Inspiré par l’esprit de l’orientalisme occidental, tel qu’il a été défini par Edward Said [L’orientalisme, Ed. du Seuil, 2005], certains Arabes ont soutenu qu’une mentalité despotique s’était enracinée chez la plupart de leurs compatriotes en conséquence de leur formation culturelle et de leur éducation.
Un des tenants d’une telle vision, dans un passé proche, fut Moncef Marzouki, l’actuel président transitoire de la Tunisie, alors qu’il vivait encore en exil en France comme opposant à l’ex-président, le tyran Zine el Abidine Ben Ali.
Dans un article publié le 19 février 2010 sur le site internet d’Al Jazeera en arabe, Marzouki cite l’universitaire française Béatrice Hibou, qui appartient à l’école orientaliste et est l’auteure d’un ouvrage intitulé La force de l’obéissance: économie politique de la répression en Tunisie [Ed. La Découverte, 2006], pour expliquer que la prétendue « obéissance » des Tunisiens et Tunisiennes à leurs tyrans est due à une mentalité instillée en eux de génération en génération (de telles thèses ont été efficacement réfutées par l’universitaire tunisien Mahmoud Ben Romdhane dans un ouvrage paru récemment en français [Tunisie: Etat, économie et société. Ressources politiques, légitimation et régulations sociales, Ed. PubliSud, 2011]).
Marzouki affirmait que quiconque lit l’ouvrage de B. Hibou «comprend que ce qui intrigue l’esprit occidental à propos des Arabes, c’est notre capacité extraordinaire à obéir aux dirigeants les plus corrompus, alors que la culture occidentale, elle, est fondée sur le refus d’obéir à l’injustice et la légitimation du droit à lui résister».
Il ajoutait ainsi à la perception orientaliste des arabes une image idéalisée de la «culture occidentale», comme si cette dernière était une donnée éternelle, oubliant le fait que les deux régimes les plus despotiques de l’histoire moderne se sont développés après la Première Guerre mondiale au sein de deux des plus anciennes civilisations occidentales: l’Italie et l’Allemagne. Sans parler, par ailleurs, du fait qu’avant l’époque moderne, l’Occident est passé par une longue période de monarchie absolue.
Marzouki alla plus loin encore, surenchérissant sur l’orientaliste française: «Prenez n’importe quel Tunisien ou Egyptien ou Yéménite de la rue et portez-le au pouvoir. Il y a 90% de chance qu’il agira d’une façon qui ne sera pas très différente de celle de Ben Ali, Moubarak ou Saleh.»
L’une des réalisations les plus importantes des révolutions arabes en cours, en ce qui concerne la perception des Arabes, est qu’elle a détruit l’image caricaturale façonnée par l’orientalisme occidental au sujet de la soumission volontaire des Arabes et de leur accoutumance culturelle, ou celle des musulmans en général, à la servilité. Comme si les Arabes haïssaient la liberté et aimaient la tyrannie.
La vague révolutionnaire qui a déferlé depuis la Tunisie, et qui en est encore à son stade initial, a prouvé au monde entier que les Arabes haïssent la tyrannie et aspirent à la liberté autant que tout autre peuple. Elle a aussi démontré que du jour où les Arabes ont décidé «d’aspirer à vivre» – pour emprunter le vers fameux du poète tunisien Aboul-Kacem al-Chebbi [1909-1934, considéré comme le poète national tunisien, auteur d’un poème célèbre adressé Aux tyrans du monde (Ila Toghat Al-Aalam)] – et sont parvenus à briser la barrière de la peur, ils/elles ont réalisé des soulèvements qui sont devenus des exemples à suivre partout dans le monde.
Après que Marzouki lui-même fut retourné en Tunisie à la suite de la chute de Ben Ali, il a été tellement emporté par l’euphorie de la révolution qu’il a, pour un temps, fait sienne une analyse de classe à la manière de la gauche radicale, écrivant ces lignes fort lucides publiées le 10 mars 2011:
«Ce ne sont pas les révolutionnaires qui cueillent les fruits de la révolution. Après le temps des révolutionnaires vient celui des opportunistes ; après l’épopée vient le temps des espoirs déçus. Les pauvres de Sidi Bouzid retournent à leur pauvreté et les habitant·e·s des cimetières du Caire à leurs cimetières [plusieurs centaines de milliers de Cairotes, parmi les plus pauvres, vivent dans les «cités des morts» de la ville]. Aucune solution radicale n’est apportée à leurs problèmes, seulement quantité de promesses qui seront ou ne seront pas réalisées.
Dans notre situation, c’est la bourgeoisie qui obtient le plus: elle jouissait d’un niveau de vie décent sous le despotisme mais son existence était empoisonnée par la corruption et la suppression des libertés. Avec la fin du despotisme, la bourgeoisie – grâce aux sacrifices des humbles et des pauvres – a ajouté à ses droits économiques et sociaux les droits politiques dont elle était privée, alors que les classes populaires ont acquis des libertés politiques qui ne nourriront pas les affamé·e·s.»
La sagesse populaire affirme que le pouvoir corrompt. Depuis qu’il est devenu président de la Tunisie, Moncef Marzouki n’arrive plus à comprendre pourquoi les pauvres de Sidi Bouzid ont refusé de retourner à leur pauvreté, rejeté les promesses creuses et insisté pour que des solutions radicales soient apportées à leurs problèmes. Il a soudain trouvé ce refus et cette insistance si détestables qu’il a eu recours aux arguments habituels des tyrans, comme s’il souhaitait confirmer ce qu’il avait écrit deux ans plus tôt.
Répondant, lors d’un entretien accordé à la télévision Al Jazeera le 20 janvier 2012, à une question au sujet de la poursuite des protestations populaires en Tunisie depuis la chute du tyran, Marzouki a déclaré, d’une part, qu’elles étaient la conséquence du legs du régime déposé et de la paralysie économique. Puis il a ajouté: «Mais il y a aussi l’exploitation, la politisation et l’agitation de la part de certains milieux, que ce soit par irresponsabilité ou avec l’intention de saboter cette révolution – ces deux facteurs sont à l’œuvre. Il y a des gens que je considère comme irresponsables, comme l’extrême gauche qui déclare maintenant qu’elle aime la révolution, alors qu’ils savent que ce gouvernement n’est en place que depuis un mois, c’est cela que je considère comme irresponsable.»
Selon cette vieille rengaine dont les Tunisiens et les Arabes sont familiers, les masses ne peuvent se soulever de leur propre chef contre leurs conditions d’existence misérables. Il y a toujours des «agitateurs», des «subversifs», des «coupables irresponsables» et des «extrémistes» – quelle que soit leur couleur politique, du reste – qui les poussent à la protestation et à la révolte.
Il échappe à cette logique que la colère contre l’exploitation et la misère conduit naturellement à la radicalisation politique. Elle renverse cette réalité en soutenant que ce sont les radicaux qui créent l’indignation publique contre la misère et l’exploitation.
Ce que le nouveau président tunisien n’a pas saisi, c’est que son appel, en décembre dernier, à une trêve sociale de six mois était voué à l’échec parce qu’il n’était accompagné d’aucun programme indiquant une intention réelle de la part du nouveau gouvernement tunisien de satisfaire les besoins évidents et les revendications élémentaires du peuple, pour lesquelles celui-ci s’est soulevé et a renversé Ben Ali.
Hamadi Jebali, l’un des dirigeants du mouvement Ennahda, aujourd’hui premier ministre du gouvernement tunisien transitoire, n’a pas hésité à affirmer sur Al Jazeera (le 22 janvier 2012) que le déclin économique de la Tunisie au cours de l’année écoulée «est dû aux occupations, blocages de routes et grèves sauvages des travailleurs». Il a ajouté que ces protestations de masse ont empêché la mise en œuvre de nouveaux projets d’investissements qui auraient permis de créer des «milliers» d’emplois.
Pour reprendre les propres mots de Marzouki, ces messieurs qui sont aujourd’hui au pouvoir veulent donc que les masses cessent leurs luttes maintenant que le dictateur a été renversé et que «les pauvres de Sidi Bouzid retournent à leur pauvreté […]. Aucune solution radicale n’est apportée à leurs problèmes, seulement quantité de promesses qui seront ou ne seront pas réalisées. C’est la bourgeoisie qui obtient le plus : elle jouissait d’un niveau de vie décent sous le despotisme mais son existence était empoisonnée par la corruption et la suppression des libertés. Avec la fin du despotisme, la bourgeoisie – grâce aux sacrifices des humbles et des pauvres – a ajouté à ses droits économiques et sociaux les droits politiques dont elle était privée, alors que les classes populaires ont acquis des libertés politiques qui ne nourriront pas les affamé·e·s.»
Il n’est pas besoin d’être particulièrement perspicace pour réaliser que les vainqueurs des premières élections qui ont fait suite aux soulèvements, ainsi que les gouvernements qui se sont mis en place depuis lors, sont aux mains des opportunistes et non des révolutionnaires, en effet, ainsi que Marzouki lui-même l’avait justement dit lorsqu’il était encore inspiré par l’enthousiasme et la sagesse de la révolution.
La condamnation des grèves des travailleurs et travailleuses comme responsables du déclin économique du pays, ainsi que le recours à la vieille rengaine au sujet des «extrémistes» et des «subversifs» appartenant à «l’extrême gauche», constituent le langage commun des nouveaux dirigeants, en Tunisie comme en Egypte, d’une façon telle qu’elle rappelle irrésistiblement les régimes déposés.
Mais les masses qui ont un jour aspiré à vivre et goûté à la liberté ne cesseront pas de lutter et de protester avant que «le destin» ne réponde à leurs aspirations, même si cela devait prendre des années.
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Gilbert Achcar est professeur à l’Ecole des études orientales et africaines (SOAS) de l’Université de Londres.
[Traduit par A l’Encontre à partir de la version anglaise publiée sur le site en anglais du journal Al-Akhbar, le 27 janvier 2012. Les notes entre crochets ont été ajoutées par le traducteur.]
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