Le 10 août 2012, les mineurs de la mine de Marikana commençaient une grève qui va échapper au contrôle du syndicat officiel – National Union of Mineworkers (NUM) – lié au gouvernement de l’ANC. Le 16 août, 34 grévistes sont assassinés. Le 18 septembre, après six semaines de lutte, les 38’000 mineurs de platine du complexe Lonmin de Marikana obtiennent une augmentation de salaire se situant entre 11% et 22%. D’autres revendications restent à régler.
Malgré l’opposition des appareils bureaucratiques, les mineurs ont organisé, dès le 18 août, des cortèges qui se rendaient de mine en mine, où des débrayages de solidarité avaient eu lieu. La grève a pris alors une ampleur qui a contraint le numéro un du platine à l’échelle mondiale, Anglo Platinum, d’arrêter sa production dans les mines du bassin de Rustenburg.
Les compagnies minières voulaient ainsi mettre fin à l’extension de la grève dans tous les secteurs miniers. Elles utilisaient le chantage aux licenciements. Les forces de répression du régime – donc du gouvernement de l’ANC – furent appelées. Le 15 septembre, les blindés, appuyés par des hélicoptères, envahirent le plus grand bidonville habité par les grévistes de Marikana: Nkageng. Le 19 septembre: un soulèvement eut lieu dans ce bidonville suite à la mort d’une conseillère municipale, blessée le 15 septembre. L’armée, au même moment, quadrillait la région de Rustenburg. La permanence de l’apartheid se manifestait ainsi dans plus d’un aspect.
D’ailleurs, l’envoyé du Financial Times (29 août 2012), Andrew England, se devait de reconnaître non seulement les terribles conditions de travail, le nombre élevé d’accidents, mais aussi la misère des logements «offerts» par les compagnies minières, ou encore le fait que pour disposer d’un salaire un peu plus élevé, les mineurs vivaient dans des bidonvilles sans eau et sans installation sanitaire. Une autre ressemblance avec la période de l’apartheid, dans ce pays où 40% de la population vit en dessous de ladite «ligne de pauvreté».
Toutes ces menaces n’ont pas abouti à faire reculer les mineurs de Marikana. Ceux d’autres mines – Anglo Platinum (26’000), d’Aquarius et Xstrata – entrèrent aussi en grève. Elle s’étendit aux mines d’or. Le 29 août, 46’000 mineurs du complexe KDC Goldfields, près de Johannesburg, arrêtaient le travail; il en alla de même chez Anglo Gold Ashanti.
Il faut avoir à l’esprit que l’industrie minière reste un élément clé du capitalisme sud-africain. Le déclin relatif des mines d’or (150’000 travailleurs) a placé les mines de platine en tête du secteur: 180’000 travailleurs et 58,7% de la production mondiale. L’ensemble des autres mines (charbon, minerai de fer, chrome, diamant, etc.) exploitent environ 170’000 travailleurs. Les principales compagnies sont Lonmin, Anglo American Platinum, Gold Fields, AngloGold Ashanti et Impala Platinum.
La réaction du président Jacob Zuma est à la hauteur de l’intrication entre l’élite de l’ANC et le grand capital. Au même titre que la presse financière sud-africaine, qui insistait sur le danger que l’Afrique du Sud «perde son attractivité» auprès des investisseurs internationaux, étant donné la «fin de la stabilité sociale», Jacob Zuma ajouta à l’utilisation des blindés celle des discours du secrétaire (Zwelinzima Vavi) de la centrale syndicale, la COSATU, dont le NUM est une fédération. Il ne cessa de déclarer que ces grèves étaient illégales, justifiant la répression. La position de Zuma est bien résumée par le Financial Times du 19 septembre 2012 qui le cite affirmant: «Nous devons trouver le moyen de restaurer la stabilité sur les lieux de travail et la paix du travail. La violence [des grévistes] ne peut devenir une culture des relations de travail.»
Son discours ne semble pas avoir été trop écouté par les travailleurs d’Afrique du Sud. Ainsi, le 24 septembre 2012, 28’000 travailleurs du secteur des transports ont débrayé dans le pays, au cri de «Marikana! Marikana!». Un hommage rendu aux 34 mineurs tués. Le 25 septembre, les autorités devaient reconnaître que 100’000 travailleurs des transports et des mines étaient en grève. Le vendredi 28 septembre, les mineurs d’une mine de chrome organisaient une grève (sit-in) au fond de la mine, revendiquant une hausse de salaire identique à celle initialement avancée à Marikana.
Les mineurs de Marikana ont lancé un appel pour la création d’un «Comité de grève unifié», réunissant aussi bien les travailleurs des transports, ceux des mines que des représentant·e·s des populations vivant dans les bidonvilles. Et cela sans distinction d’affiliation syndicale ou partisane. Un double mouvement semble s’opérer: d’une part, une volonté de reconquête et de contrôle des instruments de lutte (syndicats, entre autres) et, d’autre part, l’ouverture d’un débat sur la question clé: «A qui appartient cette terre ?» Dans ce sens, Marikana marque une rupture. (Rédaction A l’Encontre)
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Si l’on tente de comprendre comment quelque chose comme le massacre de Marikana [voir les deux articles sur ce site en date du 23 août et du 2 septembre] a pu se produire, il est important de saisir le fait que les dirigeants de l’ANC [African National Congress, parti au pouvoir depuis 1994] a toujours eu une attitude contradictoire en direction de sa base de masse, la classe laborieuse noire. Le fait que la direction de l’ANC agisse actuellement avec haine et violence contre ces mêmes mandants qu’elle représente prétendument (et grâce aux sacrifices desquels elle a pu accéder au pouvoir) a surpris de nombreux commentateurs. Marikana a, en réalité, simplement fait émerger les intérêts de classe et les tensions qui gisent au cœur de l’Afrique du Sud de l’après-apartheid et des alliances gouvernementales réalisées sous la conduite de l’ANC.
Les racines du massacre de Marikana plongent dans le passé de la formation d’une alliance entre l’ANC et le SACP [South African Comunist Party, parti communiste d’Afrique du Sud] au début des années 1950. Les masses noires ont toujours été la clé du flux et du reflux de la lutte de libération après la répression brutale par le régime d’apartheid de la campagne de défiance conduite par l’ANC au début des années 1950. La tragédie de l’Afrique du Sud, toutefois, est que les masses noires ne sont jamais parvenues à développer une perspective indépendante. Elles devinrent en quelque sorte l’auxiliaire d’intérêts politiques qui étaient largement hostiles aux intérêts réels de la classe laborieuse noire.
Avant d’examiner ce point plus en détail, il convient de songer au fait que c’est la résistance des masses noires qui a conduit à la fin de l’apartheid. Lorsque le président sortant de l’ère de l’apartheid, Frederik Willem De Klerk [président entre 1989 et 1994, Mandela fut son successeur] a déclaré qu’il avait «gagné la lutte de libération» parce que la décision de mettre un terme à l’apartheid avait été prise «bien avant» que Nelson Mandela soit relâché de prison, son affirmation absurde n’a jamais été contestée. Il a, en effet, obtenu le Prix Nobel de la paix [en 1993, avec Mandela]. Il n’y aurait pourtant jamais eu aucun changement en Afrique du Sud – sans même parler d’élections non raciales – sans la détermination de la majorité noire à libérer le pays de l’apartheid. De Klerk et ses soutiens occidentaux n’auraient jamais envisagé le changement s’ils n’y avaient été contraints par la résistance des masses noires.
La tentative de De Klerk de narrer la lutte de résistance noire en dehors de l’histoire de l’Afrique du Sud n’a jamais été contestée par l’ANC. C’est un fait souvent oublié que lors de la première campagne électorale de l’après-apartheid, en 1994, l’histoire de l’apartheid et le rôle du National Party a fait l’objet d’un révisionnisme considérable. En effet, en vertu d’une clause interdisant «les critiques injustes» de la part des opposants politiques, la Commission électorale indépendante a interdit aux candidats de dire que le National Party a construit et dirigé le système d’apartheid – alors même que c’est ce qu’il fit.
Effacer au cours de la période d’après-apartheid le rôle des masses noires dans la lutte de libération est plus qu’une falsification des faits historiques. La nouvelle élite politique de l’ANC avait aussi tout intérêt à marginaliser son propre «cheval de Troie». Par conséquent, plus la classe dominante blanche était capable d’insister sur le fait que c’est elle, et non les masses, qui ont entraîné la fin de l’apartheid, plus il était aisé à l’ancienne élite de garantir son statut et ses relations avec la nouvelle élite noire candidate représentée par l’ANC en tant qu’élément de la nouvelle Afrique du Sud «arc-en-ciel». C’est cette marginalisation politique, opération dans laquelle les anciennes et les nouvelles élites étaient complices, de la classe laborieuse noire qui a planté le décor du massacre de Marikana.
C’est une affirmation audacieuse. Elle est toutefois fondée sur une compréhension de la réalité du fonctionnement du marché dans un pays comme l’Afrique du Sud.
Beaucoup de bêtises ont été écrites au sujet de l’Afrique du Sud. L’un des mythes qui a la vie dure est, par exemple, que l’apartheid était le produit des préjugés des «pionniers» [backwoodsmen] de la minorité afrikaner de l’Afrique du Sud. Des membres de cette minorité ont en effet bénéficié de l’apartheid et nombre d’entre eux étaient racistes. Mais l’apartheid – la négation coercitive des droits démocratiques de la majorité noire d’Afrique du Sud – n’était pas simplement un système raciste irrationnel. Il était également essentiel à l’accumulation d’énormes richesses en Afrique du Sud. L’apartheid a été la forme qu’a prise le marché capitaliste en Afrique du Sud à l’époque, une forme d’organisation capitaliste visant à étendre les limites de l’exploitation et de la création de richesses. La répression violente et l’oppression politique étaient aussi nécessaires au marché que le capital étranger.
Les formes prises par le capitalisme en Afrique du Sud ont eu des conséquences fondamentales pour toutes les composantes de la société.
Les conséquences de l’apartheid
L’apartheid a temporairement résolu le problème suivant pour l’étroite élite blanche d’Afrique du sud: comment exploiter économiquement les masses noires en leur niant toute influence politique. Ainsi, sous la doctrine du «développement séparé», les noirs se sont vus privés du droit de vote, interdits de vivre dans les zones habitées par des blancs ou de voyager où que ce soit sans autorisation. Ils furent faits «citoyens» de «patries tribales» (bantoustans) éloignées et contraint de faire office d’armée appauvrie de travailleurs migrants. L’apartheid a facilité l’exploitation de 23 millions de noirs à une échelle qui a suscité l’envie du monde capitaliste.
Les ancêtres [politiques] de De Klerk – les architectes de l’apartheid – créèrent les conditions dans lesquels une force de travail minutieusement contrôlée pouvait produire de la richesse à un niveau requis par les capitalistes d’Afrique du Sud puissent si ces derniers voulaient pouvoir être compétitifs sur le marché international. Ils tirèrent parti d’un éventail d’institutions racistes héritées de l’administration anglaise de l’Afrique du Sud afin de réaliser leurs ambitions capitalistes et, simultanément, attirer des investissements étrangers indispensables. L’approvisionnement régulier d’une masse de travail noir, bon marché, garanti par l’état d’apartheid, en parallèle avec les subsides massifs et les restrictions d’importation, a abouti à une croissance du produit intérieur brut d’Afrique du Sud de 67% au cours de la décennie qui s’est achevée en 1960. Les taux de croissances de l’Afrique du Sud ne furent talonnés que par le Japon au cours des années 1950 et 1960. L’apartheid n’était pas un obstacle à ces développements. Au contraire, c’était le mécanisme sur lequel a été fondé le capitalisme sud africain.
Parce que l’apartheid était fondé sur l’oppression, la couleur de la peau déterminait l’existence. Le «développement séparé», juridiquement consacré, a réduit la vie des noirs à un cauchemar totalitaire. L’application impitoyable des lois sur les déplacements [dès 1952 un laissez-passer est imposé qui contraints tous les non-blancs de plus de 16 ans d’avoir une sorte de passeport indiquant la «race», le lieu de résidence, le nom de l’employeur] a créé un état de terreur permanente, imposant les endroits où les noirs pouvaient se rendre et travailler dans l’économie possédée par des blancs. Tandis que la vie des noirs était strictement administrée et surveillée, des concessions offertes aux travailleurs blancs aidèrent à les intégrer au système raciste de domination. «L’apartheid mesquin» – le système de restaurants, de plages, d’hôtels et de transports publics réservés exclusivement aux blancs ainsi que l’interdiction de mariages interraciaux – cimenta une alliance par laquelle la classe laborieuse blanche avait un intérêt à coopérer avec les employeurs blancs dans le maintien des discriminations raciales.
Les conséquences de ce système pour l’étroite classe moyenne noire qui commença à émerger réellement après la Seconde guerre mondiale étaient également sévères. L’oppression raciale garantissait que tous les noirs faisaient face à la même discrimination et à la même exclusion du butin du capitalisme. Il n’y avait aucune possibilité d’arranger les revendications en faveur d’une participation égale dans la société sud-africaine des modérés de la classe moyenne noire qui faisaient leurs apparitions.
Le fait que la politique nationaliste de l’ANC ainsi que ses dirigeants comme Nelson Mandela étaient initialement farouchement en faveur du marché est rarement connu. Il s’agissait d’un nationalisme étroit et conservateur qui, de bien des façons, singeait le nationalisme afrikaner d’après-guerre. L’accident historique malheureux de l’Afrique du Sud est que le succès du nationalisme afrikaner signifiait que le nationalisme africain ne pouvait trouver sa place dans le système et qu’au lieu de cela il était impitoyablement réprimé.
Le véritable problème auquel faisaient face les nationalistes africains naissants est qu’ils avaient peu de chances, en tant que tels, de produire une pression politique suffisamment forte pour faire changer les choses. Ils avaient besoin, en résumé, de la majorité noire de leur côté pour aboutir à un changement politique. Ils ne pouvaient toutefois faire usage à cette fin de leurs propres aspirations politiques étroites et favorables au marché. Cela aurait carrément échoué à susciter l’enthousiasme ou la mobilisation d’un mouvement composé dans sa vaste majorité de travailleurs salariés urbanisés. C’est là que le Parti communiste d’Afrique du Sud (SACP) entre en scène: il a fourni à l’ANC les références radicales dont elle avait besoin pour mobiliser les masses noires.
L’ANC a développé une longue et étroite relation avec le Parti communiste. Celle-ci a été utilisée par la direction modérée de l’ANC pour consolider ses relations avec les masses noires militantes. La Freedom Charter (Charte de la liberté) de l’ANC inspirée par le Parti communiste – qui adoptait le contrôle étatique de l’économie et faisait la promesse «d’un retour de la richesse du peuple vers le peuple dans son ensemble» – lui fournit le langage et les instruments nécessaires pour légitimer sa compagne aux yeux des travailleurs noirs.
Prise pourtant entre sa propre insignifiance comme force sociale et l’intransigeance du régime d’apartheid, l’adoption pragmatique du stalinisme par l’ANC l’a conduit à devenir inacceptable pour le capitalisme sud-africain. Les affrontements et la lutte furent à l’ordre du jour. Il a fallu l’effondrement de l’Union soviétique en 1989 et le discrédit du «socialisme africain» pour modifier suffisamment le climat politique d’Afrique du Sud pour permettre au régime d’apartheid d’assister à l’arrivée au gouvernement de l’ANC, où ses racines favorables au marché capitaliste pourraient «être séparées de sa rhétorique «socialiste d’Etat».
La théorie des deux étapes de la révolution
Il n’est pas possible de comprendre la manière dont la lutte de libération nationale a évolué et a culminé dans le compromis négocié de 1994 sans comprendre les politiques de l’alliance contre l’apartheid conduites par l’ANC. Le rôle du SACP ne peut être sous-estimé. Son influence théorique et programmatique a façonné la stratégie et les tactiques de la lutte de libération avec des conséquences désastreuses. Souvenez-vous, c’est le Parti communiste qui fut fameux pour son slogan des années 1920 qui appelait les travailleurs du monde «à s’unir pour maintenir l’Afrique du Sud blanche» – une expression de soutien d’une ligne de couleur interdisant les emplois qualifiés aux travailleurs blancs. La justification donnée à cela par le parti à l’époque était que les travailleurs blancs étaient à «l’avant-garde» de la lutte. Ce n’était que le début des macabres tournants et rebondissements qui ont marqué le développement du stalinisme sud-africain.
L’idée au cœur de la théorie du SACP – qui fut plus tard codifiée par son universitaire et activiste marxiste le plus en vue, Harold Wolpe [1926-1996] – était que la contradiction centrale de l’Afrique du Sud n’était pas le rapport entre Capital et Travail, mais plutôt, dans son langage obscurantiste, «l’articulation entre deux modes de production.» Cette conception supposait que l’Afrique du Sud était une formation sociale précapitaliste qui avait besoin d’une révolution nationale démocratique, qui, à son tour, permettrait le plein développement des relations sociales capitalistes. Ce n’est qu’alors que la classique lutte de classes – entre le Capital et le Travail – pourrait être engagée et que la société pourrait être transformée en un «Etat socialiste». Cette idée était au fondement de la «théorie des deux étapes de la révolution», dans laquelle la première étape était la lutte démocratique qui devait être suivie par la seconde, la transformation socialiste de la société.
L’apartheid n’était toutefois pas un phénomène précapitaliste. C’est la forme qu’a prise le capitalisme sud-africain pour des raisons historiques et politiques. En confondant la forme du capitalisme sud-africain avec son essence (le rapport travail salarié/capital), le SACP a fourni une justification théorique de la séparation de la lutte pour les droits démocratiques de la lutte anticapitaliste. Une tension fut introduite dans le programme de l’ANC entre objectifs à court et long termes. La lutte contre l’apartheid pour le pouvoir de la majorité noire était, dans le passé, «l’objectif immédiat» alors que la transformation socialiste de la société sud-africaine était «l’objectif à long terme». La séparation de ces étapes en théorie, alors qu’il était impossible de les séparer dans la réalité, signifia que l’objectif «à long terme» du socialisme était toujours renvoyé à plus tard. Cette séparation, qui reflétait les différents intérêts de classe des forces sociales composant le mouvement de libération nationale, contenait les graines de tous les compris et de toutes les trahisons qui ont suivi en 1994.
Le rôle critique joué par la théorie des deux étapes de la révolution fut qu’elle fournit à l’ANC les références radicales pour appeler les masses noires. Elle a permis également, de façon involontaire, à l’ANC d’utiliser l’obscur jargon stalinien au sujet de la réalité objective et du mystérieux «rapport de forces» afin «d’éduquer» les masses sur les raisons pour lesquelles l’objectif politique d’une transition démocratique limitée était nécessaire.
Le compromis négocié par l’ANC au début de la décennie 1990 révèle ce que la théorie des deux étapes de la révolution signifiait en pratique: un compromis qui ne parviendrait pas même à réaliser la première étape de cette théorie, soit le développement de la démocratie. La Constitution approuvée par le National Party et l’ANC garantissait que l’issue des premières élections démocratiques ne déboucherait pas sur le pouvoir d’une majorité noire. Au lieu de cela, elle garantissait un gouvernement de coalition avec De Klerk comme vice-président et d’autres dirigeants de l’ancien apartheid à des postes élevés du gouvernement. Des arrangements non démocratiques du même type furent mis en place à tous les niveaux de gouvernement de la nouvelle Afrique du Sud. L’effet d’ensemble fut de priver les masses de leurs droits démocratiques et de protéger l’ancien Etat d’apartheid des pressions populaires. La théorie des deux étapes de la révolution n’a pas seulement reporté la transformation socialiste de l’Afrique du Sud, mais également le pouvoir de la majorité noire.
Marikana: la présence de la classe laborieuse dans la nouvelle Afrique du Sud
Le compromis de la nouvelle Constitution était toujours une possibilité en Afrique du Sud. Les élites politiques noires petites-bourgeoises socialement insignifiantes furent toujours disposées à accepter un compromis pour autant qu’elles puissent obtenir un accès au pouvoir politique ainsi que le droit de participer à l’économie de marché. Avant que De Klerk soit disposé à réformer l’apartheid, les dirigeants de l’ANC n’avaient guère d’autre choix que de maintenir leur rhétorique stalinienne au sujet d’une «transformation socialiste» afin de maintenir leur audience auprès de leur base ouvrière et populaire. Ils savaient, tout comme le régime d’apartheid lui-même, que le réel pouvoir de contraindre au changement était les masses noires.
L’effondrement de l’Union soviétique et, plus largement au cours des années 1980 et 1990, le discrédit porté sur «le socialisme africain» changea tout cela. Les mouvements de libération furent placés sur la défensive partout dans le monde. L’ANC mit son programme en sourdine, acceptant l’économie de marché et jetant à la corbeille la lutte armée. Le contexte politique transformé persuada les capitalistes sud-africains qu’ils pouvaient faire des affaires avec Mandela sans mettre en danger leurs richesses et leur pouvoir social. Le National Party, dès lors, concéda des réformes.
La chose qui frappe en effet au sujet de la période qui précéda immédiatement les premières élections de l’après-apartheid, en 1994, est à quel point l’ANC sous la direction de Nelson Mandela a montré de façon croissante aux anciens dominants de l’apartheid qu’ils n’avaient pas grand-chose à craindre d’un gouvernement dirigé par l’ANC. L’ANC abandonna unilatéralement sa lutte armée, renonça à ses «politiques socialistes d’Etat» et adopta l’économie de marché. Elle a aussi promis de ne pas interférer avec la machine répressive de l’Etat d’apartheid, un fait qui est devenu parfaitement apparent au cours des dernières semaines. Plus important, elle accepta un arrangement constitutionnel qui institutionnalisait le partage du pouvoir et des droits aux minorités à tous les niveaux du gouvernement, abandonnant tout à fait ses engagements pour un réel pouvoir de la majorité noire. L’Afrique du Sud d’après-apartheid a obtenu un gouvernement noir, mais la classe capitaliste représentée par la minorité blanche – ainsi que ses soutiens internationaux – continue d’exercer le pouvoir social effectif. L’ANC a effectivement abandonné sa base afin d’obtenir un morceau du gâteau.
Toute la stratégie de négociation du président De Klerk était motivée par modérer l’ANC, le séparer de sa basse de masse tout en protégeant la minorité blanche privilégiée. Son National Party était serein à la perspective de voir des visages noirs au gouvernement. La stratégie de De Klerk a été toujours de mêler le mouvement de libération – ou au moins des segments de la direction de l’ANC – dans une relation avec l’Etat. Il suivit la classique stratégie de décolonisation mise au point par l’impérialisme anglais, qui a été mis en œuvre tout d’abord en Irlande, puis, avec le plus grand profit, en Afrique et en Asie. En gratifiant la modération et en réprimant brutalement tous ceux qui refusaient le compromis, De Klerk est parvenu à modérer l’ANC jusqu’au point où celui-ci laissa tomber toute discussion au sujet de changements sociaux et économiques fondamentaux et abandonna même le pouvoir de la majorité noire, le principe démocratique figurant au cœur de la lutte de libération.
Le recul de l’ANC a peut-être été le plus grand dans l’histoire des mouvements de libération nationale. La conférence de l’ANC de 1969 en exil, qui s’est tenue dans la ville tanzanienne de Morogoro, a adopté le document «L’avenir de la liberté: stratégie et tactiques du Congrès national africain.» La «déclaration de Morogoro» signalait l’intention de l’ANC d’être un mouvement de libération engagé dans la mobilisation des masses noires et dans le renversement du régime d’apartheid. Faisant appel à la classe laborieuse noire, le document précisait que la libération signifiait plus que d’élire un gouvernement noir: «Permettre aux forces économiques existantes de maintenir leurs intérêts intacts consiste à nourrir les racines de la suprématie raciale et ne représente pas même l’ombre de la libération.» La mesure de la réussite de De Klerk et de la complicité de l’ANC est que même cette «ombre» qu’est le partage du pouvoir et l’institutionnalisation des droits de la minorité puissent être célébrée comme la victoire et la réalisation de la libération noire.
Le compromis est une réalité permanente des luttes politiques. L’ANC a toutefois présenté ses trahisons des masses noires comme une victoire. L’ensemble des sacrifices que les masses noires ont accomplis au cours des années – des sacrifices qui ont permi aux dirigeants de l’ANC de se trouver là où ils sont aujourd’hui – ont été effectivement officiellement mis de côté dans la Constitution de l’après-apartheid. Les Noirs ont effectivement obtenu le droit de vote, mais il s’agit désormais de votes pour un système qui continue à le maintenir au bas de l’échelle dans les usines, les mines, les fermes et les townships du capitalisme-apartheid.
Il a fallu 18 ans pour que cette réalité soit démontrée de façon sanglante à Marikana. Le gouvernement de l’ANC n’a pas seulement fait usage de lois de l’apartheid ; il a qualifié «d’agitateurs» ceux qui se battaient pour les droits syndicaux et un salaire décent (ainsi qu’avait coutume de le faire le régime d’apartheid). Il a aussi déployé et utilisé le pouvoir armé de l’Etat pour abattre des travailleurs d’une façon telle que les dirigeants de l’époque de l’apartheid auraient applaudi depuis les toits.
Marikana a fait la démonstration jusqu’à quel point le gouvernement de l’ANC était hostile à sa propre classe laborieuse. Il montre clairement que le problème en Afrique du Sud n’a jamais été simplement la négation des droits démocratiques, mais le système capitaliste lui-même. L’apartheid est mort, mais le système économique qui l’a nourri reste en place. Ce ne sont pas les lois d’apartheid qui maintiennent les noirs sud-africains «à leur place», mais les réalités économiques. L’obtention du droit de vote n’a pas permis à des millions de noirs appauvris de quitter les sombres townships et de s’installer dans les périphéries verdoyantes où vivent les blancs. L’obtention du droit de vote n’a pas entamé le pouvoir d’un Etat qui est disposé à abattre ses propres citoyens afin de protéger les droits de la classe capitaliste minoritaire, laquelle comprend désormais quelques visages noirs.
L’Afrique du Sud de l’après-apartheid a commençé à mettre à bas de nombreux mythes. Ce qui a toutefois choqué beaucoup c’est à quel point les nouvelles élites africaines partagent l’hostilité de l’ancien régime vis-à-vis de ceux-là même qui ont rendu possible en premier lieu le changement: la classe laborieuse noire. Malgré le fait que l’ANC a effectivement marginalisé sa base de masse et l’a politiquement décomposée, Marikana a aussi démontré que la classe laborieuse d’Afrique du Sud a commencé à faire sentir sa présence dans la nouvelle Afrique du Sud. (Traduction A l’Encontre)
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Article publié le 26 septembre par le site anglais www.spiked-online.com. Charles Longford, qui vit à Londres, écrit sur l’actualité en Afrique du Sud. Il a publié un ouvrage intitulé South Africa: Black Blood on British Hands (1985).
Merci pour cet article, il comble de nombreux blancs dans mes connaissances sur l’histoire post apartheid de ce pays. Et, meme si je n’ai pas l’article original, excellente traduction