L’enjeu tunisien dans un processus incertain

A voter casts his ballot at a polling station during in TunisPar Nadir Djermoune

Vue d’Algérie, et du point de vue de la critique dominante, les élections tunisiennes furent suivies à travers le spectre de la lutte anti-islamiste, avec comme point de mire une appréhension à l’endroit du parti Ennahda. La victoire de ce dernier, selon ce regard, aurait mis la Tunisie dans le scénario égyptien, le drame syrien ou encore dans la «cacophonie» algérienne, avec en arrière plan le fantôme de la guerre civile des années 1990. Ce sont ces aspects, liés à la situation politique régionale, qui ont joué dans le jugement définitif sur les résultats de ces élections. Ils ont sûrement joué le même rôle dans le comportement de l’électorat tunisien. Il y a donc comme un «ouf» de soulagement devant cette victoire des «laïcs» de Nida Tounes [qui se situe dans la continuité du RCD, Rassemblement constitutionnel démocratique, parti créé en juin 2012 et autorisé le juillet ; sa figure dominante: Beji Caïd Essebi qui a occupé des postes significatifs sous «l’ancien régime»] et la «défaite» des islamistes d’Ennahda, résultats présentés par ailleurs comme la victoire de la démocratie!

Mais attention! Nous ne pouvons pas réduire le combat démocratique au seul… combat contre les islamistes! Encore que, dans le cas tunisien, les islamistes sont toujours là, avec 69 sièges contre 85 sièges pour le vainqueur. Pas loin! Et sans l’émergence d’une majorité absolue qui puisse gouverner tranquillement. Peut-on aussi qualifier Nida Tounes de «laïc»? On oublie que la Constitution, issue d’une Assemblée constituante, qui lui octroie donc une grande légitimité et représentativité, n’est pas loin de la Constitution algérienne dans son contenu. Il suffit pour s’en convaincre de la relire, notamment les articles ayant trait à la place de la religion. Et Nidaa Tounes lui-même est une coalition idéologiquement hétéroclite bâtie pour faire barrage à Ennahdha.

Cette critique qui célèbre la démocratie tunisienne sur le simple recul des islamistes, présentée d’ailleurs comme une défaite, et qui intronise Nida Tounes comme garant de la démocratie est construite en réalité sous l’effet médiatique et émotionnel où la dimension identitaire tente de cacher les enjeux et les contradictions qui minent la société tunisienne.

En réalité, la victoire des partis de Beji Caïd Essebsi et de Rached Ghannouchi [Président d’Ennhada] exprime l’aspiration d’une partie de la société tunisienne à une stabilité et à une réinstauration de l’ordre social et culturel qui régnait sous Ben Ali. Nida Tounes est en effet le parti qui recompose les différentes fractions de la classe dominante et ses représentants politiques, essentiellement issus et formés dans l’administration de Ben Ali. Ennahda, islamiste, surfe sur un discours religieux tentant de porter sa «correction» morale à un système en faillite, à défaut de drainer la radicalisation fascisante [allusion aux forces telles que les Frères musulmans] mise en sourdine par les nouveaux rapports de force dans la région. Les conditions leur semblent réunies pour une stabilisation néolibérale.

Il ne s’agit pas évidemment ici d’évacuer les acquis du processus révolutionnaire tunisien, vu les nouveaux rapports de force nationaux et régionaux. Les classes dominantes sous Ben Ali qui se recomposent dans Nida Tounes sont acculées à accepter l’expression politique des autres couches de la société. Il faudrait une contre-révolution violente et fasciste pour réinstaurer les aspects dictatoriaux de l’ancien régime.

Le poids de l’UGTT (Union générale tunisienne du travail) et son rôle dans le processus en cours, la présence du Front populaire dans le nouveau Parlement (15 élus) qui donne pignon sur rue à la gauche tunisienne, ne sont sûrement pas suffisants pour garantir pour l’instant l’achèvement du processus révolutionnaire engagé depuis la prise du palais de Carthage [janvier 2011]. Du point de vue de cet élan révolutionnaire, le moral et la critique de gauche sont au défaitisme. Il ne s’agit évidemment pas de faire dans le copier/coller sur le modèle de «la prise du Palais d’hiver» par les Bolcheviques au début du siècle dernier!

Mais, il faut admettre aussi que nous sommes loin de la dynamique en cours en Amérique latine où le développement économique se combine avec l’émancipation sociale, la représentation politique et la défense de la souveraineté nationale dans un combat permanent.

Toutefois, cette nouvelle situation a au moins le mérite de libérer un autre champ de protestation, celui de la justice sociale, de la répartition des richesses, mais surtout de la production de ses richesses, qui sont inscrites organiquement dans le processus.

Faut-il rappeler que près de 4 millions de Tunisiens n’ont pas voté, ce qui affaiblit, au moins d’un point de vue sociologique, ces élections censées offrir un éventail de choix aux électeurs. Et c’est là où on peut mesurer la capacité de Nida Tounes et de Ennahda à stabiliser le pays dans un cadre néolibéral. C’est sur ce registre que ces deux partis seront mis à l’épreuve, d’autant plus qu’ils seront aussi appelés à dépasser le clivage islamiste-laïc dans le cadre d’un gouvernement d’union nationale: Union néolibérale bien évidemment! Mais là, ça dépendra aussi de ce qui se passera au niveau régional et au niveau mondial. (5 novembre 2014; Nadir Djermoune est un universitaire algérien)

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