Racisme. «De la rumeur au lynchage anti-Roms»

Par Laurent Mouloud

Des dizaines d’agressions et violences ont visé depuis plusieurs jours les populations roms, désignées sur les réseaux sociaux comme étant à l’origine d’enlèvements d’enfants totalement imaginaires.

Elle n’en revient toujours pas. Mardi matin, le 26 mars 2019, Fanny, prof de français dans un collège de Seine-Saint-Denis (département situé au nord-est de l’agglomération parisienne) arrive avec un peu de retard dans sa classe de cinquième. En poussant la porte, surprise: elle découvre l’assistante d’éducation (AED), chargée de surveiller les élèves en son absence, entourée d’une ribambelle de gamins l’œil rivé sur une vidéo. «Mais qu’est-ce que tu fais?» lui demande Fanny. «T’es pas au courant? rétorque la jeune femme, y a des camionnettes avec des Roms qui embarquent des enfants. Je les mets en garde…»

Fanny venait juste d’entendre à la radio un sujet sur cette folle rumeur. Elle tente de ramener la surveillante à la raison. «Mais j’avais beau lui expliquer que c’était bidon, elle n’en démordait pas…» L’AED s’en va. Fanny essaie de réparer les dégâts avec les élèves inquiets qui, ironie de l’histoire, avaient eu droit la veille à une heure de sensibilisation sur les fake news… Puis elle file en parler au conseiller principal d’éducation. Où elle apprend que la psychologue scolaire de l’établissement propage la même théorie! «Les enfants sont déjà très perméables aux rumeurs entre eux, alors si ce sont les adultes qui les répandent… Ça fait sept ans que j’enseigne ici, je n’avais jamais vu ça.»

De fait, le mythe increvable de la camionnette et des Roms voleurs d’enfants a refait surface dans plusieurs départements d’Ile-de-France. Mais, cette fois, l’intox multiséculaire, bien que démentie par la police et la justice, a pris une ampleur dramatique inédite. En l’espace de quelques semaines, les témoignages et photos de véhicules, soi-disant stationnés près des écoles ou gymnases dans l’intention d’enlever des enfants pour les revendre – eux ou leurs organes –, se sont propagés comme une traînée de poudre sur les comptes Snapchat, Twitter et autres Facebook. Le tout accompagné d’appels au lynchage. Une véritable psychose qui a entraîné, ces derniers jours, des expéditions punitives – bien réelles celle-là – et autres agressions ouvertement racistes contre les populations roms.

Ce week-end, à Sevran (Seine-Saint-Denis), un couple, garé dans une camionnette rouge sur un parking, a échappé de peu à une agression, et n’a été sauvé que par l’intervention de la police. «On a trouvé le fils de pute qui vole des enfants. (…) Venez tous (…), personne ne va sortir d’ici», avait lancé auparavant un homme sur Snapchat. À Montfermeil, une autre vidéo montre plusieurs personnes en train de frapper et insulter une fourgonnette jaune. L’internaute à l’origine de cette mise en ligne accuse «un réseau de Roumains de trafic d’organes, ils sont partout en banlieue». Lundi soir, à Clichy-sous-Bois, une vingtaine de personnes ont carrément essayé de s’introduire dans un pavillon, poussant les Roms qui occupaient les lieux à se réfugier dans un magasin de bricolage non loin. Le 16 mars, c’était à Colombes (Hauts-de-Seine) qu’une vingtaine de jeunes avaient pris à partie les occupants d’une camionnette blanche…

La mécanique de la rumeur a ciblé aussi les bidonvilles de la région parisienne. À Bobigny, dans la nuit de lundi à mardi, une cinquantaine de personnes armées de couteaux et de bâtons sont venues en découdre avec les habitants, tandis que deux camionnettes partaient en fumée. «Ces actes sont tout simplement ignobles, ils relèvent du crime raciste et nous rappellent les ratonnades organisées en France contre une autre population il n’y a pas si longtemps», dénoncent les responsables locaux du PCF. À Bondy, de nombreux habitants du bidonville ont préféré quitter les lieux. Sur place, les associations et opérateurs publics, qui avaient patiemment mis en place des programmes de scolarisation et de sortie de la précarité, voient tout ce travail s’effondrer. «On redoute que ces événements mettent en échec toutes ces démarches», souligne Diane Brossard, coordinatrice de la Voix des Roms.

Directrice d’école à Bobigny, Véronique Decker, qui œuvre à la scolarisation des enfants roms depuis des années, est très inquiète. Elle a appris que la plupart des parents du camp rom ne mettront pas leurs enfants à l’école ce jeudi. Trop peur des agressions. Elle ne décolère pas: «Le plus grave dans tout ça, c’est de voir que l’on se retrouve aujourd’hui, en France, au XXIe siècle, avec des gens capables de faire ça. Des personnes en plein désarroi qui ont l’impression de se sécuriser en faisant un pogrom…» L’infatigable militante des «droits des étrangers» interpelle le gouvernement: «Qu’est-ce que compte faire le ministre de l’Éducation nationale? Pourquoi n’organise-t-il pas une heure banalisée dans tous les établissements scolaires pour parler de ce scandale?»

Depuis ce week-end, les autorités tentent, tant bien que mal, de désamorcer le phénomène. «Les rumeurs de kidnapping d’enfants avec une camionnette sont totalement infondées. Aucun enlèvement n’est avéré», a indiqué la préfecture de police lundi et mardi sur Twitter, appelant à ne pas relayer ces «fausses informations». Même message du parquet de Bobigny. Plusieurs mairies ont également rédigé des communiqués en ce sens, appelant leur population au calme. La justice commence aussi à réagir. Suite aux agressions de Bobigny, dix-neuf personnes (dix-sept majeurs et deux mineurs) ont été placées en garde à vue et trois sont passées hier en comparution immédiate.

Suffisant pour calmer la haine? Voire. «Ce déferlement de violence contre les Roms ne vient pas de nulle part, rappelle Diane Brossard, coordinatrice de la Voix des Roms. La rumeur se nourrit du racisme structurel que subit cette population depuis des siècles.» L’image du Tzigane croque-mitaine est un grand classique. De nos jours également. De l’extrême droite à Manuel Valls, les discours anti-Roms sont toujours le fonds de commerce de nombreux responsables politiques. «Si ce racisme fait autant consensus, c’est qu’il est alimenté aussi par les paroles de l’État, qui ont une responsabilité dans ce qui ce passe aujourd’hui», souligne Manon Fillonneau, déléguée générale de Romeurop. Qui attend une réaction au plus haut sommet de l’État. En termes de sécurité physique mais aussi morale, avec un accompagnement psychologique des enfants notamment. «Je suis étonné qu’il n’y ait pas encore de parole du gouvernement», relève aussi Laurent Ott, directeur d’Intermèdes Robinson, une association de l’Essonne qui travaille auprès des jeunes des cités et des populations roms. « On attend encore le: “nous sommes tous roms”» (Article publié dans le quotidien L’Humanité en date du 28 mars 2019)

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