l’opportunité. Mais quelque chose est arrivé.

Des partenaires létaux

Les retraité·e·s et le néolibéralisme sont des partenaires létaux dans l’Argentine moderne. Depuis les années 1990, le régime de prévoyance argentin (des retraites à des «aides sociales») repose sur une combinaison complexe d’apports. Cela a fait que la discussion technique et de palais est devenue virale dans les médias et les réseaux sociaux: pour une fois, le débat n’était pas abstrait et ne se dissolvait pas dans les slogans de l’opposition de Cristina Kirchner. Il s’est incarné dans la société et les secteurs sociaux moyens argentins, qui voient poindre, derrière cette réforme, l’horizon des réformes à venir. Le gouvernement avait finalement touché à un tabou, rappelant la précédente réforme de l’Alianza, lorsque le gouvernement de Fernando de la Rua avait retiré 13% des revenus des retraités [1].

Patricia Bullrich en marche «vers l’ordre»….

Mais l’ingrédient principal pour déclencher l’orage parfait a été apporté par le Ministère de sécurité présidé par Patricia Bullrich. Depuis le début de la gestion de Cambiemos, la ministre a voulu consolider le rôle de faucon dans l’administration macriste en essayant de réaliser la promesse la plus difficile à respecter du président: celle d’en finir avec les «piquetes» [qui bloquent les rues] et autres formes de protestation sociale dans la rue. En matière de pilules amères et de pyrotechnique verbale elle devançait ce qu’a été la répétition générale jeudi de la semaine passée: un tournant de 180° dans une politique de non-répression face à la protestation sociale qui avait marqué, avec ses hauts et ses bas, la manière globale d’affronter cette question au cours de 12 dernières années [la police a fortement réprimé les manifestant·e·s aux alentours du palais gouvernemental].

La dure répression qui a frappé – dans une des principales places politiques du pays, dans un pays ayant une forte tradition d’activité politique dans la rue – des militant·e·s, des députés de l’opposition, des photographes et des passants en général, a constitué une rupture d’un autre tabou, rupture qui a fait tomber non seulement le premier tour de la session parlementaire. Elle a également posé les bases violentes pour la prochaine étape. Il semble que sur ce point aussi le gradualisme ait atteint à ses limites.

Le spectre «cacerolero»

Le jeudi 14 décembre, l’Argentine s’est réveillée différente, dans un climat torride et violent que le pays n’avait plus connu depuis des années. Il y a eu des journées de furie pendant lesquelles le gouvernement a réussi à conserver le soutien du péronisme fédéral et à obtenir un «ni» de la part du triumvirat syndical cristallisé dans la photo avec les gouverneurs et le président et la grève uniquement partielle de la CGT.

Le vote positif du Congrès a été un triomphe de l’officialisme, mais il a eu un coût particulièrement élevé. Non seulement à cause des images des protestations violentes, les abus et la répression ultérieure, qui ont fait le tour du monde. Ni seulement à cause du prix qu’il a fallu payer pour associer à nouveau les politiques néolibérales avec les réductions des pensions des «grands-parents» argentins. Mais plutôt à cause du réveil du spectre qui hante tout gouvernant après 2001: le cacerolazo des secteurs de la classe moyenne urbaine contre une mesure de leur gouvernement. Cambiemos ne peut pas attribuer cette forme de protestation à des résistances «corporatistes» de syndicats ou de mouvements sociaux, à des «mafias enkystées dans le pouvoir», ni au démon kirchneriste. Pour un gouvernement particulièrement préoccupé par l’humeur sociale et qui a élevé sa surveillance à la catégorie d’une science, c’est là une donnée préoccupante. Une première limite à l’hégémonie macriste?

Quoi qu’il en soit, l’étape semble achevée. Même avec des résultats électoraux favorables, les images de gaz lacrymogènes et de sang dans les rues semblent annoncer la fin de l’étape «facile» du réformisme de Cambiemos, la fin d’une sorte de printemps. (Article publié sur le site uruguayen La Diaria, le 23 décembre 2017; traduction A l’Encontre)

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[1] L’inflation est galopante et attaque le pouvoir d’achat effectif des retraites. Les plans de Macri prévoient de réduire l’augmentation des pensions en l’indexant sur un indice officiel qui mesure «approximativement» la hausse des prix et de repousser l’âge de départ à la retraite de 65 à 70 ans pour les hommes et de 60 à 63 ans pour les femmes. (Rédaction A l’Encontre)

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