Brésil. La permanence du pouvoir militarisé

Par Macrio Castilho

En novembre 2017, sept personnes ont été assassinées lors d’un bal funk dans le Complexe do Salgueiro, à São Gonçalo, dans la région métropolitaine de Rio de Janeiro. Les enquêtes ont révélé la participation de 17 soldats de l’armée à cet «événement», connu sous le nom de massacre de Salgueiro. Toutefois, le Commandement militaire de l’Etat (CML) n’a  pas donné suite – à plusieurs reprises – à la demande du Ministère public de présenter ces soldats afin qu’ils puissent subir un interrogatoire.

Les tirs visant la voiture dans laquelle se trouvait le musicien Evaldo dos Santos Rosa, en Guadeloupe, dans la zone ouest de Rio, constitue le chapitre le plus récent de la tragédie qui marque l’état d’urgence dans lequel nous sommes plongés. L’Etat, à travers son appareil répressif, vise quotidiennement des «vies dénudées» ou, comme dirait Giorgio Agamben, «des vies qui peuvent être tuées sans commettre de meurtre». Plus de 80 coups de feu ont été tirés, selon un rapport d’expert de la police civile. Quatre autres personnes étaient dans la voiture, dont la femme d’Evaldo et son fils de 7 ans. Ils se rendaient tous pour fêter une naissance.

Aucun autre pays qui a connu la dictature n’a connu une transition aussi longue et contrôlée par les militaires. De Ernesto de Geisel, élu au suffrage indirect et exerçant son mandat présidentiel dès 1974, jusqu’au premier président élu au suffrage direct en 1989 (Fernando Collor), se sont écoulées 15 années. Dans ce processus de transition «lente, progressive et sûre» – qui a abouti à la proposition d’accorder (en 1979) l’amnistie à tous les responsables de la dictature (instauré en 1964) – il a été assuré qu’aucun militaire ne serait jugé pour violation des droits de l’homme, contrairement à des pays comme l’Argentine et le Chili.

Dans la contribution «Relations civilo-militaires: l’héritage autoritaire de la Constitution brésilienne de 1988», Jorge Zaveruscha, politologue et coordinateur du Centre d’étude des institutions coercitives et du crime de l’Université fédérale de Pernambuco (UFPE), montre comment la structure politique au Brésil est, à la fois, extrêmement militarisée et constitutionnelle: la Constitution de 1988, malgré ses progrès dans le domaine social, n’a pas progressé dans la création de nouveaux types de relations entre militaires et civils.

L’auteur réfléchit sur la façon dont la Charte constitutionnelle donne un vernis démocratique à un pouvoir presque illimité des militaires. L’article 142, qui garantit l’ordre public, suspend le système juridique sans que les forces armées aient à rendre des comptes auprès d’un autre organe de pouvoir. C’est le dispositif capable de déclencher un coup d’Etat garanti par la Constitution elle-même, mais il n’est pas le seul à confirmer que le militarisme est un «phénomène large, régularisé et socialement accepté au Brésil».

Même après la (re)démocratisation, les civils accusés d’outrage et de désobéissance à l’égard de militaires seront traduits devant la justice militaire, comme le prévoit l’article 9 du Code pénal militaire. Une contestation présentée devant la Cour devant contrôler la conformité de cet article avec les préceptes fondamentaux constitutionnels est en attente depuis 2013.

D’autre part, s’il y a des crimes intentionnels commis par des membres des forces armées, tels que le massacre de Salgueiro ou l’exécution d’Evaldo, ils ne peuvent être jugés que par un tribunal militaire. C’est ce que prévoit la loi 13.491, promulguée par le président de l’époque Michel Temer, en octobre 2017; la même loi a décrété en 2018 à l’occasion de l’intervention fédérale pour «assurer la sécurité publique» dans l’Etat de Rio de Janeiro. La loi 13.491/17 impose de sérieuses restrictions aux activités des organes d’enquête civils, tels que le Commissariat de police chargé des homicides et l’Organe d’intervention spécialisé pour la sécurité publique (Gaesp), dépendant du Ministère public.

Zaveruscha observe que la Constitution de 1988 a maintenu la police militaire dans les Etats en tant que forces auxiliaires de l’armée (pratique courante dans les régimes totalitaires). La militarisation de nos forces de police est complétée par le caractère policier assumé par les troupes militaires fédérales dans les différents Etats. En l’absence de l’ennemi extérieur (la dernière guerre, celle du Paraguay, date du XIXe siècle), toutes les armes de corps militaires, dans cette situation, se tournent contre les citoyens. L’auteur souligne qu’il y a dix mentions ayant comme dénomination «guerre» dans la Constitution, contre une seule référence au terme «conflit», faisant prévaloir le concept de défense de l’Etat sur la défense du citoyen.

Toutes ces informations révèlent comment les militaires n’ont jamais cessé d’être des «acteurs politiques décisifs» dans le jeu politique. Cela vaut encore plus dans le contexte actuel étant donné la position de militaires dans des structures stratégiques au sein de l’appareil d’Etat. Zaverucha conclut ainsi : «dire que la démocratie brésilienne est consolidée est un cas typique de désir que quelque chose devienne réalité… par simple désir».

Nous sommes dans une situation limite où nous n’avons pas le droit de garder le silence face au discours et aux actions fascistes à Rio de Janeiro et au Brésil. La banalisation du mal est une régression profonde dans le cours de la civilisation. Si nous plongeons dans cet abîme, il nous faudra peut-être beaucoup de temps pour retrouver un processus démocratique. La dernière fois, c’était il y a 21 ans.

Il ne faut plus reculer d’un pas face à des initiatives qui sont le résultat d’une politique qui privilégie les tireurs d’élite, les chars blindés, les hélicoptères comme plate-forme de tir au-dessus des favelas; ou encore la possibilité, comme le veut le ministre de la Justice Sergio Moro, de tuer impunément en alléguant simplement une «forte émotion».

Le silence de la société civile à l’heure actuelle se traduit aussi par des applaudissements en faveur de la barbarie. Ne devenons pas des «seigneurs de guerre». Humanisons-nous nous-mêmes. (Article publié sur le site Esquerdaonline; traduction A l’Encontre)

Marcio Castilho est professeur à l’Universidade Federal Fluminense (UFF), à Niterói.

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