Algérie-débat. «En réalité c’est le système qui veut survivre sur le dos du mort-vivant!»

Les avocats réclament le changement de régime

Entretien avec Adlène Meddi
conduit par Alexandra Schwartzbrod

A l’automne dernier, il publiait un roman très noir, 1994 (Ed. Rivages), sur cette décennie 1990 qui a vu la guerre civile déchirer l’Algérie, islamistes et militaires se livrant une bataille féroce et traumatisant une génération. Ecrivain mais aussi journaliste pour le site Middle East Eye et collaborateur du Point, Adlène Meddi, 43 ans, vit à El-Harrach, en banlieue est d’Alger.

 

Vous venez de publier un roman noir sur l’Algérie. La réalité ne dépasserait-elle pas la fiction ces temps-ci ?

Si l’on s’intéresse à la structure du pouvoir, on se trouve davantage dans un film d’horreur que dans un roman noir en ce moment…

Pourquoi ?

Quand on sait que le pouvoir se résume à quatre ou cinq personnes et que celles-ci sont en train d’organiser des réunions clandestines en panique pour tenter d’empêcher l’effondrement du pays, ça fait peur ! En même temps, tout cela n’est pas si surprenant. Pendant vingt ans, Bouteflika n’a eu de cesse de combattre les institutions, les contre-pouvoirs, toute intelligence, toute expertise à l’intérieur du système. Tout ce qui n’était pas allégeance constituait pour lui un danger. C’est terrifiant. Mais aujourd’hui il y a des administrations qui se révoltent.

Lesquelles ?

La plus emblématique, c’est la justice. Les juges, normalement, ce sont les plus conservateurs, ce sont eux qui condamnent les journalistes, les militants des droits de l’homme, c’est le bras séculier de l’Etat. Les voir descendre dans la rue il y a deux semaines, alors qu’il est illégal de manifester, a eu l’effet d’un électrochoc ! Mais on a vu aussi se mobiliser les collecteurs des impôts, les facteurs… Attention, ils ne font pas grève, ils organisent juste des sit-in de quelques heures. Ils avaient commencé à faire grève mais la population s’est mise en colère car la vie quotidienne devenait impossible. On ne pouvait plus acheter de pain ni recevoir de courrier. Sur les réseaux sociaux, les gens disaient : «Notre but, c’est d’embêter l’Etat, pas la population !» Alors les grèves ont été abandonnées au profit de différents sit-in.

Comment expliquer une telle unanimité ?

En réalité la fronde a toujours été là, et elle explose d’un coup. Ce n’est pas un réveil, c’est comme si on craquait une allumette dans une pièce où il y a une fuite de gaz. Le gaz s’est accumulé lentement et à la moindre étincelle ça explose. L’étincelle, cela a été l’annonce du cinquième mandat, le 10 février, un choc absolu. Cela fait vingt ans que, face à l’incompétence du pouvoir, des segments entiers de la société essaient de créer leur propre autonomie. Le raisonnement c’était : un dictateur est au pouvoir, d’accord, mais est-il au moins en mesure d’assurer le quotidien ? Non. Alors chacun s’est débrouillé, autonomisé. Des gens simples comme le mécanicien ou le boulanger du quartier, des gens du peuple me disaient à propos de Bouteflika : OK, il est là, il veut mourir président, il a quand même joué le jeu de la stabilité, on peut bien lui faire ce cadeau de le laisser mourir au pouvoir. Mais, du jour au lendemain, ces gens-là ont compris que c’est en réalité le système qui veut survivre sur le dos du mort-vivant ! Or les Algériens sont d’une fierté ! D’un orgueil ! Ils ont bien vu qu’ils étaient la risée du monde… C’en était trop pour eux, c’était insupportable.

Et puis il y a demande de réparation. Les gens voient dans les deux derniers mandats une trahison de l’indépendance. Les Algériens acceptent d’être gouvernés par un président, même s’il est un peu autoritaire ou capricieux, à condition que ce soit un président qu’ils aient eux-mêmes choisi ! Mais là, ils voient bien que ce sont les oligarques qui tirent les ficelles. Ceux-ci profitent du système, achètent des listes de magistrats, dictent des décrets, décident des nominations de ministres… L’Algérie est passée à une gouvernance mafieuse. Et les Algériens le voient bien, ils sont très politisés, ils lisent beaucoup les journaux, s’informent énormément, cela a fini par titiller leur orgueil et rompu leur confiance dans l’Etat quand ils ont vu l’étendue de la corruption. Un des slogans phare des manifestations, c’était : «Vous avez pillé le pays, espèces de voleurs !» Un slogan qui s’adresse à tous les membres du système et surtout à cette nouvelle oligarchie qui peut s’acheter des places au Parlement. Tout cela participe de l’effondrement actuel.

Vous le voyez à quoi ?

Les langues de certains membres du système se délient. En off, des fonctionnaires, des cadres de partis au pouvoir commencent à parler. Ils sentent que le vent est en train de tourner, alors ils osent davantage.

Il n’y a pas de retour en arrière possible ?

De toute manière c’est le casino qui gagne à la fin. Le système va essayer de se perpétuer une fois de plus. Il a pour lui beaucoup d’argent, un système militaro-sécuritaire très fort, et des puissances étrangères prêtes à tout pour éviter la déstabilisation de l’Algérie. Il peut donc retomber sur ses pattes, mais sans Bouteflika. En revanche, ce que le peuple a gagné, c’est que le système ne peut plus faire comme si la société civile n’existait pas, et il a compris aussi que celle-ci n’était plus achetable. Voir des juges manifester qu’alors que c’est interdit, casser ce mur-là, c’est inestimable ! J’ai vu des gens de ma génération (entre 40 et 50 ans) pleurer d’émotion pendant les manifs. Ils n’étaient pas sortis dans la rue depuis les années quatre-vingt-dix ! Ils disent aujourd’hui : «Le 22 février, jour de l’acte I de la révolte, j’ai clôturé mes années quatre-vingt-dix, je suis sorti de la nuit.» Nous, on avait été trop traumatisés par ces années-là pour oser sortir manifester. Et là, on voyait tous ces jeunes dans la rue… Qu’est-ce qu’on se sentait vieux, mais qu’est-ce qu’on était heureux ! Ce saut-là dans l’histoire, personne ne peut revenir dessus.

Même les islamistes ?

Même les barbus, même les salafistes. Ils sont là, ils essaient d’entrer dans les manifs, on les voit bien, ils lancent deux ou trois «Allah akbar»et puis ils repartent. Ce n’est pas leur heure, ils l’ont bien compris. Il y a une génération qui s’est sentie trop humiliée, elle ne veut plus qu’on l’achète avec un logement social.

Vous sentez ces jeunes déterminés ?

Je connais quelqu’un qui enseigne dans la plus grande université algérienne, 40 000 étudiants environ, elle m’a dit que le niveau de conscience politique était incroyablement élevé. Et la colère aussi. Ces jeunes n’ont pas voyagé faute de moyens, mais ils ont vu le monde. Ils ont suivi les printemps arabes et compris ce qu’il fallait faire et surtout ne pas faire, ils savent comment parler au pouvoir. Et les femmes ! Elles sont là, de toutes les générations ! L’autre jour, j’ai croisé dans une manif une mamie de 90 ans qui m’a dit : «C’est ma deuxième indépendance !» Il y a un recouvrement de la dignité.

Jusqu’à présent, pour le monde entier, les Algériens, c’était soit Daech, soit des harraga (des migrants), il découvre aujourd’hui qu’entre les deux, il y a tout un peuple. Un ami juriste m’a dit : «C’est le pouvoir qui leur a donné envie de partir mais c’est la contestation du pouvoir qui les fait rester.» Tous ces jeunes se réapproprient leur destin. Même moi, parfois je me pose la question. Je suis éduqué, j’ai un métier, je vis dans un pays super-riche… Pourquoi je n’y trouve pas ma place ? Et pourquoi les oligarques la trouvent, eux ? Est-ce que je ne serais qu’un risque migratoire ou un risque de radicalisation ?

Quel rôle joue exactement l’armée ?

Elle est incarnée par son chef d’état-major, Ahmed Gaïd Salah, qui était dans une situation délicate. Depuis 2004, il est patron absolu de l’armée grâce à Bouteflika. Et ils avaient conclu un pacte d’honneur : ils étaient quasiment les deux derniers survivants de cette génération de combattants de la guerre de libération occupant encore une haute fonction et ils s’étaient juré de finir leur carrière ensemble, chacun devant protéger l’autre. Cela n’a pas été négatif pour l’armée qui est très bien équipée, très performante. Mais le fait d’avoir affaibli les institutions civiles et créé un système hyperprésidentiel a donné à l’armée un pouvoir qui l’a dépassée elle-même. Elle est toute-puissante, structurée, respectée à l’étranger. Mais elle ne peut pas faire de politique directement. Et en même temps, et par défaut, l’armée se retrouve l’arbitre de l’étape actuelle.

Ne peut-on craindre un scénario à l’égyptienne où l’armée prendrait le pouvoir ?

L’armée est traumatisée à sa manière par les années quatre-vingt-dix. Et aussi par les émeutes de 1988, quand on l’a poussée à tirer sur la population. Pour une armée populaire, ce sont deux traumas terrifiants. Elle a pu s’en remettre en disant aux Algériens qu’elle ne faisait pas de politique. Mais elle était piégée par ce pacte avec le Président. Le chef d’état-major de l’armée était donc jusqu’à ce début de semaine face à un dilemme : est-ce qu’il reste fidèle à Bouteflika ou est-ce qu’il le lâche ? Dans son avant-dernier message, il disait qu’il y avait beaucoup de solutions sur la table et que ce serait bien qu’on en trouve une rapidement car la situation risquait de dégénérer. Ce n’était pas bon pour le clan présidentiel, ça. Il a choisi finalement d’imposer l’article 102 de la Constitution, déposer le Président pour cause de maladie [1]. C’est Bouteflika qui en sort humilié : finir destitué ! Sur les ordres d’un militaire, lui qui disait en 2000 qu’il ne se laisserait jamais «bouffer» par les généraux. Quelle fin terrible ! Et le plus dramatique est que c’est encore l’armée qui fait l’injonction, qui arbitre et tranche dans le vif. C’est un recul dramatique. La place de l’armée est dans les casernes !

Vous n’avez pas peur que les forces de sécurité finissent par tirer sur la foule ?

Non, impossible. D’abord, la masse des manifestants empêche toute répression. Ensuite, la police n’a aucune disposition à tuer des gens. J’ai vu pendant les manifs des ados un peu voyous commencer à jeter des pierres… et puis ça s’est terminé par des embrassades avec la police. Un policier m’a dit dernièrement : «On dirait la sortie d’un stade de foot !» On voit les flics faire des selfies avec les manifestants, ils sont super-fiers. Ils ont conscience que les gens ne sont pas en colère contre l’Etat, mais contre une caste mafieuse qui s’est accaparé l’Etat.

Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’homme providentiel…

Non, ça, ce n’est pas souci. Regardez Houari Boumédiène. C’était un homme charismatique, héros du tiers-monde. Et bien on l’a remplacé par un homme incolore, Chadli Bendjedid, qui a fini par être un bon président assumant des réformes courageuses à la fin des années 80 ! Le vrai souci, c’est le fonctionnement de l’Etat. Si l’Etat n’arrive pas à se débarrasser de la gangrène des oligarques, ça va être compliqué. Il faut que les fonctionnaires fonctionnaires se remettent en cause et déclarent qu’ils sont au service de l’Etat, mais pas du pouvoir. (Entretien paru dans Libération en date du 27 mars 2019)

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[1] L’article 102 de la Constitution cité par le général de corps d’Armée, Ahmed Gaïd Salah, vice-ministre de la Défense nationale, chef d’Etat-major de l’Armée nationale populaire (ANP), comme renfermant la solution de sortie de la crise politique que traverse l’Algérie, détaille les procédures suivant l’établissement de l’empêchement qui rend impossible l’exercice par le président de la République de ses missions.

• L’article 102 stipule que lorsque le président de la République, pour cause de maladie grave et durable, se trouve dans l’impossibilité d’exercer ses missions, « le Conseil constitutionnel se réunit de plein droit, et après avoir vérifié la réalité de cet empêchement par tous les moyens appropriés, propose, à l’unanimité, au Parlement de déclarer l’état d’empêchement ».

• Dans ce contexte, le Parlement siégeant en chambres réunies déclare l’état d’empêchement du Président de la République, à la majorité des deux tiers (2/3) de ses membres et charge de l’intérim du Chef de l’Etat, pour une période maximale de quarante-cinq (45 jours), le Président du Conseil de la Nation.

• En cas de continuation de l’empêchement à l’expiration du délai de quarante-cinq (45) jours, il est procédé à une déclaration de vacance par démission de plein droit.

• En cas de démission ou de décès du président de la République, le Conseil constitutionnel se réunit de plein droit et constate la vacance définitive de la Présidence de la République.

• Le Président du Conseil de la Nation assume la charge de Chef de l’Etat pour une durée de quatre-vingt-dix (90) jours au maximum, au cours de laquelle des élections présidentielles sont organisées, sachant que le Chef de l’Etat, ainsi désigné, ne peut pas être candidat à la Présidence de la République.

• L’article suscité évoque également qu’en cas de conjonction de la démission ou du décès du Président de la République et de la vacance de la résidence du Conseil de la Nation, pour quelle que cause que ce soit, le président du Conseil constitutionnel assume la charge de Chef de l’Etat.

• Dans ce même contexte, l’article 104 de la Constitution évoque, également, certains aspects liés au cas d’empêchement, à savoir que le Gouvernement en fonction au moment de l’empêchement, du décès ou de la démission du président de la République, ne peut être démis ou remanié jusqu’à l’entrée en fonction du nouveau Président de la République.

Le même article affirme également que durant les périodes prévues aux articles 102 et 103 de la Constitution, il ne peut être fait application des dispositions relatives aux pouvoirs et prérogatives conférés au Président de la République. (Réd. A l’Encontre)

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