Algérie. «Les ferments de l’explosion de la corruption»

Par Meziane Abane

«L’Algérie est un pays miné par la corruption.» Ce propos indigné du président Abdelaziz Bouteflika a été lâché lors d’un meeting tenu le 30 août 1999. Le constat dressé sans complaisance ne paraît pas avoir nettement changé depuis, bien au contraire.

Malheureusement, durant le trop long règne de Bouteflika, la corruption a été utilisée comme instrument de pouvoir, du pouvoir et pour le pouvoir: ce qui a contribué à maintenir en place le pouvoir quel qu’en soit le prix! Cette période a été marquée par une explosion sans précédent de la corruption à tous les niveaux et dans tous les secteurs d’activité sans exception. Cette explosion a été étroitement liée aux flux ininterrompus des énormes recettes du pétrole et du gaz.

Elle a été alimentée par les budgets faramineux dégagés par les pouvoirs publics sous couvert de programmes dits de relance économique, budgets sans cesse revus à la hausse à souhait par la seule volonté de l’Exécutif au plus haut niveau de l’Etat.

Comme souligné précédemment, par ricochet, ces budgets ont permis aux très puissants réseaux mafieux de la grande corruption et de la criminalité transnationale organisée de faire fructifier leurs affaires, réseaux qui ont accéléré la déliquescence des institutions de l’Etat et ont totalement neutralisé – quand ils ne les ont pas contaminés – les organes de contrôle et de répression.

La plupart des «révélations» de grande corruption, publiées notamment par les journaux, sont principalement le résultat de luttes intestines au sein de ces réseaux de la grande corruption, luttes visant à faire main basse sur la manne financière publique et les marchés les plus juteux, sur fond de règlements de comptes tous azimuts.

La justice elle-même a été touchée par la corruption. Les scandales majeurs l’ont été dans le domaine des commandes publiques, la corruption y a été systématique et leurs conséquences désastreuses: tous les secteurs d’activité sont concernés, tant au niveau central que local.

Le processus d’attribution et d’exécution des contrats publics a permis à de nombreuses formes de corruption de se développer: favoritisme, fraudes et détournements en tous genres. Les responsables publics, qui ont engagé les deniers de l’Etat, en sont tout autant responsables que les acteurs du secteur privé, national et international, qui ont cautionné et perpétué ces pratiques malhonnêtes.

Comme exemples, au-delà de ceux qui sont devenus tristement célèbres – divers procès de la Sonatrach [Société nationale pour la recherche, la production, le transport, la transformation, et la commercialisation des hydrocarbures], ENI-Saipem [compagnie italienne de forage intégrée au groupe ENI], autoroute Est-Ouest – il y en a qui sont très peu connus: ceux de la commande publique attribuée à des firmes espagnoles et d’autres pays, les timides enquêtes de la justice du pays de Cervantès se sont arrêtées à la frontière algérienne; les scandales «enfouis» avec des firmes françaises notamment dans les marchés liés au secteur des transports, le cas de presque tous les tramways d’Algérie, etc. [Le poids des importations dans une économie très peu productive joue un rôle structurel dans la corruption.] Et bien d’autres pays encore où, pour certains, les affaires sont en cours de traitement judiciaire… Monopole militaire, monopole politique, monopole économique, un seul monolithe s’est créé: celui du pouvoir hérité de la Guerre de libération. La période de l’idéal soutenu par quelques hommes intègres et exprimé dans un socialisme de casernes est passée.

Les sirènes du libéralisme ont tout emporté: absence de démocratie, mirage du pétrole et de la privatisation, voilà les ferments de l’explosion de la corruption alimentée par les flux extérieurs. L’absence de volonté politique de lutter contre la corruption a été l’obstacle principal pendant la présidence de Bouteflika.

Cette absence a été manifeste et les pouvoirs publics n’ont pas fait grand-chose pour y remédier, mais ont plutôt laissé faire ou y ont participé. Les nombreux manques à gagner dans les législations et réglementations algériennes relatives à la prévention et à la lutte contre la corruption complètent la démonstration.

Le système de la «prédation organisée» ne disparaîtra pas, comme par enchantement, avec le départ de Bouteflika: les réseaux des «gangsters autorisés» sont toujours là et le seront encore – quitte à faire le dos rond quelque temps – tant que ce système tentaculaire n’est pas déraciné. «Le pouvoir corrompt. Le pouvoir absolu corrompt absolument!» Cette citation extraite de L’Esprit des lois du philosophe français Montesquieu, date de… 1748! La lutte contre la corruption est avant tout politique. Information, transparence, contrôle, réforme, participation populaire, citoyenneté sont les maîtres mots d’une avancée nécessaire qui se déclinerait en libertés à conquérir, en responsabilités à prendre, en ouvertures du pouvoir à d’autres secteurs de la société.

Il faudrait pratiquer des brèches dans le mur bétonné du silence, redéfinir les lois pour ramener les institutions près du peuple, casser les monopoles politiques, militaires et économiques pour donner à cette société la possibilité de se battre pour elle-même et de devenir une société de citoyens et, enfin, déstructurer les réseaux de la corruption et agir pour que la justice ne soit plus inféodée au pouvoir.

De son côté – et nous le voyons avec les grandioses manifestations populaires de ces dernières semaines – le peuple résiste de mille manières à ceux qui dirigent le pays et l’ont mené au chaos. La peur a reculé chez des millions d’Algériens et d’Algérienne, malgré la persistance de toutes sortes de violences et d’atteintes aux droits de l’homme.

La lutte pour la survie et pour la liberté se poursuit. Les conditions d’un sursaut pour arrêter le pillage sont-elles réunies? La société dans son ensemble a-t-elle suffisamment conscience de l’ampleur de la corruption qui s’apparente à une mise à sac du pays, hypothéquant la perspective de développement? L’avenir nous le dira. (Publié dans El Watan, en date du 5 avril 2019)

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