Editorial de socialistworker.org
Il est facile de s’ennuyer face au flot des scandales de corruption. D’une part, ce n’est pas vraiment une nouvelle bouleversante que des politiciens soient en place pour leurs propres intérêts. D’autre part, les histoires de fraudes commerciales et de faveurs indues sont presque toujours pâles par rapport aux crimes et immoralités de plus grande envergure qui sont perpétrés chaque jour par des bombardements, des déportations [de diverses catégories d’immigrant·e·s] et des coupes dans les retraites ainsi que les services sociaux. Et tout cela est parfaitement légal.
Mais le raid du FBI dans le bureau de Michael Cohen, le 9 avril, l’avocat de longue date de Donald Trump, spécialisé dans les affaires glauques, signale une menace importante pour la présidence Trump. Elle pourrait avoir toutes sortes de conséquences.
Nous ne savons pas encore quels documents compromettants les enquêteurs fédéraux détiennent sur Cohen – et, par association, sur Trump – mais seuls les théoriciens les plus endurcis de la conspiration «de l’État profond» peuvent nier qu’il doit y avoir quelque chose de sérieux pour provoquer une descente dans les bureaux de l’avocat du président des États-Unis.
Et seuls les larbins payés par Fox News [la chaîne de TV pro-Trump] ou de la Firme Trump nieraient qu’existe un nombre apparemment illimité de crimes potentiels sur lesquels enquêter. Comme les entreprises immobilières montées avec des blanchisseurs d’argent et des escrocs en Indonésie, en Géorgie et au Brésil (sans parler du New Jersey). Ou le paiement (peut-être en violation des lois sur le financement des campagnes électorales) effectué pour faire taire Stephanie Clifford (alias Stormy Daniels) au sujet de sa liaison avec Trump.
Il y a probablement des douzaines d’autres affaires que nous ignorons. Mais Michael Cohen est au courant. Et une bonne partie de la politique américaine pourrait dépendre de la question de savoir si ce flagorneur de longue date se retournera contre son patron afin d’échapper, lui, à la prison.
Trump, bien sûr, prétend que les enquêteurs violent le secret professionnel régissant les rapports entre un avocat et son client et une foule d’autres libertés civiles; les mêmes sur lesquelles il marche avec joie lorsqu’il s’agit d’immigrant·e·s, de personnes de couleur et de quiconque se met en travers de son chemin.
Il est possible que le FBI foule aux pieds les droits légaux de Trump, mais il est moins probable que ce soit le cas si on le compare à une cible qui serait musulmane ou à un manifestant politique, selon ce que l’on peut juger sur la base d’un passé récent.
Mais Cohen est moins l’avocat de Trump qu’un «homme à tout faire». Et il n’y a rien de mal à vouloir qu’un milliardaire et son avocat véreux soient tenus responsables devant la loi.
Il en va de même pour toute la bande d’arnaqueurs réunis au sein de l’administration Trump. Comme Scott Pruitt, directeur de l’Agence de protection de l’environnement qui a accepté à plusieurs reprises des cadeaux de la part des compagnies d’énergie, au nom desquelles il est d’ailleurs en train d’anéantir des réglementations gênantes. Ou encore les hommes de Trump, des sbires tels que Paul Manafort [il a dirigé la campagne électorale de Trump en 2016] et Michael Flynn [durant 24 jours conseiller à la sécurité nationale des Etats-Unis; il a dû quitter son poste pour avoir mal informé le vice-président Mike Pence sur ses relations avec l’ambassadeur russe] dont le travail de lobbying non déclaré pour des gouvernements étrangers a fait d’eux les premières cibles de l’enquête spéciale de Robert Mueller (procureur spécial) sur la collusion entre le gouvernement russe et la campagne présidentielle de Trump.
Il est révélateur que même l’un des avocats que Trump a fait venir pour se protéger face à l’enquête portant sur Cohen, l’ancien maire de New York, Rudolph Giuliani, est lui-même l’objet d’une responsabilité juridique potentielle. En plus d’être une grande gueule, usée, dont le seul talent discernable est de se mettre en colère sur Fox News, Giuliani n’est jamais entré dans le cabinet de Trump en partie à cause d’une relation potentiellement illégale avec un groupe d’opposition iranien, ainsi que son rôle probable dans une collaboration avec des agents du FBI afin de divulguer leur enquête sur le scandale des courriels d’Hillary Clinton pendant la campagne présidentielle.
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Tout cela relève de l’évidence. Toutefois, il est important de mettre au jour le fait que le vaste réseau de corruption de Trump est particulièrement exaspérant étant donné que l’une de ses méthodes préférées pour attaquer les plus vulnérables consiste à multiplier les fausses accusations de fraude.
Séparer les bébés des parents qui tentent de demander l’asile à la frontière [la marche des Honduriens qui demande l’asile aux Etats-Unis]; forcer les bénéficiaires du Medicaid [assurance maladie pour les plus démunis] à travailler 80 heures par mois pour maintenir leur couverture médicale; empêcher les gens de voter s’ils n’ont pas la bonne pièce d’identité, toutes ces attaques implacables sont justifiées comme exigeant la répression de la fraude parmi les pauvres et les travailleurs; une répression menée par un gouvernement dirigé par l’escroc le plus célèbre au monde.
Mais la corruption de Trump n’est pas seulement répréhensible. Elle est aussi dangereuse. Sa corruption va de pair avec son autoritarisme. Les deux visent à placer ceux qui sont au pouvoir au-dessus de la loi.
Trump n’est évidemment pas le premier ou le seul dirigeant états-unien corrompu, mais, au même titre où il pousse l’acceptabilité du racisme ouvert et du sexisme à des niveaux extrêmes, il normalise la corruption ouverte et, par conséquent, l’impunité pour les riches et les puissants.
Il ne s’agit pas seulement de ses scandales. C’est sa philosophie du gouvernement qui consiste à remplacer les lois et les systèmes par une série de décisions individuelles qui augmentent le pouvoir du décideur.
Sous Trump, le Bureau de la protection financière des consommateurs condamne Wells Fargo (la banque) à des amendes pour avoir trompé des clients, alors même que l’administration Trump supprime les règles visant à prévenir de tels crimes dans le futur. Cela peut sembler contradictoire, mais pour les entreprises, le message est clair: ce qui importe c’est moins la légalité que de rester dans les bonnes grâces de Trump.
Comme Adam Davidson l’a écrit pour le New Yorker, commentant le traitement différent par l’administration de deux sociétés de médias, l’une d’entre elles étant un haut-parleur fiable pour Trump et l’autre plus critique:
«Actuellement, le ministère de la Justice agit au plan légal pour empêcher la fusion d’AT&T et de Time Warner, la société mère de CNN. En même temps, Sinclair est en train de fusionner avec Tribune Media, ce qui renforcerait le réseau de stations de télévision de Sinclair. Le ministère de la Justice semble susceptible d’approuver ce mariage.
Il y a des raisons juridiques légitimes pour que le ministère de la Justice traite les deux fusions différemment, mais lorsque le président manifeste son intérêt personnel de manière si évidente, il est impossible de faire pleinement confiance à la procédure.»
Il est clair que Trump n’a pas inventé la corruption. Et il n’a certainement pas inventé la forme entièrement légalisée de la corruption qui relève de la catégorie du lobbying d’entreprise. La principale différence entre l’administration Trump et les générations précédentes de magouilleurs du Bureau ovale n’est peut-être pas leurs crimes, mais le contexte dans lequel ils se déroulent.
Les fonctionnaires de la Maison-Blanche «attrapés» à multiplier les faveurs à l’industrie ferroviaire des années 1870 ou aux barons du pétrole au cours années 1920 étaient des parasites aussi louches que Trump et ses acolytes d’aujourd’hui.
Mais alors que les premiers parasites se gavaient sur le dos d’un jeune capitalisme américain qui ne pouvait être empêché par un peu de corruption de devenir la plus grande économie de l’histoire du monde, les sangsues actuelles se rassasient aveuglément alors que le pays qu’ils sont censés diriger trébuche au bord d’un déclin potentiellement historique.
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L’enquête sur Michael Cohen est distincte de l’enquête de Mueller sur la collusion avec le gouvernement russe.
La fouille des bureaux de M. Cohen a été effectuée par le procureur du district sud de New York, ce qui signifie que même si Trump licencie Mueller et que le Congrès républicain le soutient, l’enquête sur les crimes de Cohen – et peut-être même ceux de Trump – se poursuivrait.
De plus, les deux enquêtes se chevaucheront probablement. Elles pourraient même devenir inséparables si Cohen décide de coopérer avec Mueller et le procureur du district sud de New York.
Quoi qu’il en soit, la leçon que nous devons tirer de tout ce qui s’est passé durant l’actuelle présidence de Trump, c’est que le bruit autour des scandales n’est pas la façon de contester le régime Trump, ni ses troupes de choc d’extrême droite.
La présidence de Trump pourrait encore être ébranlée soit par le Russiagate, soit par les diverses enquêtes sur l’empire commercial de Trump (nous parions plutôt sur ces dernières). Si c’est le cas, c’est tant mieux pour la gauche qui pourra célébrer les coups portés à Trump, tout en soulignant que ses scandales montrent comment l’ensemble du système, économique et politique est profondément pourri.
Mais pour l’establishment libéral [la «gauche démocrate»], l’obsession des fuites et la spéculation sur les enquêtes n’ont guère été plus qu’une distraction, parfois dangereuse et souvent un alibi pour ne rien faire afin de s’opposer à Trump, ici et maintenant.
Vous ne le saurez pas en suivant la couverture faite par MSNBC 24 heures sur 24, mais il est tout à fait possible que l’enquête de Mueller ne conclura pas que le président a été de connivence avec Vladimir Poutine pour gagner l’élection, soit parce que cela ne s’est pas produit, soit parce qu’une accusation comme celle-là est difficile à prouver.
Les chances que des pratiques punissables, sur le plan juridique, soient déterrées du passé ou du présent de l’empire Trump sont plus grandes. Mais entre-temps, le fait que les démocrates ne cessent de se concentrer sur les scandales de Trump a détourné l’attention d’innombrables autres questions urgentes.
Prenons cet exemple. Le Comité national démocrate a récemment porté plainte contre WikiLeaks, de hauts responsables de campagne Trump et le gouvernement russe pour espionnage politique pendant les élections de 2016. Cela pourrait avoir un effet paralysant sur des lanceurs d’alerte et des journalistes qui publient des informations classifiées.
Pendant ce temps, les démocrates n’ont rien fait pour contester les cas où il y a eu impossibilité de vote pour des citoyens et des citoyennes, ce qui a manifestement aidé Trump lors des élections de 2016.
En vérité, chaque fois que les dirigeants du Parti démocrate parlent de la Russie, ils révèlent leur propre rôle central dans la victoire électorale de Trump. Ils ne peuvent pas accepter l’idée qu’eux-mêmes et leur candidate présidentielle préférée avaient si peu à offrir aux électeurs et électrices que beaucoup d’entre eux, loyaux, sont restés à la maison, et certains ont même été poussés à soutenir Trump.
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Aucune de ces considérations n’implique que les socialistes devraient être indifférents à la corruption de Trump, ou à ses tentatives d’entraver la justice en menaçant de congédier les fonctionnaires chargés d’enquêter sur lui.
Il y a des manifestations prévues par les organisations libérales si Trump décide de congédier Mueller ou le procureur général adjoint Rod Rosenstein. Ces protestations seront entièrement justifiées, même si certains de leurs organisateurs évoquent les membres du FBI comme des «croisés de la justice», ce qui n’est certainement pas le cas.
La gauche devra s’engager avec ceux qui se joindront à de telles manifestations parce qu’ils détestent Trump et veulent le voir être mis dehors. Et aussi parce que ces mobilisations victorieuses peuvent conduire à d’autres luttes victorieuses contre l’injustice et l’oppression, luttes qui ont cruellement besoin d’être organisées à l’époque de Trump.
Nous ne ferons certainement pas un héros d’un autoritaire bon teint comme Robert Mueller. Mais nous pouvons trouver un moyen d’intégrer la lutte contre la corruption dans un programme socialiste plus vaste.
Depuis l’époque de Karl Marx – qui retrouve sa jeunesse de 200 ans en mai 2018 – les révolutionnaires ont défendu l’extension maximale de la démocratie en tant que partie fonctionnelle de la lutte pour le socialisme. Nous savons que la lutte pour un monde futur purifié de la tyrannie et de l’oppression commence par la lutte contre les tyrans et les oppresseurs, ici et maintenant. (Editorial publié dans socialistworkers.org le 24 avril 2018; traduction A l’Encontre)
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