Par Bernard Bovay et Charles-André Udry
L’année 2012 s’annonce comme une nouvelle étape – soumise à une accélération marquée – du rythme des contre-réformes des diverses mal nommées assurances sociales. Le héraut de cette déconstruction systématique sera le nouveau conseiller fédéral, élu le 14 décembre 2011, le social-démocrate (PSS) Alain Berset.
Le président de l’Alliance des assureurs maladie suisses (AAMS) – qui regroupe Helsana, Groupe Mutuel et Sanitas – Heinz Locher salue, à sa façon, cette ascension d’un membre du PSS au poste de chef du Département de l’intérieur. En effet, selon Heinz Locher: «C’est une décision politique [de mettre A.Berset à la tête de ce Département]. J’imagine que la droite intègre les socialistes pour mieux faire passer les réformes nécessaires des assurances.» (Le Temps, 17 décembre 2011) On a droit ici au jugement d’un expert qui affirmait dans un entretien accordé au Temps, le 16 juillet 2011: «Les acteurs de la santé et les fournisseurs de prestations doivent disposer de davantage de liberté. Or, nous assistons à une étatisation du système. Particulièrement en Suisse romande.» Rien que cela!
Un cynisme sans frein
Nous nous limiterons dans cette première contribution à examiner des points centraux de la révision en cours – dite 6e révision, deuxième volet (dite 6 b) – de l’Assurance-invalidité (AI).
Pour prendre la mesure des choix déjà opérés et en voie d’être mis en œuvre dans ce domaine, il est utile de se référer au document intitulé: «Nécessité d’un frein à l’endettement dans l’AI». Ce programme a été élaboré conjointement – ce qui n’est pas traditionnel – par l’Union patronale suisse (UPS), economisesuisse et l’Union suisses des arts et métiers (USAM). Il a été préparé dans le cadre de la consultation par le Conseil fédéral en vue de la préparation de la 6e révision, deuxième volet. Il a été publié en date du 15 octobre 2010.
Pour rappel, le premier volet de la 6e révision a été approuvé par les Chambres fédérales le 24 février 2010, par 125 voix contre 57 (54 Non sont attribués au PS et aux Verts). Ce programme patronal place la barre très haut, ce qui permet – comme à l’habitude – de donner l’impression que les décisions à faire passer aux Chambres sont, en quelque sorte, l’objet d’un compromis. Alors que leur logique structurante est conforme aux options clairement affirmées par cette sainte-alliance. Passons en revue les points essentiels.
• Le terme «frein à l’endettement» n’est pas choisi par hasard. Toutes les mesures déjà adoptées ont pour effet de réduire drastiquement les «dépenses» – en fait ce qui devrait être qualifié de prestations socialement nécessaires – et d’assurer, à moyen terme, «l’équilibre» du fonds de compensation de l’AI. Or, ces deux objectifs sont déjà en voie de réalisation. Donc, le mécanisme du «frein à l’endettement» ajoute un nouveau rouage dans la dynamique de réduction a minima de l’AI.
Tout cela n’empêche pas le bloc patronal d’enfoncer encore plus le clou. La raison en est simple: il faut imposer au plan politique et idéologique une approche de l’AI en termes d’ajustement structurel aux moyens financiers – sans cesse limités – que le pouvoir attribue à cette «assurance»… et aux autres. Toute dimension d’une assurance sociale devant répondre à des besoins sociaux est évacuée. De la sorte, les élites dirigeantes tendent à imposer à tous les «acteurs» politiques et associatifs cette approche comptable. Peu importe si les décisions adoptées sont en rupture avec toutes les études sur les relations présentes entre travail-chômage-santé et avec le potentiel de moyens mobilisables pour faire de l’AI un élément d’une sécurité sociale, au plein sens du terme; ce qui est fort loin d’une conception assurantielle, de plus restrictive.
• Lorsque le montant du fonds de compensation – c’est-à-dire la fortune en réserve – est inférieur à 40% des dépenses annuelles de l’AI, le bloc patronal propose que le Conseil fédéral «suspende au plus tôt l’adaptation des rentes en cours au renchérissement et dès la troisième année civile… réduise les rentes afin que le déficit d’exploitation annuel attendu diminue de 75%»; «dès la cinquième année, il [le Conseil fédéral] réduit encore les rentes afin de combler entièrement le déficit d’exploitation».
Avenir Suisse a publié, auprès de la Verlag Neue Zürcher Zeitung, en date du 30 novembre 2011, un ouvrage de 158 pages, intitulé : Soziale Sicherheit sichern. Plädoyer für eine Schuldenbrense (Assurer la protection sociale. Plaidoyer pour un frein à l’endettement). Le propos, aux allures professorales (Lars P. Feld et Christoph A. Schaltegger), est aisé à résumer: appliquer la règle d’or helvétique du frein à l’endettement à l’ensemble desdites assurances sociales. La vague de contre-réformes est donc étayée par une production «scientifique» visant à baliser non seulement la réflexion (possible) des élus, mais aussi celle des journalistes des médias écrits et électroniques.
Encourager la réadaptation… des rentes à la baisse
Le Message relatif à la modification de la loi fédérale sur l’assurance-invalidité (6e révision deuxième volet) – en date du 11 mai 2011 – s’inscrit dans la foulée du «financement additionnel (voir Cahiers La brèche n° 3: «Financement additionnel de l’AI: la corde qui soutient le pendu» version pdf sur ce site : http://labreche.org/?page_id=1890) et dans l’esprit du «frein à l’endettement» tel que présenté ci-dessus.
Le premier thème concerne «l’adaptation du système des rentes en vue d’encourager la réadaptation» (Feuille fédérale, 2011, p. 5303). Actuellement, si le «degré d’invalidité» est estimé entre 40% et 49%, l’assuré·e a droit à un quart de rente. Pour rappel, le montant de la rente minimale AVS/AI s’élève à 1160 francs par mois – pour autant qu’il n’y ait pas de lacunes de cotisations – et celui de la rente maximale se situe à hauteur de 2320 francs. Une demi-rente correspond à un degré d’invalidité se situant entre 50% et 59%. Dès 60% – jusqu’à 69% – le montant de la rente est à hauteur des trois quarts; dès 70% une rente entière est allouée. Il ne faut pas interpréter le terme lacune comme étant synonyme «d’oubli de cotiser» ou de «volonté de frauder». Pour l’essentiel, les «lacunes» concernent des salarié·e·s qui ont émigré vers la Suisse après leur vingtième année.
A la lumière de ce bref rappel, les modifications proposées dans le Message du Conseil fédéral ressortent mieux. Entre 50% et 79% de «degré d’invalidité» estimé, le montant de la rente serait multiplié par ce degré. Par exemple, un degré d’invalidité estimé à 60% donnerait droit à 60% de la rente entière qui, elle, peut s’échelonner entre le montant de la rente minimale et celui de la rente maximale. La personne qui réussit à obtenir une rente AI sur la base d’un degré d’invalidité déterminé par l’Office AI à 40% obtiendrait 25% de la rente. Si le même Office juge le degré d’invalidité à 41%, la rente s’élèverait à 27,5%. Chaque degré d’invalidité supplémentaire entre 42% et 49% donnerait droit à un accroissement de 2,5% de la rente. Ainsi un degré d’invalidité de 49% donnerait droit à 47,5% de la rente entière. Enfin, une personne dont le degré d’invalidité sera fixé entre 80% et 100% pourrait obtenir une rente entière, pour autant qu’elle n’ait aucune «activité lucrative» (article 28a, alinéa 1). Si c’était le cas – même si la somme est minime – la rente se voit diminuée, ce qui n’est pas en vigueur actuellement. Le Message précise: «Les revenus effectivement réalisés doivent être pris en compte et aboutir à une rente plus basse. Le revenu total des personnes qui touchent une rente et réalisent un revenu effectif sera toujours plus élevé que celui des personnes qui perçoivent une rente entière, mais qui n’ont pas d’activité lucrative.» (FF, 2011, p.5326).
Ces mesures correspondent-elles au titre du chapitre: «encourager la réadaptation»? Non. En fait, il s’agit de mettre en place un régime de contrainte – avec une dimension financière concrétisée par la «révision du système de rente» – qui aboutit à un renforcement de la «remise au travail», cela dans un contexte socio-économique où les employeurs «AI compatibles» se font rares, pour ne pas dire plus que clairsemés. La formule «remise au travail» est, en tant que telle, trompeuse. En effet, être projeté sur ledit marché du travail – doublement asymétrique en l’occurrence – est fort éloigné d’une «remise au travail». Cela reviendra, le plus souvent, à ajouter à l’anxiété du chômeur «normal» à la recherche difficile d’un emploi celle d’un chômeur qui doit «se plier en quatre» pour manifester sa disponibilité à «tout accepter» puisqu’il n’est pas conforme «à l’excellence» supposée qu’exige un «offreur de travail». La jonction entre cette «offre» et «la mise à disposition d’une volonté de travailler», si elle s’effectue, peut être déguisée sous la forme d’un acte de quasi-charité du point de vue de l’employeur et d’un acte de «courage exceptionnel» pour l’allocataire AI «remis au travail». Toute la dimension de contrainte et d’exploitation est ainsi escamotée. Le règne de l’idéologie entrepreneuriale et patriotique du «qui veut peut» est constitutionnalisé. Parallèlement, la théorie du «chômage volontaire», propre aux délires néo-classiques, est validée. D’ailleurs le Message du Conseil fédéral fait référence au modèle du «marché du travail équilibré» (FF 2011, p.5326).
En outre, il serait possible de débusquer une apparente contradiction dans la prise en compte d’un gain pour les personnes reconnues invalides à un degré de 80% et plus. En effet, une partie de ces dernières pourraient considérer qu’une activité lucrative marginale qui réduit leur rente n’est pas appropriée. Ce qui irait à l’encontre d’une «remise au travail».
En fait, le piège est assez gros. Si la personne – pour des raisons qui peuvent être multiples et complexes: socialisation, avoir une activité socialement reconnue, etc. – obtient la possibilité d’une activité dite lucrative, elle risquera à coup sûr de se voir imputer une «capacité d’activité» qu’enfin elle «révèle». Donc, a posteriori, elle reconnaît, de facto, un statut antérieur «d’abuseur». Ce qui pourra conduire à une révision à la baisse de son degré d’invalidité reconnu jusqu’alors et du montant de la rente qui «va avec».
L’invalidité et la production en flux tendus
A l’occasion de la cascade de révisions de l’AI, les autorités et leurs «experts» ont sans cesse invoqué «l’explosion» du nombre d’allocataires de l’AI qui serait à la source du déficit présenté comme «insupportable».
Rappelons quelques chiffres. En 1990, le nombre total de personnes à qui une rente d’invalidité est attribuée s’élève à 164’329. Puis, la progression est marquée jusqu’en 2005, avec un léger recul depuis lors. Un recul qui est en lien direct avec l’application des mesures introduites dès la quatrième révision de l’AI, entrée en vigueur en janvier 2004.
Evolution du nombre de personnes bénéficiaires d’une rente AI
1990 164’329 2000 235’529
1991 170’099 2001 249’515
1992 175’132 2002 262’374
1993 182’490 2003 274’638
1994 192’080 2004 283’201
1995 199’265 2005 293’251
1996 207’957 2006 290’899
1997 215’717 2007 289’563
1998 221’103 2008 287’753
1999 227’798 2009 283’981
2010 279’527
Cette croissance est liée à trois facteurs interconnectés, pour faire court. Le premier réside dans les modifications des conditions de travail au sein de l’ensemble des secteurs de l’économie. Les «contraintes de la compétitivité» – en fait, la concrétisation de la bataille pour relancer la profitabilité dans le cadre d’une économie capitaliste mondialisée – durcissent les conditions de travail, avec leurs effets multiples sur la santé, et parfois une dimension invalidante. Ce que confirment différentes études – bien que peu développées en Suisse jusqu’à très récemment – sur les rapports entre travail et santé. Par exemple, pour l’année 2007 – mais ces constats renvoient à des situations analogues pour la période qui s’ouvre dès 1991-1992 – l’Office fédéral de la statistique (OFS), dans la présentation d’une récente étude, souligne: «Les conditions de travail présentant des risques, physiques ou psychosociaux, pour la santé sont fréquentes en Suisse. Deux personnes salariées sur cinq sont exposées dans leur travail à au moins trois risques physiques, comme des mouvements répétitifs du bras ou de la main, ou des positions douloureuses. Une sur trois l’est à au moins trois risques psychosociaux, comme manquer de temps pour terminer son travail ou ne pas pouvoir mettre en pratique ses idées dans son travail. Une personne salariée sur huit ressent de la peur sur sa place de travail ou y est confrontée.» («Travail et Santé. Résultat de l’enquête suisse sur la santé 2007», OFS, 20 août 2010)
Le deuxième est en relation avec la montée du chômage, dès 1991-1992. Cette dernière intervient avec un certain décalage par rapport aux autres pays européens, ce qui a accru son effet de choc psycho-social dans un pays qui semblait échapper au sort des pays voisins. La mémoire du renvoi d’un grand nombre d’immigrés (aux permis annuels et saisonniers), lors de la récession de 1974-1975, n’a pas été cultivée! C’était du passé.
Depuis les années 1990, le chômage va suivre une pente ascendante marquée. En 1991, le nombre de chômeurs et chômeuses «officiels» s’élève à 39’222 (moyenne annuelle), en 1992 à 92’308 et à 163’135 en 1993; en 1997 le seuil des 188’000 est atteint. Une pente ascendante, à partir d’un seuil nettement plus bas, se manifeste à nouveau dès 2003. Un déclin intervient jusqu’en 2008 et une relance s’opère dès le second trimestre.
La part des chômeurs de longue durée – plus de 12 mois – au total des chômeurs atteint près de 35% au milieu de 1998. Cette tendance repart à la hausse depuis 2002 pour atteindre un pic de quelque 22% au milieu de l’année 2006; puis retombe jusqu’en 2009 à quelque 13%, pour reprendre l’ascenseur jusqu’au milieu 2010, où elle se situe à la frontière de 23%.
Le chômage et la précarisation du travail – sous de nouvelles formes – vont accentuer les aspects vécus et ressentis des conditions de travail, tels que ceux décrits ci-dessus par l’OFS. Dans un premier temps, alors que les contre-réformes dans les domaines de l’assurance-chômage et de l’AVS-AI n’avaient pas encore pris leur rythme de croisière, les autorités n’ont pas intimé l’ordre aux gestionnaires de l’AI de dresser des obstacles difficilement franchissables aux demandeurs de prestations. Dès lors, le nombre de personnes obtenant une rente n’a cessé d’augmenter, ce qui reflétait, tel que le constatait à ce propos un article de swissinfo.ch, «le climat social et professionnel qui s’est fortement dégradé en Suisse depuis la longue stagnation économique des années 1990» (24 mars 2006).
Le troisième a trait à une réorganisation d’ensemble de la production et de la dite «gestion des ressources humaines» qui envahit tous les secteurs du privé et du public. Elle va de pair avec une montée en force de l’externalisation d’une série de travaux dans le dit secteur public qui est placé sous une contrainte budgétaire accrue, dont le bras de levier est la stratégie des «caisses vides». Dans le secteur privé, les mêmes mutations ont pris leur essor.
Les exemples de changement à ce propos pourraient être multipliés. Dans une administration publique, diverses tâches étaient attribuées, réservées – avec, de fait, une dimension sociale justifiée – à des personnes qui ne pouvaient affronter la brutalité d’un travail de plus en plus stressant; en particulier lorsqu’elles avaient atteint un certain âge. Pour prendre un exemple ressortant du secteur privé: dans une entreprise de construction, un ouvrier «usé par le travail» pouvait être muté vers un emploi de magasinier ou se voir attribué des tâches moins pénibles physiquement, mais où son expérience était valorisée. L’employeur pouvait d’ailleurs y «trouver son compte»!
Les politiques d’évaluation individuelle – annualisée – reviennent à une chasse «aux non-efficaces et aux non-compétents»; les «faiblesses» sont en permanence pourchassées et rappelées par la hiérarchie, sous des formes dévalorisantes ayant les traits de remarques insidieuses emballées d’un langage psychologisant et «préventif». La «gestion des ressources humaines» et les évaluations sont soudées à des «objectifs à atteindre». Ils sont non négociables ou apparaissent tels quels d’autant plus qu’une solidarité collective construite n’existe pas dans l’immense majorité des lieux de travail. La machinerie de «gestion du personnel» introduit divers mécanismes de concurrence interindividuelle jusque dans les derniers recoins du travail, ce qui tend à dissoudre un collectif, même si ce dernier peut appréhender que son fonctionnement quotidien est de fait socialisé.
Le résultat de ces trois facteurs intriqués rend de plus en plus illusoire la possibilité concrète d’une «remise au travail» – discours impératif des autorités, placé au centre de la 5e et 6e révision de l’AI – d’une personne jugée apte par l’office cantonal de l’AI. Cette révision est exemplaire d’une politique plus vaste et est marquée au coin d’un cynisme sans rivages.
Divers thèmes seront abordés dans la seconde partie de cet article consacré à la 6e révision, volet B, de l’AI, parmi lesquels la diminution du montant des rentes d’enfants d’invalides, l’insertion et la dynamique du frein à l’endettement au sein d’une telle assurance (au nom usurpé «d’assurance sociale»), ainsi que le village Potemkine construit autour des deux piliers: déficit et recettes.
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