Nous publions ci-dessous trois articles qui permettent de saisir les enjeux économico-commerciaux des rapports entre Israël et l’Egypte et l’attitude des cercles dirigeants. Le premier article a trait à la production combinée – entre Israël et l’Egypte – de textiles dans les zones industrielles égyptiennes. Le second fait le point sur l’attitude des candidats à la présidence face aux accords de Camp David (1978). Le troisième est un entretien avec Emad Gad – membre du Al-Ahram Center for Political and Stategic Studies, membre du Parti social-démocrate – sur la dimension politique et économique des rapports avec entre Israël et l’Egypte. (Rédaction A l’Encontre)
Les exportateurs de produits textiles arrêtent de travailler avec leurs homologues israéliens dans les zones industrielles
Les entreprises publiques égyptiennes du textile travaillant dans le cadre de l’accord des Zones industrielles qualifiées ont cessé leurs relations commerciales avec leurs fournisseurs israéliens, en raison de ce qu’ils appellent des difficultés économiques croissantes.
Les exportateurs égyptiens affirment que leurs exportations vers les Etats-Unis – qui doivent contenir une certaine quantité de composants israéliens en application de l’accord – ont beaucoup diminué à cause de la décision des Etats-Unis de réduire les droits de douane pour les exportateurs du Pakistan et de Chine et ainsi, indirectement, de mettre sur la touche les entreprises égyptiennes.
Par conséquent, les exportations de vêtements vers les Etats-Unis des entreprises Kafr al-Dawar et Amiriya de Mahalla ont diminué de 80%.
«Nos exportations vers les Etats-Unis cette année n’ont pas excédé 3 millions LE (380’000 euros; 456’000 CHF), ce qui représente seulement 15% de nos objectifs», a déclaré Kamel al-Tawash, directeur de la compagnie Amiriya, ajoutant qu’il y a un excédent important de produits israéliens en stock dans les entrepôts en raison de la baisse de la demande américaine de produits égyptiens.
«Nous avons fait trop de concessions pour préserver le marché américain en augmentant les quantités de composants importés d’Israël», a-t-il dit, appelant à la renégociation d’un accord à la lumière des tensions politiques entre Le Caire et Tel-Aviv, suite à la suspension d’un accord bilatéral concernant le gaz naturel.
L’accord relatif aux Zones industrielles qualifiées entre l’Egypte, Israël et les Etats-Unis a été signé en 2004 et a pris effet au début de l’année suivante. Il stipule que des exportations égyptiennes vers les Etats-Unis sont dispensées de taxes, à condition que 11,7% de leurs composants aient été fabriqués par des entreprises israéliennes.
La semaine dernière, l’Egypte a résilié unilatéralement le contrat de fourniture de gaz avec Israël qui remonte aussi à 2005. L’Egypte a dit que seules des raisons commerciales motivaient la résiliation et a nié que la décision ait des raisons politiques. (Article publié dans Egypt Independent, le 3 mai 2012; à partir d’un rapport de Al-Masry Al-Youm. Traduction de Pierre-Yves Salingue pour A l’Encontre)
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Egypte-Israël: préserver les liens…
Par Samar Al-Gamal
La relation Egypte-Israël occupe une place importante dans les discours des candidats à la présidentielle. Ils sont unanimes à vouloir préserver les liens avec Tel-Aviv, mais réclament une révision des accords de Camp David (septembre 1978).
Ce n’est sans doute pas le meilleur anniversaire pour Israël. Ce «jour de la catastrophe» pour les Arabes, qui donnerait le coup d’envoi à la création d’un nouvel Etat, non arabe, sur les terres de la Palestine, est vu cette année sous le signe d’une inquiétude montante pour ne pas dire d’une catastrophe, pour les Israéliens.
Leur alliée du sud, l’Egypte, ne l’est plus. Il ne faut pas s’y tromper, la dégradation des relations entre les deux pays provoquée par la chute du régime de Moubarak ne fait que prendre de l’ampleur même si on est loin d’atteindre un point de non-retour.
Débarrassée du dictateur, en bonne entente avec son voisin israélien, l’Egypte a vite changé de politique. Dans cette transition du pouvoir dirigée par les militaires, l’hostilité, toujours présente envers l’ennemi israélien, s’est exacerbée davantage. L’événement le plus récent est cette rupture d’un contrat gazier conclu en 2005 entre les deux pays via des compagnies privées et assuré par un mémorandum du gouvernement égyptien. Cette annulation de l’exportation du gaz égyptien vers Israël dépasse le simple différend commercial et semble arroser cette dégradation des relations, malgré des déclarations officielles des deux parties cherchant à minimiser ce malentendu.
Le président de la holding EGAS a ainsi annoncé l’annulation du contrat de 2,5 milliards de dollars portant sur la vente annuelle pendant 15 ans de 1,7 milliard de m3 de gaz naturel à la compagnie israélienne CEI, soit 43% du gaz naturel consommé par Israël. Il invoque un «non-respect des conditions stipulées par le contrat».
Le ministre de l’Electricité, Hassan Younès, affirme que Le Caire préfère utiliser le gaz pour ses propres centrales électriques, avant que la ministre de la Coopération internationale, Fayza Aboul-Naga, proche des militaires au pouvoir, n’annonce que «l’Egypte pourrait parvenir à un nouveau contrat, avec un nouveau prix et de nouvelles conditions». Pareil à Jérusalem, où le ministre israélien des Affaires étrangères, Avigdor Lieberman [en visite officielle en Suisse le mardi 24 avril, reçu par le conseiller fédéral Didier Burkhalter], qui traditionnellement ne mâche pas ses mots hostiles aux Egyptiens, minimise l’importance de l’annulation du contrat, évoquant un «différend commercial» sans conséquence sur les relations bilatérales, laissant à son collègue des Finances, Yuval Steinitz, le soin de dire que c’est un «dangereux précédent qui jette un voile sur les accords de paix entre l’Egypte et Israël».
L’Egypte de Sadate a été le premier pays arabe à signer un accord de paix avec Israël en 1979. Une normalisation des relations a toujours été rejetée par la population comme par la grande partie de l’intelligentsia. Sous Moubarak, les dirigeants avaient conclu des accords commerciaux, à l’instar du gaz et du QIZ, sous les auspices américains. En fonction de ce traité, l’Egypte a récupéré le Sinaï, occupé par l’armée israélienne, et en contrepartie, Israël a obtenu une normalisation des relations diplomatiques et économiques avec son voisin, ainsi que des garanties sur la liberté de circulation sur le Canal de Suez.
Ce sont ces clauses qui aujourd’hui figurent au centre du débat politique égyptien et les candidats à la présidentielle y trouvent un sujet de campagne électorale de poids. Les candidats aspirant au poste suprême sont presque unanimes sur cette question d’exportation du gaz. Comme de nombreux Egyptiens, ils se demandent pourquoi l’Egypte accepte de vendre son gaz à des prix inférieurs à ceux du marché. Et la majorité d’entre eux appellent désormais à revoir les annexes du traité de paix, notamment sur le statut du Sinaï.
Les chefs des tribus bédouines du nord du Sinaï ont en effet exigé du Parlement de revoir les accords de Camp David, pour raison de «sécurité nationale».
Au lendemain de la révolution qui avait renversé Moubarak, le gouvernement avait préparé un plan prévoyant le fait d’inclure les Bédouins dans la sécurisation du Sinaï, avec des unités issues des tribus bédouines qui seraient incorporées à la police régionale. Aujourd’hui, ce plan est resté lettre morte, alors qu’il prévoyait aussi la création d’une zone de libre-échange pour favoriser le développement dans cette région délaissée par l’ancien régime et dont le pays vient de célébrer l’anniversaire de libération, le 25 avril.
La population hostile
Il est évident que la population égyptienne a toujours été très hostile à la manière dont le président Moubarak menait les relations avec Israël et notamment envers Gaza, cette ville limitrophe de Rafah où vivent des familles palestino-égyptiennes. L’invasion israélienne récurrente de la bande de Gaza, notamment celle de 2008, a eu des retombées sécuritaires et économiques sur le Sinaï.
Les candidats, de tendances politiques fort différentes, allant de l’islamisme à la gauche voudraient d’ailleurs donner des gages de respectabilité aux plans économiques et politiques. Et telle a été la mission des membres du parti des Frères musulmans, Liberté et Justice, partis aux Etats-Unis. «Nous ne soumettrons pas les accords de Camp David ni aucun autre accord signé par l’Egypte à un référendum populaire», affirme, depuis Washington, le député des Frères Abdel-Mawgoud Al-Dardiri.
En dépit de ce vent froid qui souffle sur les relations égypto-israéliennes, il est difficile d’imaginer un gouvernement égyptien rompant les accords de Camp David, à moins d’une bavure israélienne.
Les relations entre les ennemis d’hier ont subi pourtant de sérieux contrecoups depuis la chute de Moubarak. En août de l’an dernier, l’armée israélienne a abattu cinq policiers égyptiens à la frontière, entraînant une attaque sans précédent de l’ambassade d’Israël au Caire et poussant Tel-Aviv à réduire son personnel diplomatique.
Le lieutenant général Benny Gantz, chef d’état-major de Tsahal, au lendemain de l’arrêt du flux du gaz vers Israël, a tenu des propos acerbes. «Les troupes israéliennes se tiennent prêtes à toute confrontation au cas où l’Egypte se transformerait en ennemi», a-t-il dit à la radio israélienne.
Des déclarations qui ont poussé le maréchal Tantaoui, actuellement numéro un du pays, à intervenir. «La situation à nos frontières est difficile, mais l’Egypte n’envisage d’attaquer aucun de ses voisins (…). Si quelqu’un viole la frontière égyptienne, il sera repoussé», a indiqué Tantaoui, commandant en chef de l’armée égyptienne et chef du Conseil suprême des forces armées, avant le début des manœuvres de la 2e armée, stationnée dans la péninsule du Sinaï.
Selon M. Tantaoui, l’armée égyptienne doit «toujours prêter attention aux provocations dirigées contre elle». Il semble réagir aussi aux propos plus tôt de Lieberman affirmant qu’Israël doit renforcer sa présence militaire dans la péninsule du Sinaï pour pouvoir contre-attaquer au cas où l’Egypte déciderait de rompre le traité de paix. «L’Egypte pourrait représenter pour Israël une menace plus grande qu’une attaque nucléaire d’un autre Etat», a-t-il dit, poussant le ministre égyptien des Affaires étrangères, Mohamad Amr, à ordonner à l’ambassadeur égyptien à Israël d’obtenir une clarification des autorités israéliennes sur ces propos. Mais cette querelle politique et commerciale risque de rester là. Les candidats, qui rêvent chacun d’être le futur président, ont plus les yeux braqués sur un «redressement de l’économie». (Article publié dans Al Ahram, 2-8 mai 2012)
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«Le principal souci des candidats
est de ne pas soulever un conflit avec Israël»
Emad Gad, député et chercheur spécialiste des affaires israéliennes, fait le point sur l’avenir des relations égypto-israéliennes. Il estime qu’il n’y aura que des changements mesurés. Entretien conduit par May Al-Maghrabi pour l’hebdomadaire Al-Ahram (2-8 mai 2012).
Que pensez-vous de la rupture du contrat d’exportation de gaz vers Israël?
Emad Gad. C’est un pas important permettant à l’Egypte de récupérer son rôle régional. Ce contrat d’exportation de gaz vers Israël à prix très bas a toujours suscité la colère des Egyptiens et a été critiqué par plusieurs forces politiques pendant l’ère Moubarak. Suite à la révolution, le procès des responsables de ce contrat et la tension qui ne cesse de monter dans les relations égypto-israéliennes ont rendu la situation très embarrassante pour les militaires au pouvoir. Ils ont utilisé une couverture juridique et commerciale pour mettre un terme à ce contrat.
Mais de facto, il s’agit d’une décision politique visant à tracer une nouvelle politique égyptienne basée sur l’indépendance et l’équilibre. Si, auparavant, l’Egypte faisait profil bas face à Israël, c’est parce qu’il y existait un accord secret entre l’administration américaine et Moubarak. Cet accord prévoyait de normaliser les relations avec Israël en contrepartie d’un soutien pour une succession de Gamal Moubarak. Maintenant, l’Egypte n’a aucune raison de ne pas valoriser ses propres intérêts régionaux et nationaux.
Le Conseil militaire a réussi à faire d’une pierre deux coups: se décharger d’un contrat dont il ne profite pas sur le plan économique – puisqu’il avait été conclu à travers une compagnie intermédiaire détenue par Hussein Salem – et gagner le soutien de la population afin de redorer son image.
Comment évaluez-vous la réaction israélienne suite à cette mesure?
Depuis la chute de Moubarak, Israël est en état d’incertitude sur le sort de ses relations avec l’Egypte. Les mutations rapides et successives dans ces relations – qui sont alimentées par une haine populaire pour l’entité sioniste, qui s’accentue avec la poussée islamiste – rendent les réactions israéliennes de plus en plus nerveuses. Toutefois, Israël n’a pas tardé à minimiser l’impact de l’arrêt du contrat gazier, conscient qu’une rupture entre les deux pays aurait des conséquences sur l’Etat hébreu.
Tel-Aviv n’a pas intérêt à provoquer une escalade diplomatique avec l’Egypte qui demeure un pays central pour la paix dans la région. Les déclarations de Fayza Aboul-Naga, ministre de la Coopération internationale, sur la possibilité de renégocier les prix ont, en outre, coupé la route à Israël qui ne peut plus chercher à envenimer la situation.
On retient un discours nationaliste des différents candidats à la présidence. Et Israël y trouve sa place. Les présidentielles pourront-elles changer la donne des relations avec Israël?
Au niveau des discours peut-être mais sur le fond, les candidats qui restent en lice ne sont pas des personnes radicales. Même le premier candidat des Frères musulmans, Khaïrat Al-Chater, évincé de la course, ne voulait pas remettre en cause les accords de Camp David. L’ancien secrétaire général de la Ligue arabe, Amr Moussa, qui est l’un des favoris du scrutin, ne fait pas non plus très peur aux Israéliens. Même le nassérien Hamdine Sabbahi se contente d’appeler à la révision de certaines clauses du traité de paix. Tous les candidats sont conscients de la fragilité actuelle de la situation politique et économique, et ne pourront brandir la carte de l’ennemi extérieur que dans le cadre de surenchères électorales.
Loin de la rhétorique, Israël trouve aussi une place dans les programmes électoraux des candidats…
Les nuances entre les programmes des candidats sur les relations égypto-israéliennes portent sur des questions comme la normalisation commerciale et culturelle. Si Amr Moussa et Ahmed Shafiq sont pour le maintien de toutes les relations avec Israël, les islamistes penchent pour l’idée de cesser toutes sortes de normalisation et d’échanges commerciaux. Mais globalement, on ne peut pas prévoir de changements cruciaux dans les relations avec Israël. Il s’agira plutôt d’un état de paix froide, et les tensions ne dépasseront pas les guerres verbales.
Le principal souci de l’Egypte aujourd’hui est de redresser une économie en crise et de fonder un système démocratique, pas de soulever un conflit avec Israël. Si la nouvelle configuration politique laisse planer le doute sur l’avenir des relations entre les deux pays, les forces en présence démontrent qu’un conflit plus sérieux, voire armé, n’est pas envisageable. Même si les relations entre Israël et l’Egypte ne pourront pas retrouver leur stabilité de l’ère Moubarak, le pouvoir, dans l’état actuel des choses, ne pourra pas prendre le risque d’une crise diplomatique aux dangereuses conséquences pour l’économie et la stabilité du pays.
Même avec l’arrivée d’un islamiste à la tête du pouvoir?
Si les islamistes ont toujours conçu l’accord de paix (Camp David) comme une trahison de la cause arabe, après leur arrivée au Parlement, on remarque un revirement notable dans leurs positions vis-à-vis d’Israël et de cet accord. A maintes reprises, ils ont souligné qu’ils ne voulaient pas remettre en cause le traité de paix. En dépit de leur animosité idéologique et historique vis-à-vis de l’Etat hébreu, les islamistes connaissent très bien les règles du jeu politique. Et c’est pourquoi les Frères musulmans se sont précipités vers la Maison-Blanche pour rassurer les Etats-Unis sur le sort de ces relations. Même les salafistes, plus radicaux que les Frères, se sont prononcés pour le maintien de l’accord de paix.
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