Par Florence La Bruyère (Budapest), Daily News Hungary, Stanilsas Poyet, Agnès Heller
En Hongrie, plusieurs milliers de personnes ont manifesté samedi dans tout le pays. Une journée organisée à l’appel des syndicats et à laquelle ont participé l’opposition et des associations. Depuis décembre 2018, les Hongrois descendent régulièrement dans la rue pour protester contre une nouvelle loi sur le travail votée en décembre dernier par la droite nationaliste du Premier ministre Viktor Orban. Le texte autorise un employeur à demander jusqu’à 400 heures supplémentaires par an à ses employés, tout en les payant trois ans plus tard. A Budapest, la mobilisation était en léger recul par rapport au mois de décembre. Mais les Hongrois semblent déterminés à poursuivre le mouvement
Le froid glacial n’a pas empêché les Hongrois de descendre dans la rue. Ils étaient 2000 à Miskolc, grande ville du nord, 1500 à Pécs, ville universitaire dans le sud du pays. Ailleurs, ils ont protesté par centaines contre la loi travail et contre le régime autoritaire de Viktor Orban. Et des dizaines d’automobilistes ont exprimé leur colère en ralentissant la circulation.
Débrayage à l’usine Audi
A Budapest, 2000 personnes ont manifesté en soutien aux syndicats. Ces derniers demandent le retrait de la «loi esclavage» et la modification du droit de grève. Un droit que le gouvernement Orban a beaucoup limité. Malgré cela, 4000 ouvriers de l’usine automobile Audi ont débrayé vendredi. [Or, il faut avoir à l’esprit que l’industrie automobile allemande et ses fournisseurs de biens intermédiaires utilisent comme hinterland la Hongrie, la Slovaquie, la République tchèque, la Slovénie, la Croatie afin d’obtenir des avantages comparatifs en termes de «coûts salariaux» dans la concurrence internationale brutale dans un secteur en surproduction où la mise en concurrence des travailleurs a pour fonction bas salaires et flexibilité du travail sur la durée, ici 400 heures supplémentaires payables sur trois ans – Réd.]. Et les syndicats de la fonction publique ont déposé un préavis pour cesser le travail.
« Si le gouvernement ne retire pas cette loi esclavagiste, il faudra faire grève», déclarait d’un ton déterminé Katalin, caissière dans un supermarché. Même si la mobilisation marque un léger recul, il est clair que le mouvement gagne tout le pays.
Une coopération politique
La coopération de l’opposition, «qui sera cruciale pour les élections municipales de cette année», se développe également, a dit Bertalan Tóth, ajoutant que les ONG, les syndicats et les partis doivent travailler ensemble pour atteindre le résultat souhaité.
Le président du parti «socialiste» a déclaré que son parti était le participant le plus actif dans les manifestations en cours. M. Tóth a déclaré qu’il avait convoqué une conférence du parti pour les 16 et 17 février et que les députés décideraient du programme du parti pour les élections européennes [de mai] et de la liste des candidats socialistes, ajoutant qu’il souhaiterait que cette liste reste ouverte à tous ceux qui souhaitent rejoindre cette coopération.
M. Tóth a déclaré que les socialistes feraient tout leur possible lors de la session parlementaire qui débutera le 18 février pour poursuivre la protestation non-violente qui a débuté en décembre.
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(Stanislas Poyet dans Figaro Premium mis à jour le 20 janvier 2019) La protestation ne faiblit pas en Hongrie. Depuis le 8 décembre, le pays fait face à des manifestations d’une ampleur inédite. En cause une loi sur les heures supplémentaires qui libère les heures supplémentaires imposables aux employés. Ses détracteurs la qualifie «d’esclavagiste». Des milliers de manifestants s’étaient déjà rassemblés le mois dernier à l’appel de l’opposition. Ce samedi, partis politiques, syndicats, associations, tous se sont une nouvelle fois entendus pour s’opposer au gouvernement.
Tout a commencé le 12 décembre quand le gouvernement du premier ministre conservateur Viktor Orbán décide d’adopter une loi portant de 250 à 400 le nombre d’heures supplémentaires qu’un employeur peut demander à ses salariés, dont la majoration est payable jusqu’à trois ans plus tard. Dans un pays qui ne connaît pas le chômage, «les gens ne comprennent pas qu’on leur demande de travailler plus sans majoration des heures supplémentaires», explique au Figaro Catherine Horel, directrice de recherche au CNRS et auteure d’une Histoire de Budapest (Fayard, 1999). [Mais précisément si le gouvernement freine fortement l’immigration sur la base d’un nationalisme ethnique, pour l’industrie automobile allemande et ses sous-traitants les heures supplémentaires fonctionnent comme soupape de substitution de l’immigration – CAU. Réd A l’Encontre]
Les heures supplémentaires sont un moyen de pallier la pénurie de main-d’œuvre qui sévit en Hongrie. Le pays souffre d’une baisse de la natalité conjuguée à la fuite de ses travailleurs. Depuis 2010 près de 600 000 Hongrois ont quitté le pays et ses bas salaires pour rejoindre l’Allemagne, l’Autriche ou l’Angleterre.
Si c’est la «loi esclavagiste» qui a déclenché les manifestations, pour l’opposition, la contestation est bien plus profonde. «La question centrale est la loi esclavagiste, confie András Földiák, président du syndicat SZEF au Figaro, mais il y a d’autres problèmes. En Hongrie, l’augmentation du PIB et des profits des entreprises est bien plus rapide que celle des salaires des travailleurs». Bence Tordai, économiste et député du Parti du dialogue pour la Hongrie – un parti écologiste de centre gauche – partage ce point de vue. À 37 ans, il est l’un des leaders de la contestation. «Notre situation économique est bonne en de nombreux aspects, mais elle ne profite qu’à un petit nombre. Notre consommation individuelle réelle est inférieure à celle de la Roumanie!» s’insurge-t-il. Un rapport d’Eurostat, du 13 décembre 2018, lui donne raison: la consommation individuelle réelle (CIR) hongroise s’élève à 68% de la moyenne de l’Union européenne. Seule la Bulgarie présente une CIR plus faible avec 62% de la moyenne de l’UE.
Les revendications économiques ne sont pas les seules mises en avant: l’opposition fustige les dérives autoritaires du premier ministre Orbán et de son parti le Fidesz. «Nous sommes revenus à l’époque du communisme où un seul parti contrôlait tout, fustige Brice Tordai, il n’y a plus d’institution indépendante.» En marge de la loi travail, le gouvernement avait fait passer une réforme du système judiciaire. La création d’un nouveau tribunal sous le contrôle du ministère de la justice et dont les juges sont directement nommés par le ministre lui-même. Dotés de compétences élargies, ils devront juger d’affaires sensibles: corruptions, loi électorale, appels d’offres publics… «Vous pouvez être certains que ces juges seront loyaux au Fidesz», se désole Brice Tordai.
Jusqu’à maintenant, les manifestations s’étaient limitées à Budapest, une ville qui en 2018 avait voté aux deux tiers pour Unité, un parti de centre gauche. Tout l’enjeu de la contestation est de gagner la province qui reste largement acquise à Viktor Orbán . Celui qui est resté 12 ans à la tête de la Hongrie en cumulé bénéficie de la réussite de son modèle. «Une majorité de la population fait confiance au premier ministre qui a répondu aux attentes du pays, notamment sur les questions économiques et d’immigration», explique Françoise Pons, journaliste et auteure de Hongrie. L’angoisse de la disparition (Nevatica, 2016). Pour autant, la situation évolue selon Catherine Horel: «Avec cette loi, Viktor Orbán touche à quelque chose qui concerne tout le monde: le travail. Il ne s’agit pas seulement de l’élite intellectuelle de Budapest.»
L’opposition a saisi l’enjeu de ne pas se laisser enfermer dans la capitale. «Nous travaillons là-dessus», confie Bence Tordai, «nous voulons éviter le label citadin», renchérit András Földiák, président du syndicat SZEF. Les autres villes du pays sont concernées et dans les campagnes, des blocages routiers sont prévus. Bence Tordai, qui arborait un gilet jaune lors des précédentes manifestations, revendique une parenté de son mouvement avec celui des gilets jaunes en France. «Il y a des aspects similaires, avance-t-il. Comme eux, nous nous battons pour de meilleures conditions de vie et une meilleure représentation politique.» Reste que la contestation hongroise est avant tout urbaine et qu’elle est pilotée par l’opposition et les formations syndicales traditionnelles.
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Agnès Heller face à Orban en novembre 2018
La philosophe Agnès Heller, âgée de 89 ans, élève du marxiste Georg Lukács avec qui elle fonda l’école de Budapest, a beaucoup voyagé. Dans les années 70, opposée au régime communiste, cette grande figure intellectuelle hongroise part pour l’Australie. Elle rejoint ensuite la New School de New York où elle reprend la chaire de Hannah Arendt. Si elle est aujourd’hui installée à Budapest, elle reste très active, notamment pour marquer son opposition à Viktor Orbán qu’elle n’hésite pas à qualifier de «tyran». Il lui répond en nommant «la bande à Heller» certains intellectuels hostiles à sa politique illibérale. A Paris, le lundi 26 novembre pour le festival Un week-end à l’Est, Thibaud Sardier le Libération (23 novembre 2018) lui a demandé comment elle analyse les grandes dynamiques sociales et politiques à l’œuvre dans l’Europe d’aujourd’hui. [Extraits. Il s’agit une pensée utile pour en débattre, et cela sur diverses questions qui traduisent et révèlent une vision mythique, a posteriori, de l’homogénéité de la classe ouvrière et du prolétariat qui est «d’essence» stalinienne et existe dans des écrits de Lukács, sans même mentionner le concept d’activité humaine chez Arendt. En outre, les différents «acteurs» qui se mettent en mouvement en Hongrie – sans exagérer le moins du monde la force et la dynamique politique – indiquent que des secteurs du prolétariat par définition hétérogène – au plan d’une sociologie descriptive – ont des objectifs sociaux et politiques communs ou, au moins, convergents. – CAU, Réd. A l’Encontre]
Le succès des populismes, notamment en Hongrie, peut-il s’expliquer par une crise de l’histoire?
[…] Ce mode de gouvernement est fondé sur la race, même si ce n’est pas formulé de façon explicite. On le voit bien en Hongrie, où Viktor Orbán distingue la nationalité de la citoyenneté, contrairement à la France où les deux éléments sont associés [allusion au «populisme de gauche» de Mélenchon]. Il s’adresse aux Hongrois, y compris ceux qui vivent à l’étranger, dans des pays comme la Roumanie [ou la Slovaquie. Réd.], quitte à négliger les non-Hongrois qui sont pourtant citoyens de son pays. Mais revenons à votre question. Nos anciennes sociétés de classes sont devenues, après 1968, des sociétés de masse. Avant cela, les partis représentaient des intérêts de classe. Dans les sociétés de masse, les partis traditionnels cessent d’exister et les élections sont déterminées par des idéologies, comme celle du nationalisme ethnique. C’est ce que fait Matteo Salvini en Italie. Il a beau être un duce de seconde zone, il reçoit tout de même de nombreux votes.
Ces classes ont-elles disparu, ou les partis politiques échouent-ils à leur parler?
Elles ont cessé d’exister. Certes, il y a des riches et des pauvres, mais du point de vue politique ou socio-économique, «les pauvres» ne sont pas la même chose que «les ouvriers», car ils sont bien plus divers. Il en va de même de leur vote. Par exemple, en Hongrie, une grande partie des Tsiganes a voté pour Viktor Orbán. Dans un grand nombre de pays, les systèmes de partis sont devenus complètement fluides du point de vue social, et on ne sait plus si telle classe va voter pour tel mouvement. C’est dans ce contexte que les nationalistes ethniques progressent, et la question est donc de savoir comment les démocrates libéraux peuvent convaincre les électeurs avec des approches rationnelles.
Cela marque-t-il la fin de la philosophie moderne, qui défendait l’universalisme au-delà des particularismes nationaux?
Je vois plutôt un conflit entre deux tendances. La première est l’universalisme, qui s’est développé avec la pensée des Lumières, à partir d’une idée que tous les êtres humains ont la même capacité de conscience et d’esprit. Le romantisme, lui, a développé les notions de particularisme et de nationalisme. A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, le cosmopolitisme était très présent, et une bonne partie des intellectuels était cosmopolite. Mais dans le même temps, on a vu naître le concept des empires nationaux avec l’unification de l’Italie et de l’Allemagne. En France, on retrouve cette opposition avec la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui regroupe les deux notions. Mais que se passe-t-il lorsqu’elles entrent en conflit? Si la notion de citoyen est déterminée par des nationalistes ethniques, elle s’opposera aux droits humains.
S’il n’a pas disparu, où se situe aujourd’hui l’universalisme?
Il fait partie intégrante de notre conscience historique actuelle, en lien avec le fonctionnement global de notre monde où ce qui se passe quelque part peut influencer des espaces lointains. Il est intéressant de regarder le monde des arts: si vous allez à la Biennale de Venise, vous ne saurez pas si telle peinture a été réalisée en Afrique du Sud, en Amérique latine, en Hongrie ou en France. Vous ne verrez que l’empreinte de l’auteur sur sa création. Dans le domaine du divertissement, ce sont les mêmes œuvres qui sont vues ou écoutées. Mais en matière politique, on ne retrouve pas cet aspect global. Par exemple, la Déclaration universelle des droits de l’homme a été signée par tous les pays ou presque. Une grande partie d’entre eux s’en moque. L’universalisme existe en théorie, pas en pratique.
Mais a-t-il encore un sens, au moins en tant qu’utopie?
La période que nous vivons se caractérise par l’écroulement des utopies. Marx disait que le prolétariat, en se libérant, libérerait le monde entier. Si le prolétariat s’est largement émancipé – l’ouvrier est désormais un électeur comme un autre [elle n’a manifestement pas connaissance des études sur la sociologie électorale de la classe ouvrière dans lesquelles s’expriment tous les clivages de classe et au sein du salariat, qui sont analysés sur des modes différents par un Florent Gougou ou Michel Pigenet ou encore un Gérard Noiriel – CAU, Réd A l’Encontre] –, le monde n’a en revanche pas été libéré. De même, dans la pensée progressiste européenne, on a toujours trouvé l’idée selon laquelle le développement de la technologie et des connaissances allait permettre l’émancipation des sociétés. Aujourd’hui, nous avons les mêmes smartphones, la même physique, les mêmes sciences partout dans le monde. Et il n’y a ni liberté, ni bonheur, ni justice dans de vastes parties du globe. Ces illusions se sont écroulées, nous faisant entrer dans une époque post-utopique. [De quelle utopie parle-t-elle? Utopie pratique de Bloch? D’un autre. Le post est souvent ridicule du point de vue heuristique, comme le «post-capitaliste» pour qualifier les actuels pays du Pacte de Varsovie. Posez la question: avant le post qu’est-ce que c’était? Une «société de transition bloquée (sic) vers le socialisme»? – CAU, Réd A l’Encontre]
[…]
Vous considérez que la démocratie libérale est le meilleur des régimes possibles. Pourquoi?
L’idée d’universalisme peut être sauvée uniquement sur les bases de la démocratie libérale. Après un XXe siècle où les démocraties libérales ont été détruites partout en Europe et où l’ethnonationalisme a laissé derrière lui des millions de cadavres, la démocratie libérale doit nous remettre les idées en place: il faut revenir à la vieille idée de Montesquieu de séparation des pouvoirs et de souveraineté du peuple. Vous ne pouvez rien inventer de mieux. Mais il s’agit d’un système très vulnérable, car bien que ses fondateurs se soient toujours référés à l’idée de nature humaine pour le justifier, il n’est pas naturel. Avant la démocratie, dans l’histoire de l’humanité, il y avait toujours un homme qui régnait en bon père de famille, et après lui venait son fils, au nom d’une justification divine. Les démocrates ont dû lutter contre l’idée que la famille est un modèle de gouvernement et cette construction démocratique reste récente. Là où la démocratie libérale n’est pas profondément enracinée, les gens peuvent très facilement être détournés. C’est pour cela qu’Orbán a pu agir facilement: en Hongrie il n’y a jamais vraiment eu de démocratie, excepté une courte période d’une quinzaine d’années après la chute de la République populaire de Hongrie en 1989. Finalement, l’ordre ancien revient. [Agnès Heller a passé de Marx à Tocqueville, sur la base d’une expérience politique particulière, de certains aspects à débattre de l’école de Budapest, et de tendances exprimées dans la New School de New York, dans la période des années 1990, avec une contre-tendance actuelle – CAU, Réd A l’Encontre]
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