Crise socio-écologique: Pablo Servigne et Rafaël Stevens, ou l’effondrement dans la joie

Par Daniel Tanuro

Comment tout peut s’effondrer est le titre d’un ouvrage paru en 2015. Pablo Servigne et Raphaël Stevens, les auteurs, reprenaient la thèse de l’effondrement des sociétés popularisée par l’auteur à succès Jared Diamond (Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Folio. Essais, 2009). Prétendant se limiter au constat d’un effondrement inévitable au vu des diagnostics de la science, les deux auteurs créaient le terme de «collapsologie», autrement dit la science de la catastrophe écologique entraînant l’effondrement de la société humaine.

Le terme a eu un certain succès, au point que Le Monde, dans son édition du 14 janvier 2018, a cru pouvoir distinguer la naissance d’une «nouvelle science interdisciplinaire»… Pablo Servigne a bénéficié de nombreuses possibilités médiatiques d’en exposer l’analyse. Voulant en savoir plus et favoriser un débat ouvert sur la «collapsologie » et les « collapsologues », Moins! (un journal d’écologie politique de Suisse française) a sollicité une contribution de Daniel Tanuro. Tanuro avait déjà proposé une analyse critique de «Comment tout peut s’effondrer», lors de la sortie du livre [1]. Dans le texte ci-dessous (publié avec l’aimable autorisation de la rédaction de Moins!) il approfondit le débat. (Europe Solidaire Sans Frontières, 23 mars 2018)

La «collapsologie» et l’écosocialisme présentent certains points communs mais aussi de sérieuses différences. Il faut souhaiter que le débat permette de les aplanir, ou à défaut de les clarifier. C’est dans cet esprit que cette contribution est écrite. Nous sommes d’accord sur un point important: il ne s’agit pas d’une crise, au sens où on parle d’une crise économique ou d’une crise de foie, c’est-à-dire de phénomènes passagers. Ce à quoi nous sommes confrontés est infiniment plus grave. Mais l’avenir reste ouvert, malgré tout. C’est la lutte qui est à l’ordre du jour, pas la résignation endeuillée.

Selon le programme international géosphère-biosphère, la soutenabilité de la civilisation humaine dépend de neuf paramètres écologiques. On définit pour chacun une frontière de dangerosité à ne pas franchir. La reconstitution en cours de la couche d’ozone est le seul point positif. La frontière est inconnue pour deux paramètres. Elle est franchie pour trois des six autres: le déclin de la biodiversité, la perturbation du cycle de l’azote et la concentration atmosphérique en gaz à effet de serre.

Contentons-nous d’une indication concernant le changement climatique: les scientifiques situent entre +1°C et +4°C (par rapport à l’ère préindustrielle) le point de basculement au-delà duquel la calotte glaciaire du Groenland se disloquera, entraînant in fine une hausse de sept mètres du niveau des océans. Depuis 2016, le réchauffement est supérieur à 1°C; nous sommes donc dans la zone dangereuse. De toute manière, sans mesures drastiques, une hausse de 60 à 80 cm du niveau des océans est fort probable dans les prochaines décennies. Plusieurs centaines de millions de personnes seront alors contraintes de déménager.

Nous ne serions pas dans cette situation tragique si de sérieuses réductions des émissions de gaz à effet de serre avaient été décidées dans le sillage de la Conférence de Rio, en 1992. Mais les émissions ont augmenté plus vite que jamais. Un record a même été battu en 2017 : 3,7% de hausse ! Au rythme actuel, le budget carbone donnant deux chances sur trois de ne pas dépasser 1,5°C de réchauffement sera épuisé en 2030 ; celui de 2°C le sera en 2050.

Les « collapsologues » en concluent qu’un effondrement est inévitable et qu’il a déjà commencé [2]. Ils s’inscrivent dans l’analyse de Jared Diamond: la société scie la branche environnementale sur laquelle elle est assise; elle s’effondrera par conséquent, comme se sont effondrées d’autres sociétés humaines dans le passé (l’île de Pâques, les Mayas, etc.) [3]. Qu’est-ce que cela signifie? Il ne s’agit pas simplement de l’effondrement d’une structure politico-étatique, comme ce fut le cas avec la chute de l’empire romain, mais d’un «écocide», entraînant le dépassement de la «capacité de charge» et la disparition d’une grande partie de la population, voire de la majorité de celle-ci. Le succès de cette thèse a été assuré par la métaphore de l’île de Pâques. Selon Diamond, les Pascuans se seraient multipliés jusqu’à être 30’000. Ils auraient détruit l’écosystème en coupant les grands palmiers pour déplacer leurs statues, de sorte que 4/5e de la population aurait disparu. La planète d’aujourd’hui serait dans la même situation. Un effondrement global serait sur le point de se produire.

C’est cette vision que reprennent Pablo Servigne et Raphaël Stevens. Seulement, les choses ne se sont pas du tout passées comme ça à l’île de Pâques. Il est maintenant bien établi que les Pascuans n’ont jamais été plus de 3500. Les grands palmiers auraient disparu suite à la prolifération de rongeurs importés par les Polynésiens. Le mystère de l’arrêt de la production des statues s’explique par des facteurs sociaux. Le coup de grâce à la civilisation pascuane a été porté par une cause extérieure: les raids esclavagistes, qui ont décimé la population.

Des spécialistes des différents cas cités par Diamond se sont associés pour produire un livre collectif tout à fait remarquable: Questioning Collapse [4]. Il s’agit d’un ouvrage scientifique, pas d’un livre grand public; il n’a donc pas eu le retentissement de Effondrement. Mais pourquoi des scientifiques comme Pablo Servigne et Raphaël Stevens continuent-ils à citer Diamond? Pourquoi ne mentionnent-ils pas Questioning Collapse, qui conclut que la thèse de l’effondrement environnemental des sociétés du passé n’a aucun fondement? Ils pourraient le faire parce que, s’agissant du présent, les «collapsologues» ont tout à fait raison: la destruction environnementale fait planer une menace réelle d’effondrement. Les écosocialistes partagent entièrement cette inquiétude. Par contre, nous sommes en profond désaccord avec la manière résignée de considérer l’effondrement comme un événement à accepter parce qu’il serait inévitable.

Pablo Servigne déclare dans une interview que cette inévitabilité se base sur un «faisceau de preuves scientifiques» [5]. Cette affirmation est extrêmement contestable. En vérité, quand des spécialistes de la menace environnementale sortent du strict exposé des faits, deux grandes orientations apparaissent.

La première est celle de chercheur·e·s pour qui la croissance est une vache sacrée. Ils et elles croient que des technologies miracles permettront d’éviter la catastrophe, sans rien changer au système économique. Cette orientation est nettement majoritaire. Dans le 5e rapport du GIEC (qui fait la synthèse des travaux existants), plus de 90% des scénarios visant à rester sous 2°C de réchauffement sont basés sur l’hypothèse d’un déploiement massif de la bio-énergie avec capture et séquestration du carbone (une forme de géo-ingénierie pleine de risques écologiques et sociaux).

La seconde orientation, très minoritaire, émane de chercheur·e·s pour qui la croissance est une calamité mais qui imputent la responsabilité de la catastrophe au genre humain. La technologie et la production sociale, selon elles et eux, seraient productivistes par définition. L’idée que la société actuelle va droit dans le mur parce qu’elle a pour but le profit de capitalistes qui se battent pour des parts de marché ne les effleure même pas. Du coup, réduire la population est pour ces gens la seule solution. Certain·e·s disent carrément que la Terre est malade de l’humanité. La disparition du genre humain leur semble plus facile à imaginer que celle du capitalisme, qui n’existe pourtant que depuis deux cents ans…

D’une manière générale, ces deux orientations ont en commun de faire comme si les rapports sociaux de la société capitaliste relevaient de lois naturelles. Or, au lieu de critiquer «la Science» sur ce point, les «collapsologues» l’imitent.

Dans l’interview citée plus haut, Pablo Servigne explique que l’effondrement est inévitable parce que «notre société est basée à la fois sur les énergies fossiles et sur le système-dette» : «pour fonctionner, elle a besoin de toujours plus de croissance», or «sans énergies fossiles, il n’y a plus de croissance», «donc les dettes ne seront jamais remboursées», donc «tout notre système socio-économique va s’effondrer», dit-il. La même analyse est développée dans l’ouvrage écrit avec Stevens.

Or, on ne peut pas mélanger ainsi les pommes des combustibles fossiles et les poires de la dette! Les entreprises fossiles et leurs actionnaires ne veulent pas arrêter d’exploiter les stocks fossiles parce que cela ferait éclater une bulle financière, OK. Mais cette bulle est composée de capitaux fictifs. C’est le produit de la spéculation. Cela n’a rien à voir avec le monde physique. Aucune loi naturelle ne dit que la facture de l’éclatement de la bulle de carbone doit être payée par le reste de la société. Aucune loi naturelle ne dit donc que cet éclatement doit faire s’effondrer la population mondiale. Aucune loi naturelle ne dit non plus que la seule manière d’échapper à cette menace est de «faire son deuil» et de se retirer à la campagne pour fonder de petites communautés résilientes (des expériences intéressantes par ailleurs, ce n’est pas le débat). Que les actionnaires paient les frais de leur gabegie, et le problème de la dette sera résolu.

Plus de la moitié des émissions de gaz à effet de serre est attribuable aux dix pour cent les plus riches de la population mondiale. Autrement dit: plus de la moitié de l’énergie consommée vise à satisfaire les besoins des riches. Ajoutons l’énergie gaspillée à fabriquer des armes (pour défendre les intérêts des riches) et des produits à obsolescence programmée (pour augmenter les profits des riches), ainsi que le gaspillage de près de la moitié de la production alimentaire mondiale (dû surtout à la course au profit instituée par les riches) et l’analyse change du tout au tout. La situation est gravissime? Oui! Il y a une menace d’effondrement? Oui. Mais cette issue n’est pas du tout «inévitable». Elle risque de devenir inévitable si nous n’imposons pas des réponses anticapitalistes. Nuance! Les pratiques communautaires alternatives, par conséquent, doivent s’articuler sur une stratégie sociale et sur des luttes anticapitalistes, notamment pour bloquer les projets d’expansion du capital fossile.

En refusant de tirer cette conclusion simple, les collapsologues se mettent sur un terrain très glissant: celui de la résignation fataliste face au risque de voir des centaines de millions d’êtres humains payer de leur vie la destruction de l’environnement par la folie croissanciste du capital. Dans leur ouvrage, Servigne et Stevens évoquent sans aucune distance critique des pronostics d’effondrement de plus de la moitié de la population mondiale. Leur appel fataliste à «accepter le deuil» pourrait donc prendre une signification sinistre. Ce risque de dérapage découle précisément du fait que la «collapsologie» naturalise les rapports sociaux à la manière des chercheurs partisans de la deuxième orientation évoquée ci-dessus, dont certains (Diamond par exemple) sont des néomalthusiens. Les réponses hésitantes de Pablo Servigne au sujet de Malthus sont d’ailleurs significatives: sa grille de lecture «collapsologique» l’empêche de voir que l’auteur du Principe de population n’est pas un écologiste avant l’heure, mais l’idéologue cynique de l’élimination des pauvres au profit de l’accumulation par les riches [6].

Dans un second ouvrage (écrit avec Gauthier Chapelle), Pablo Servigne prolonge la réflexion de Kropotkine sur l’entraide dans le monde vivant [7]. C’est un point important. En particulier, la coopération est une caractéristique d’Homo sapiens en tant qu’animal social. Le capitalisme, qui est basé sur la lutte de tous et toutes contre tous et toutes, est donc un mode de production contre-nature. Il faut espérer que ce constat permettra aux «collapsologues» de sortir de leur résignation endeuillée. Mais il ne suffit pas d’appeler la biologie à la rescousse. Car la nature humaine n’existe concrètement qu’à travers ses formes historiques.

L’entraide vraie, celle qui se manifeste spontanément mais fugitivement dans les catastrophes, ne peut se solidifier que dans l’auto-organisation de la lutte contre la destruction capitaliste. En fin de compte, pour prendre le dessus, il lui faudra jeter les bases d’une autre société, basée sur la satisfaction des besoins humains réels, démocratiquement et prudemment déterminés dans le respect des écosystèmes. C’est cette lutte et cette forme historique que nous appelons écosocialisme.

Notes

[1] Daniel Tanuro, ESSF (article 35111), Crise socio-écologique: Pablo Servigne et Rafaël Stevens, ou l’effondrement dans la joie.

[2] Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Seuil, 2015.

[3] Jared Diamond, Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Folio essais 2009.

[4] Questioning Collapse. Human Resilience, Ecological Vulnerability, and the Aftermath of Empire, Patricia A. McAnany et al., Cambridge University Press, 2010.

[5] Reporterre, 7 mai 2015

[6] Interview à Contretemps, 7 mars 2018. Les collapsologues disent que les populations pauvres du Sud seront les moins touchées par l’effondrement, parce que leur existence est la moins artificielle. C’est hélas (mais est-ce une surprise ?) le contraire qui risque de se passer – et qui se passe déjà sous nos yeux.

[7] L’entraide. L’autre loi de la jungle, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, Les liens qui libèrent, 2017.

1 Commentaire

  1. Le mode de production dominant aujourd’hui est le capitalisme.
    A l’époque de l’Union soviétique personne n’aurait qualifié son économie de capitaliste.
    Pourtant elle produisait les mêmes dérèglements, les mêmes atteintes, à notre écosystème.
    Ne faudrait-il pas mettre en cause le productivisme plutôt que son expression actuelle, le capitalisme ?

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