Grèce: comment la crise frappe les enfants

En janvier 2012 – ultimes données de l’Autorité de statistique grecque – le taux de chômage officiel en Grèce s’élevait à 22%; une augmentation de quelque 350’000 en un an. En janvier 2010, le taux de chômage se situait à hauteur de 11%, puis en janvier 2011 à 15%. Parmi les jeunes âgés de 15 à 24 ans, 51% sont à la recherche d’un emploi. La région la plus touchée est l’Attique (département d’Athènes), région la plus peuplée du pays qui concentre 23% de la population active. Vient ensuite la Macédoine-Thrace, au nord-est du pays.

Les salaires du secteur public ont été réduits de 30% depuis 2012. Les retraites, en moyenne, ont baissé d’au moins 14%. Le salaire minimum a été réduit de 22% et de 32% pour les moins de 25 ans. Selon Odysseas Boudouris, député exclu du Pasok pour avoir refusé de voter un des plans d’austérité: «En février 2012, le Parlement a voté la baisse du salaire minimum dans le privé alors que même le patronat grec n’en demandait pas tant!» (Libération, 4 mai 2012) Selon le quotidien Le Monde, en date du 3 mai 2012: «Plus aucun responsable politique ne semble assumer le texte du Mémorandum de 2010 qui liste les efforts demandés à Athènes en échange de l’aide de la Troïka.»

Le Pasok et Nouvelle Démocratie qui, en 2009, avaient rassemblé plus de 75% des suffrages espèrent atteindre le seuil de 37% ce dimanche 6 mai 2012, ce qui leur permettrait d’envisager l’organisation d’une majorité parlementaire.

Le Secours catholique Caritas évolue le nombre d’immigrants sans papiers à Athènes à 250’000. Une toute petite minorité peut obtenir «la carte rose» de demandeur d’asile, ce qui permet de circuler dans le pays et d’essayer de trouver un travail. Un Burkinabé, qui était étudiant à Ouagadougou et qui est arrivé à Athènes en 2008, a obtenu ce sésame. Il déclare avoir pu décrocher «plusieurs petits boulots au début, mais, à cause de la crise, je ne trouve plus rien. La Grèce est pour nous un enfer et nous y sommes piégés car si nous n’obtenons pas l’asile, nous ne pouvons pas circuler en Europe. Et je ne me vois pas rentrer dans mon pays sans argent, après tous les efforts de ma famille pour m’envoyer ici.» (La Croix, 3 mai 2012, p. 25) La campagne xénophobe et raciste de la droite, de l’extrême droite et des nazis de l’Aube dorée est un trait fort du «climat politique» en Grèce, une dimension trop peu soulignée par les forces de la gauche radicale en Europe.

Dimanche 6 mai, les bureaux de vote ouvriront à  7 heures de matin et se fermeront à 19 heures; les premières estimations sérieuses seront données aux alentours de 23 heures, pour autant que ce scénario soit respecté. Les plans brutaux d’austérité et la mise sous surveillance de la Grèce – un quasi-statut néocolonial qui devrait assurer le paiement de la dette – ont été confirmés par la déclaration du ministre des Finances d’Allemagne, Wolfgang Schäuble. Dans un discours tenu à Cologne, il a quasiment dicté aux Grecs leur vote: ils doivent désigner une majorité gouvernementale qui respectera «les engagements pris envers les créanciers internationaux par la coalition gouvernementale actuelle de centre droit (Nouvelle Démocratie) et social-démocrate (Pasok)» (Athens News, 4 mai 2012). La Grèce est un vrai laboratoire économique, social et politique aux mains de l’oligarchie européenne. Le reportage que nous publions ci-dessous éclaire une facette de la régression sociale et démocratique imposée – au nom d’un prétendu état d’urgence… déclaré par les créanciers  – à un pays, en particulier à «ses enfants», autrement dit son «avenir». (Rédaction A l’Encontre)


*****

Par Maria João Guimarães

La salle d’attente du centre de soins primaires pour enfants de Kaisariani [dans la périphérie est d’Athènes, quelque 7 km du centre] est très simplement aménagée: un secrétariat avec une téléphoniste souriante, des sofas noirs et des murs blancs, les deux couleurs ponctuées par celles de deux ou trois jeux et livres d’enfants. Et dehors, derrière la grande fenêtre qui donne sur la rue, un homme peint des grillages: ils ont été posés après que deux agressions ont eu lieu. Une conséquence de la crise.

Mais les agressions sont loin d’être une grande préoccupation dans ce centre hospitalier à Kaisariani, un quartier de la banlieue d’Athènes connu pour être le lieu où se sont installés des réfugiés venus de Turquie en 1922 [1]. Le nombre d’habitants de ce quartier ne cesse d’augmenter aujourd’hui, avec tous les problèmes que cela comporte. Il y a des enfants qui ne mangent pas avant d’aller à l’école et qui s’évanouissent pendant les cours.

Il existe un degré scolaire, entre l’école primaire et le cycle [école secondaire], où les élèves doivent amener leur repas de la maison. Mais certains élèves ne fréquentent plus ce niveau parce que les parents n’ont rien à leur donner à emmener. Il y a aussi des mères qui disent: «Mon bébé pleure et je lui donne de l’eau.» Celle qui raconte tout cela, c’est l’assistante sociale, Katerina Zolota. «Que pouvons-nous faire? Il faut que nous leur trouvions du lait – tout de suite», dit-elle. Elle a un regard pénétrant par-dessus ses lunettes, ce qui souligne l’effet de ce qu’elle dit. Ici, au centre, le travail professionnel se mélange avec le travail bénévole. Katerina était déjà engagée auparavant dans un groupe d’action sociale qui se consacrait plutôt aux immigrés. Maintenant elle se consacre à tous, immigrés et Grecs. Elle essaie de répondre aux besoins qui sont apparus avec la crise et qui sont nombreux.

Les bénévoles vont récolter des dons dans les populaires «tavernes», au marché, dans les magasins de quartier. Tous contribuent. Ce qui est reçu est ensuite distribué dans des paniers aux familles pauvres. Les paniers se trouvent dans le centre, en territoire neutre. «Nous ne voulons pas apporter de l’aide à l’école, afin de ne pas stigmatiser les personnes», dit Katerina. D’ailleurs, avec la crise on ne peut plus vraiment parler de stigmatisation, puisque aujourd’hui, comme l’explique Electra Batha, l’anthropologue sociale du centre, «personne ne sait s’il va avoir du travail demain».

L’association connaît quelles sont les familles dans le besoin, parce qu’un bénévole s’est déjà rendu dans les écoles afin de savoir quels sont les parents qui demandent de l’aide. Une autre équipe récolte de l’argent pour les personnes qui n’arrivent pas à payer leurs factures (tout est consigné dans un livre de comptabilité et contre reçu, ce dont l’association est fière, parce que ce type de pratique est encore très rare). «Les parents que nous aidons nous aident ensuite à aider», dit Katerina. « Ils vont nettoyer la maison d’une personne âgée, ou peignent la maison d’une autre famille, par exemple. Les gens sont très désireux d’apporter leur aide.»

Le dépistage néonatal menacé

Mais le centre de Kaisariani risque, comme d’autres institutions de santé en Grèce, de se retrouver sans financement. La réduction du budget de l’Institut de Santé Infantile, duquel le centre dépend (il reçoit la moitié de la part de l’Institut et l’autre moitié des autorités municipales), a retardé de quatre mois le paiement des salaires qui ont déjà subi des coupes d’au moins 20%. Les salaires tournent maintenant autour de 1000 euros [1200 francs], certains un peu plus, pour des personnes qui ont des décennies d’expérience ou sont titulaires d’un titre de doctorat.

Les coupes dans l’Institut de santé infantile sont aussi en train de remettre en cause le fait que tous les nouveau-nés puissent bénéficier gratuitement d’un test de dépistage néonatal, une analyse simple qui consiste à prélever une goutte de sang dans le talon du bébé, ce qui permet de vérifier si le bébé souffre d’une maladie congénitale. Le test est important parce que certaines maladies sont curables si elles sont identifiées très tôt.

Il est clair que ce n’est pas seulement dans la santé infantile qu’on coupe à la hache. Le secteur grec de la santé a subi une coupe de 13% en deux ans. Dans les hôpitaux, les médecins peuvent témoigner du manque de tout: depuis le papier hygiénique jusqu’aux seringues. Les mêmes médecins qui, on le raconte, apportaient à la maison des parties du stock hospitalier de couches ou de pansements. Et qui, on l’entend dire de temps en temps, comptaient sur des petits extras de la part des patients. Mais personne ne se plaint de cela. On se plaint d’en être à manquer de choses de base.

Un exemple: plusieurs pharmacies hospitalières ont fermé. Celles qui ont résisté ont cessé d’avoir certains médicaments ou exigent de l’argent même de la part de ceux qui ont une assurance ou sont affiliés à la sécurité sociale, de peur de ne pas être remboursées. Des médicaments contre le cancer soudainement n’existent plus (ou les médecins ne les prescrivent pas, parce qu’ils sont trop chers). Le cancer paraît l’exemple le plus choquant, mais il n’est pas unique. «Nous avions ici une mère avec un problème psychiatrique qui a couru sept pharmacies d’hôpitaux – sept! – et elle n’a pas trouvé le médicament dont elle avait besoin», raconte Katerina. «Et tout le monde sait combien il est dangereux d’arrêter les médicaments dans ces cas

Au-delà de tout cela, comme les contributions pour la santé sont payées par l’employeur, celui qui n’a pas de travail peut continuer à bénéficier des différentes prestations pendant une année, «mais après, il n’a plus droit à rien», dit Electra. Même celui qui a une assurance sociale doit payer 5 euros de taxe et une partie du traitement dans le système public. Il y a des récits de femmes qui n’ont pas l’argent pour payer leur accouchement – elles restent sans certificat de naissance de leur bébé.

Les enfants qui ne naissent pas

Les coupes à l’Institut de santé infantile signifient également qu’au cours des quatre derniers mois, le centre a payé à peine un demi-mois de salaire. L’assistante sociale elle-même doit maintenant être aidée: Katerina a deux fils, l’un au lycée et l’autre à l’université; deux fils dont elle a seule la charge. «J’ai un autre emploi, de conseil aux parents, trois fois par semaine. Cela me paie le loyer. Pour le reste, ma mère m’aide. Voyez-la, à son âge», dit-elle, sans donner l’âge de celle-ci et sans perdre son air aimable. D’ailleurs, il est déconcertant de voir comment les gens parlent de tout cela. Il y a de l’indignation, c’est clair, mais il n’y a pas de signaux de désespoir ou de dépression. On ne perçoit pas si c’est par optimisme ou par orgueil.

«Que devons-nous faire?», soupire Katerina en haussant les épaules. «Ce n’est pas un travail où on peut dire “je pars et je reviendrai quand il y aura de l’argent”.» Puis nous parlons encore des élections du 6 mai, mais les deux jeunes femmes préfèrent ne pas évoquer leurs positions politiques dans un article sur leur vie professionnelle.

Les enfants vont être très affectés par la crise. Non seulement par les évanouissements, le manque de nourriture et de soins de santé. C’est aussi la dépression et le désespoir des parents, souligne Giota Mavrika, responsable des visites à domicile du centre de santé. Elle a jusque-là moins parlé que ses collègues Katerina et Electra. «Demandons à un enfant de quatrième ce qu’il aimerait le plus. Normalement ils répondent ‘un camp de vacances’, ‘mon plat préféré’, ou ‘un jeu vidéo’. Ce qui signifie: J’aimerais que la crise économique passe.»

Et il y a encore les enfants qui ne sont pas nés, note Electra. «Les gens hésitent à avoir des enfants. Une de mes amies de 38 ans vient d’avorter. Elle a déjà de la peine à vivre avec ce qu’elle gagne… comment donc pourrait-elle élever un enfant?» (Traduction A l’Encontre)

_____

[1] Grecs d’Asie mineure qui ont été évacués et réinstallés en Grèce; des «échanges de population» ont eu lieu entre la Grèce et la Turquie dans la foulée de la Première Guerre mondiale. Ces réfugiés ont été réinstallés principalement en Macédoire, dans la Grèce centrale et en Attique. (Réd.)

_____

Reportage paru dans l’édition dominicale du quotidien portugais Publico, 29 avril 2012, p. 24-25.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*