Tunisie: «Quel est le véritable ennemi commun»?

Le 1er mai à Tunis

Par Santiago Alba Rico

L’année dernière on a célébré en Tunisie le 1er mai sans le dictateur Ben Ali, mais la date a passé plus ou moins inaperçue dans un pays qui était encore en pleine effervescence et qui se préparait pour les élections à l’Assemblée constituante [23 octobre 2011].

On se souviendra de la longue lutte que les forces populaires ont menée à l’égard des gouvernements provisoires successifs. Ce combat avait abouti, début mars 2011, à la victoire de la Deuxième Casbah [par référence à la mobilisation de masse au centre de Tunis, où se trouve le Palais du Premier ministre], avec la satisfaction d’une bonne partie des revendications politiques de la place. Le troisième gouvernement provisoire est dirigé par le bourguibiste Béji Caïd Essebsi [le 4 mars 2011, le Premier ministre tunisien par intérim forme un gouvernement provisoire qui ne compte plus un ministre du pouvoir déchu de Zine El Abidine Ben Ali; il prend aussi des engagements ayant trait à la dissolution de la Direction de la sécurité du territoire (DST) et de la police politique, organismes qui ont assuré le règne d’un pouvoir implacable durant 23 ans].

Caïd Essebsi s’est chargé de préparer les élections du 23 octobre 2011, au cours desquelles le mouvement Ennhada l’a emporté. Les membres de ce mouvement islamiste modéré, actuellement au gouvernement, ont subi des persécutions, des tortures et la captivité sous la dictature. Comme il ne disposait que d’une majorité insuffisante (70 sièges sur 200), Ennhada a dû pactiser avec la deuxième et la troisième force (30 et 21 sièges respectivement, soit le Congrès pour la République de Moncef Marzouki et l’Ettakatol) pour former un gouvernement de transition, chargé de gérer le pays pendant que la Constituante rédige la Constitution. Selon cet accord, la présidence de la Constituante est revenue à Moustapha Ben Jaafar, du parti social-démocrate Ettakatol, alors que la présidence du gouvernement a été attribuée à l’islamiste Hamadi Jebali [qui deviendra, en décembre 2011, chef du gouvernement], représentant de la ligne plus centriste de Ennahda.

Au cours des quatre mois du gouvernement de Béji Caïd Essebsi, les problèmes économiques et sociaux de la Tunisie n’ont cessé de s’aggraver. Le départ des transnationales étrangères, la chute vertigineuse du tourisme [en neuf mois, une chute de 34,4%] et la crise libyenne ont augmenté le chômage endémique des jeunes, alors que l’inflation galopante a poussé fortement à la hausse les prix des produits de base. En dehors de la capitale, dans les quartiers périphériques ou dans les régions de l’intérieur plus défavorisées, où la révolution avait commencé en décembre 2010, les blocages des routes, les manifestations et les rassemblements se sont poursuivis, entraînant parfois des affrontements durs avec la police. Cette dernière a maintenu intact l’ancien appareil et donc ses habitudes répressives. Ces derniers jours, à Moularès [ville du sud-ouest de la Tunisie, à une cinquantaine de kilomètres de Gafsa], dans le bassin minier, on a assisté à une véritable révolte des jeunes chômeurs à la suite de l’annonce des résultats du concours organisé par la Compagnie de Phosphates de Gafsa pour pourvoir quelques postes dans les mines.

Mais les luttes sociales tout comme le travail de la Constituante restent en quelque sorte brouillés ou occultés par un conflit politique factice mais bruyant. La brutale répression des mobilisations du 7 et du 9 avril 2012, alors que les manifestants tentaient d’accéder à la symbolique Avenue Bourguiba de la capitale pour réclamer du travail et rendre hommage aux martyrs, donne toute la mesure des tensions accumulées au cours des derniers mois, au fil d’une bataille politique de plus en plus polarisée autour de l’affrontement entre laïcs et islamistes.

L’opposition au gouvernement – une constellation de partis du centre à laquelle se joint, de loin, la gauche marxiste – accuse Ennhada d’être en train d’établir une «nouvelle dictature» – islamiste – en faisant reculer les succès de la révolution et en menaçant les libertés récemment acquises. L’activité plus ou moins acceptée de petits groupes salafistes violents et l’apparition au cours des dernières manifestations de civils armés aux côtés des policiers, ainsi que la persécution judiciaire de quelques journalistes, ont provoqué la colère des défenseurs de la laïcité, dont certains ont été punis lors des élections pour leur connivence avec l’ancien régime et que les plus pauvres associent avec les élites urbaines pro-occidentales.

Le gouvernement accuse pour sa part l’opposition de promouvoir l’instabilité en exerçant une pression ininterrompue et disproportionnée, nuisant ainsi à la récupération économique du pays, et d’exploiter le «fantasme de la menace islamiste» d’une manière qui rappelle ce que faisait la dictature de Ben Ali. Que les deux aient raison pose un problème très préoccupant: savoir qui gouverne réellement en Tunisie en ce moment; qu’est-ce qui se trame dans les coulisses, à l’ombre du combat politique visible?

Il est en tout cas certain que, comme le rappelle le vieil opposant marxiste Gilbert Naccache, la révolution n’a été faite en faveur ni de la laïcité ni de l’islam. Les gens demandaient «du pain, de la liberté et de la dignité nationale». Aussi le déplacement de toute l’attention sur cette fausse question – d’ailleurs la seule dont s’occupent les médias occidentaux – laisse le champ libre à la réorganisation des forces les plus obscures de la dictature.

La polarisation croissante, stérile et factice autour de problèmes d’«identité» génère deux illusions très dangereuses: la première est de penser que Ennahda détient un pouvoir effectif et qu’il est en train de l’utiliser pour imposer un projet rétrograde de «néocalifat», alors qu’en réalité c’est à peine s’il gouverne. Et quand il le fait c’est pour défendre les mêmes intérêts économiques néolibéraux du passé. La deuxième illusion, indissociable de la première, est de penser qu’en Tunisie il existe une démocratie bien ancrée, qui serait maintenant menacée par un parti religieux de droite, alors que, dans les faits,  ni l’appareil policier ni celui de la justice – les deux piliers de l’Etat dictatorial – n’ont été épurés ou restructurés.

Pendant qu’on alimente cette tension factice entre laïcité et islamisme, chaque fois un peu plus réelle, les bourguibistes et les néodusturiens [1], bien financés et organisés, laissent pourrir la situation, unissent discrètement leurs forces et se préparent pour gagner les prochaines élections. L’événement le plus significatif de ces derniers mois en Tunisie a peut-être été la réunion en mars à Monastir [à quelque 160 kilomètres de Tunis; le 24 mars, cette réunion intitulée «Appel de la Nation» était organisée par l’Association nationale de la pensée bourguibienne], où on a préparé l’embryon d’une grande coalition dirigée par Caïd Essebsi, ex-ministre de Bourguiba, et par Kamal Morjan, ex-ministre de Ben Ali.

Cette coalition se présente elle-même comme étant la seule alternative possible pour défendre à la fois les conquêtes laïques de ces dernières décennies et la souveraineté nationale. A mon avis,  le vrai ennemi continue à être la dictature et non pas l’islamisme.

Dans ce contexte de tension croissante, le deuxième 1er mai de la révolution peut dériver vers une bataille de rue. Dans un pays politiquement divisé en deux, Ennahda affronte une opposition réunie autour de ce qui est actuellement l’autre grande force politique en Tunisie: le syndicat UGTT – Union Générale Tunisienne du Travail – dont la nouvelle direction a radicalisé sa position au cours de ces derniers mois.

L’UGTT, un syndicat fondé avant l’indépendance [en 1946], a joué un rôle très ambigu sous la dictature. En effet, alors que ses dirigeants pactisaient avec le régime dictatorial, ses sections locales hébergeaient toutes les forces clandestines, aussi bien islamiques que de gauche. Son intervention contre Ben Ali, le 14 janvier 2011, a été aussi décisive dans le renversement du dictateur que l’a été, par la suite, sa prise de distance – et ensuite sa gestion – de la Casbah, du gouvernement [2] dans la modération des revendications révolutionnaires.

L’UGTT, qui l’année passée a célébré la fête des travailleurs dans un espace fermé, a convoqué pour ce 1er mai 2012 une grande manifestation sur l’Avenue Bourguiba, emblème de la révolution, pour ce qui se veut être une grande démonstration de force.

Les partis marxistes Watad et le PCOT [3], qui s’y joignent, ont averti d’un complot pour démolir cette manifestation de l’intérieur, par l’intermédiaire de jeunes violents qui, en portant des tee-shirts et des emblèmes de gauche, voulaient provoquer une riposte policière agressive. Des salafistes, des miliciens de l’ancien régime, des nahdawuis [4] plus ou moins organisés: elles sont sans doute nombreuses ces forces qui, dans l’ombre, cherchent à contrer, retourner, coopter ou dérailler le processus démocratique qui a débuté il y a un peu plus d’une année avec l’immolation de Mohamed Bouazizi. Aujourd’hui il peut y avoir une grande fête à l’Avenue Bourguiba [5], mais il peut également y avoir une nouvelle scène violente du drame inachevé de la révolution. (Santiago Alaba Rico vit à Tunis; son article a été publié sur le site La Pluma en date du 30 avril 2012; traduction A l’Encontre]

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[1] Habib Bourguiba, père de l’indépendance, a gouverné la Tunisie jusqu’au 7 novembre 1987, date du coup d’Etat de Ben Ali, qui a refondé le parti Destour créé par son prédécesseur. Destouriens et néodestouriens [en fait, néo-néo-destouriens] sont des termes qui désignent les partisans des deux dictateurs. (sar)

[2] Les deux occupations de la Casbah, où se trouve le palais du Premier ministre, ont marqué, en janvier et en février 2011, les deux moments réellement «révolutionnaires» du mouvement populaire en Tunisie. (sar)

[3] Wataniyin Democratiyin (Mouvement des Patriotes démocrates, Watad) et le Parti communiste ouvrier de Tunisie; ce sont les deux partis de la gauche marxiste ayant une représentation au sein de l’Assemblée constituante. (sar)

[4] Militants du parti Ennahda au gouvernement. (sar)

[5] La manifestation du mardi 1er mai 2012, à Tunis, a été massive. Son déroulement a été normal. Dans sa déclaration du 1er mai, l’UGTT déclarait: «Les réalisations du gouvernement ne répondent pas aux attentes des catégories sociales et ne sont pas à la hauteur des énormes sacrifices consentis par les Tunisiens.» L’UGTT soulignait l’incapacité du gouvernement à freiner une «hausse des prix jamais égalée». Le gouvernement y était dénoncé comme ayant recours «tantôt aux accusations, tantôt aux menaces, allant jusqu’à mener une campagne de dénigrement à l’encontre de la centrale syndicale». L’UGTT rappelait son engagement à défendre «le caractère civil de l’Etat et le régime républicain». (Réd.)

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