Par Gideon Levy
«Puis-je venir avec toi?» nous demanda le garçon, ses yeux suppliant. Jusque-là, il était assis entre nous, son visage pétrifié et aigri, mais maintenant il a soudainement pris vie. Nous venions de dire à son père que nous avions l’intention d’aller chez eux au camp de réfugiés Al-Amari, près de Ramallah, pour rencontrer la mère du garçon.
Il y a trois semaines, tôt le matin, les troupes de la police des frontières sont arrivées au domicile de la famille Abid dans le quartier de Jérusalem-Est d’Isawiyah. Elles ont réveillé les occupants et ont emmené la mère, Ibtisam, et le père, Vasim, à un poste de police. Quelques heures plus tard, la police a amené la mère Ibtisam à l’un des postes de contrôle qui séparent Jérusalem de la Cisjordanie et l’a expulsée vers les «territoires».
Cela a marqué la fin de presque 17 ans pendant lesquels Ibtisam a vécu à Jérusalem-Est avec Vasim, né à Jérusalem, et leurs trois enfants, Nayef, 14 ans, Mohammed, 13 ans, et Emira, 12 ans. Son mari et ses enfants ont tous des numéros d’identité israéliens, étant nés à Jérusalem (les enfants sont inscrits sur la carte d’identité bleue de leur père). Ils résident légalement en Israël, mais Israël n’a jamais accepté d’accorder le statut de résidence à Ibtisam, parce qu’elle est née en Cisjordanie. Suite aux tentatives infructueuses du «service de sécurité intérieure», le Shin Beth, de recruter son mari comme informateur, les autorités ont décidé d’expulser la femme et la mère vers la Cisjordanie, laissant son mari et ses trois enfants abasourdis et complètement perdus. Cette semaine, les deux garçons ne sont pas allés à l’école parce que leur mère ne les a pas réveillés comme d’habitude. Emira, qui se trouve dans le camp de réfugiés avec sa mère, a également manqué l’école, parce que son école se trouve à Isawiyah.
Isawiyah ressemblait à une zone de guerre lors de notre visite de lundi 16 avril. Des douzaines de troupes de la police des frontières, protégées («blindées») de la tête aux pieds, armées et accompagnées de chiens, ont fait des raids dans le quartier et parcouru ses ruelles avec leurs airs autoritaires typiques. Certains portaient des gilets avec des poches remplies de douzaines de grenades lacrymogènes. Ils ressemblaient à des kamikazes avec des ceintures explosives sur le chemin de la perpétration d’un attentat. Les chiens rehaussent l’aura de terreur projetée par leurs maîtres.
L’atmosphère dans le quartier de Jérusalem-Est était tendue, hautement électrique. N’étant pas habitués à ce genre de situation, nous aussi nous sommes devenus craintifs, tout comme les habitants de la région, qui n’en sont pas moins allés à leurs affaires de façon routinière. Il était clair que la moindre erreur pouvait déclencher une conflagration. De temps en temps, les jeunes criaient contre les troupes. La police a aboyé quand nous avons arrêté notre voiture sur le côté pendant un moment, pour demander à quelqu’un une adresse. Les troupes se rendaient apparemment à l’école secondaire locale, ce qui n’était pas clair. Avec eux se trouvait une photographe de police en civil, bien qu’elle portât un casque, et d’autres personnes sans uniformes, mais portant un casque.
Au milieu de ce remue-ménage, la famille Abid vit au troisième étage d’un immeuble. Leur maison a une ambiance kitsch, avec des lumières bleues et rouges scintillant dans le salon. Le réfrigérateur est vide. Maman n’est pas là pour faire les courses.
Vasim est âgé de 40 ans, musclé, tatoué et sans emploi. Il a passé cinq ans dans une prison israélienne pour des «délits de sécurité», comme ils les qualifient. Il a épousé Ibtisam, qui a 37 ans, en 2001. Ce sont des cousins qui sont tombés amoureux quand elle lui a rendu visite en prison. Elle vivait ici, dans cet appartement d’Isawiyah, depuis leur mariage. Ce n’est qu’à l’âge de 25 ans qu’elle a pu présenter une demande de résidence. Sa demande a été refusée pour des «raisons de sécurité», sans explication, bien sûr. Outre le fait que son mari a purgé sa peine, quelques parents éloignés d’Ibtisam sont des militants du Hamas. A la suite d’une requête adressée à la Haute Cour de Justice en 2015, des numéros d’identité israéliens ont été attribués aux trois enfants – mais pas à Ibtisam. Jusqu’à ce que les enfants reçoivent les numéros, ils n’avaient pas d’assurance médicale; leur père demandait à ses médecins de leur faire des ordonnances en son nom. Voilà la vie dans la Jérusalem unifiée.
La vie continuait. Ibtisam a vécu dans sa maison illégalement pendant 17 ans, ne quittant jamais Isawiyah, sauf pour assister aux prières du vendredi à la mosquée Al-Aqsa, dans la vieille ville de Jérusalem, lorsque les temps étaient calmes. Tous les trois mois, elle soumettait une demande de visite à Jérusalem et recevait généralement un permis de séjour d’une semaine. Elle se rendrait ensuite à Al-Amari [camp de réfugiés près de Ramallah] pour voir sa mère et sa famille, qui n’ont pas le droit de visiter Jérusalem. Puis, elle rentrait chez elle avec le permis temporaire. Ce «cycle» a duré des années.
C’est il y a des années, lorsque Vasim était en prison, que le Shin Bet a essayé de le recruter, mais il a rejeté l’offre, nous dit-il. Il a été convoqué plusieurs fois pour parler à des agents de l’organisation, qui lui ont offert une carte d’identité pour Ibtisam en échange de sa coopération.
Il y a environ un mois, la police des frontières s’est présentée au domicile des Abid au milieu de la nuit et a arrêté Nayef, le fils aîné, soupçonné d’avoir lancé des pierres. Vasim a de nouveau été convoqué par le Shin Bet au poste de police de la rue Salah e-Din, en face des murs de la vieille ville, où un agent lui a dit qu’en échange de sa coopération, son fils serait libéré et Ibtisam se verrait délivrer une carte d’identité. Il a refusé. Nayef a été libéré après 10 jours de détention au poste de police du Russian Compound [un ancien quartier de Jérusalem où se trouve une église orthodoxe dans le centre de Jérusalem.
Le 28 mars, la police des frontières s’est présentée de nouveau, cette fois à 6 heures du matin. D’une manière relativement polie, ils ont ordonné aux parents de les accompagner. Pendant environ cinq heures, les deux ont été détenus dans une pièce du poste de police, mais n’ont pas été autorisés à se parler. Lorsque Vasim a été interrogé, l’interrogateur lui a dit: «Vous avez refusé de travailler avec nous et, par conséquent, en vertu de la loi, nous devons expulser votre femme, qui est ici illégalement.» Il a été libéré à 16 heures et est rentré chez lui. Il n’avait aucune idée du lieu où se trouvait Ibtisam. Ce n’est que plus tard, dans la soirée, qu’il a appris qu’elle avait été expulsée et qu’elle était allée chez sa mère.
Bien au courant de la vie sous occupation, Mohammed, 13 ans, se dépêche d’obtenir son certificat de naissance enrobé dans du plastique. Il est dangereux pour lui de quitter la maison sans ce papier: il y est dit qu’il est né à Jérusalem, ce qui lui donne une liberté de mouvement. Comme il n’a pas encore 16 ans, il n’a pas encore de carte d’identité. Nous l’emmenons au camp Al-Amari, en passant par le fameux poste de contrôle de Qalandiyah. Le trajet dure plus d’une heure en raison de la longue attente au point de passage.
La nouvelle-ancienne maison d’Ibtisam se trouve dans une ruelle juste assez large pour la parcourir. Mohammed nous devance en courant pour la saluer. Ils s’étaient également rencontrés la veille. L’équipe de football de Mohammed a joué un match à Ramallah, donc à proximité, et sa mère a saisi l’occasion d’aller le voir, lui et son frère, qui est venu avec lui. Les deux enfants pleuraient en la voyant et ne voulaient pas retourner à Jérusalem, le moment venu.
Ibtisam nous salue en jeans et avec sa coiffe traditionnelle et, exceptionnellement, nous serre la main. Elle compte les jours depuis son arrivée ici: c’est le 19e jour depuis son expulsion.
Elle nous dit que la police lui a demandé si elle était du Hamas ou du Fatah. «Je ne suis ni du Fatah, ni du Hamas, répondit-elle, je suis une Palestinienne normale. Ils l’ont informée qu’elle vivait à Jérusalem illégalement, et elle leur a dit: «C’est de votre faute, pas de la mienne. Je vis ici depuis 17 ans. Mes enfants et mon mari sont ici. Je dois vivre avec ma famille.»
Après une demi-heure d’interrogatoire, les empreintes digitales d’Ibistam sont prises et elle a dû signer un formulaire indiquant qu’elle promettait de ne pas rentrer ni chez elle, ni à Jérusalem. Elle a été emmenée dans une voiture de police qui passait par l’entrée d’Isawiyah; la police ne lui a pas permis d’emporter des vêtements ou d’autres objets de son domicile. Elle a été emmenée au point de contrôle A-Za’im, près de la colonie de Ma’aleh Adumim à l’extérieur de Jérusalem, et laissée là, à son sort.
Son beau-père, Nayef Abid, qui a une carte d’identité israélienne, l’attendait au poste de contrôle. Il s’était rendu au poste de police ce matin-là pour savoir où se trouvaient son fils et sa belle-fille. Et on lui avait dit qu’Ibtisam serait expulsé vers A-Za’im dans l’après-midi. Il l’a emmenée chez sa mère, Nawal Barash, 58 ans, qui était veuve depuis quelques années. Nayef s’est ensuite rendue à Isawiyah pour aller chercher des vêtements et des objets personnels pour Ibtisam, et aussi pour lui amener sa fille, Emira.
A propos de la situation dans laquelle ses deux fils ne se lèvent pas pour aller à l’école et leur sœur ne peut pas aller à l’école, Ibtisam nous dit: «Emira devra retourner à Isawiyah. Il n’est pas question pour la famille de déménager dans un camp de réfugiés, car elle perdrait son statut de résident et les cartes d’identité/numéros, ce qui lui assure une relative liberté et des prestations sociales.» Les enfants ne doivent en aucun cas perdre leurs droits à Jérusalem, disent les parents. C’est une incertitude et un flou cruels.
Sabine Hadad, directrice du département d’information de l’Autorité de la population et de l’immigration (une branche du ministère de l’Intérieur), a donné cette semaine une réponse sèche et laconique à une question de Haaretz: «La demande des membres de la famille pour le regroupement familial a déjà été rejetée en 2014 pour des raisons de sécurité.»
Vasim n’a rendu visite à sa femme qu’une seule fois depuis son expulsion. C’est compliqué pour lui de passer le contrôle de Qalandiyah, dit-il. Ce qui est illégal, déclare-t-il, c’est de déchirer une famille après 17 ans.
«Je suis de Jésrusalem», dit-il. «Je suis né ici. Ma famille et mes amis sont ici. Mes enfants sont nés ici. L’école des enfants est ici. Leur clinique est ici. Ma vie entière s’est faite ici. C’est comme un poisson dans l’eau: si vous le sortez de l’eau, il mourra.»
Pendant ce temps, Ibtisam téléphone tous les jours à ses enfants, mais ne parvient pas toujours à les joindre: elle est connectée à un fournisseur israélien et le réseau dans le camp de réfugiés est fort médiocre. (Article publié dans le quotidien Haaretz le 18 avril 2018; traduction A l’Encontre, titre de réd. A l’Encontre)
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