Par Eugenia Rodriguez Cattaneo
Le pays le plus pauvre du monde arabe souffre d’une triple tragédie: la violence de la guerre, la famine et le choléra. La crise humanitaire a été dénoncée comme étant «gratuite» et délibérément provoquée par les forces engagées dans une guerre qui dure depuis plus de deux ans.
Il y a un peu plus de deux ans, l’intervention au Yémen d’une coalition dirigée par l’Arabie saoudite a déclenché une nouvelle phase d’une guerre qui a généré dans ce pays la crise humanitaire la plus grave de la planète [avec le Sud Soudan, pour autant que les comparaisons fassent sens]. Cette crise est relativement silencieuse, ou, plus exactement, a été réduite au silence par les immenses flux de tweets et les gros titres sur les scandales de la Maison Blanche ou sur des victoires contre l’Etat islamique (Daech). Il s’agit également d’une crise qui ne pourra pas être résolue à court terme.
Le vendredi 18 août, Stephen O’Brien, le coordinateur de l’ONU pour les affaires humanitaires, a déclaré au cours d’une session du Conseil de sécurité des Nations Unies: «Des millions de Yéménites affrontent actuellement une triple tragédie: le spectre d’une famine, la plus importante explosion de choléra en une année et les carences ainsi que l’injustice entraînée par un conflit brutal dont le monde a permis la prolongation et qui est totalement évitable. Cette tragédie humaine est délibérée et gratuite, elle est politique et peut être arrêtée avec de la volonté et du courage».
Des milliers de personnes sont mortes – il est difficile d’estimer les chiffres exacts, qui diffèrent beaucoup selon les sources – et plus de 3 millions de personnes ont été forcées d’abandonner leurs foyers. Le pays est au bord de la famine. Plus de 17 millions de Yéménites – soit le 60% de la population du pays – souffrent d’insécurité alimentaire et de dénutrition. Autrement dit, ils ne savent pas s’ils auront à manger demain.
Plus de 3 millions d’enfants, de femmes enceintes ou allaitantes, souffrent de dénutrition aiguë, presque 400’000 pourraient mourir de manière imminente [1]. Presque 10 millions d’enfants, soit plus de 80% de la population infantile du Yémen, ont besoin d’aide humanitaire urgente.
En outre, le pays souffre d’une violente épidémie de choléra qui a entraîné plus de 2000 décès au cours des derniers mois. On estime que le choléra affecte quelques 500’000 Yéménites, dont la moitié des enfants, affaiblis par la dénutrition. Plus de deux années de conflit ont détruit les services de santé, l’accès à l’eau potable et les services d’assainissement, ce qui a facilité la prolifération incontrôlée de la bactérie [Vibrio cholerae, bacille limité à l’espèce humaine, elle est caractérisée par des diarrhées brutales et très abondantes, donc avec de fortes déshydratations ; la forme majeure peut causer la mort dans la moitié des cas, en l’absence de traitements assez simples de quelques heures à trois jours].
Une récente analyse de l’Université Queen Mary de Londres révèle que la majorité des décès par le choléra se sont produits dans des régions contrôlées par les rebelles Houthis [région du Nord, la plus pauvre] et sont dus à diverses obstructions d’acheminement d’aliments et des médicaments ainsi qu’aux continuels bombardements contre les infrastructures, les écoles et les hôpitaux par la coalition dirigée par l’Arabie saoudite. Le rapport souligne la contradiction qu’il y a à ce que l’UNICEF [Fonds des Nations Unies pour l’Enfance ] remercie l’Arabie saoudite pour sa générosité suite au don de 67 millions de dollars afin de combattre la crise du choléra dont elle directement responsable.
Stephen O’Brien a appelé à l’ouverture de toutes les plateformes maritimes, terrestres et aériennes pour l’entrée des civils [membre d’ONG diverses et de structures de l’ONU] et pour permettre l’entrée d’aide humanitaire au Yémen. Toutefois sa demande a été ignorée. «N’oublions pas que la catastrophe du Yémen est totalement artificielle. Le résultat direct de la politique, des méthodes et des actions délibérées des groupes qui participent au conflit, et il peut et doit donc être arrêté» a insisté O’Brien.
Les origines de la guerre
Le communiqué conjoint de l’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis, du Koweït, du Bahreïn et du Qatar déclarait: «Nos pays ont décidé de répondre à la demande du président yéménite Abdo Rabou Mansour Hadi [ex-maréchal, vice-président de 1994 à 2012 de Saleh, puis président de la République depuis 2012, vivant à Aden] de protéger le Yémen et son peuple contre l’attaque des milices houthies qui ont été et continuent d’être un instrument en mains d’une force étrangère».[Le Qatar s’est retiré de la coalition, en juin 2017, suite au conflit ouvert avec l’Arabie saoudite et d’autres pays du Golfe et son rapprochement tactique avec l’Iran, considéré par Riyad comme le concurrent le plus dangereux de toute la région].
La puissance étrangère à laquelle fait allusion le communiqué est donc la République islamique d’Iran, dont le soutien aux milices houthies est dénoncé par son rival, l’Arabie saoudite. L’Egypte, la Jordanie et le Maroc se sont joints à la coalition dirigée par l’Arabie saoudite, qui peut compter, de plus, sur le soutien logistique des Etats-Unis et de la Grande Bretagne, entre autres.
En 2011, l’année des «soulèvements arabes» – qui ont commencé en Tunisie et en Egypte avant de s’étendre à la Libye et à la Syrie – il y a également eu de fortes mobilisations au Yémen contre le président Ali Abdoullah Saleh, qui dirigeait le pays depuis son unification en 1990 [entre le Nord: République arabe du Yémen, capitale Sanaa et le Sud: République démocratique populaire du Yémen, capitale Aden]. Des centaines de personnes sont mortes dans la répression des manifestations qui demandaient la fin de la corruption et de la répression ainsi que la destitution du président.
En 2012, suite à une tentative d’assassinat qui lui a brûlé la moitié du corps, Saleh a été destitué et c’est le vice-président d’alors, Abd Rabbouh Mansour al Hadi, qui a assumé la présidence [une opération de «transition» devant permettre le maintien d’un appareil d’Etat, selon les stratèges du Pentagone et leurs alliés locaux, un «modèle» qui a échoué]. C’est alors qu’a commencé une période de transition de deux ans qui n’a pas comblé les attentes des citoyens.
En 2014, des rebelles Houthis ont appelé à des manifestations massives contre l’augmentation du prix des combustibles, puis ils ont avancé en direction du Sud et, en septembre 2014, ils ont pris la capitale du pays, Sanaa.
En février 2015, les forces houthies ont dissous le parlement et le président Hadi a été obligé de renoncer à sa charge. Hadi a pris la fuite et s’est réfugié dans la ville d’Aden [un port], où il a révoqué sa démission de la présidence. C’est en mars 2015 de cette même année que la coalition dirigée par l’Arabie saoudite est intervenue dans le conflit.
Le pays des kalachnikovs
Lors d’une réunion organisée par l’Institut de recherche sur le Yémen ISPI [Institut pour les études de politique internationale, sis à Milan], la journaliste italienne Silvia Battaglia, installée à Sanaa, a déclaré: «Dans le pays où chaque famille possède une kalachnikov, tous les habitants sont des combattants potentiels.»
Jusqu’en 1990, le pays était constitué de deux Etats séparés: la République arabe du Yémen, autrefois connue sous le nom de Yémen du Nord, et la République démocratique populaire du Yémen (Yémen du Sud). Le 22 mai 1990, après de longues négociations, une fragile unification a été célébrée sous la présidence de Saleh, qui avait été le président du Yémen du Nord depuis 1978.
En 1994, une guerre civile a éclaté entre le Nord et le Sud, et c’est le Nord qui a réussi à s’imposer. L’esprit séparatiste du Sud est resté latent dans un pays ayant une structure ethnique dominée par des clans familiaux, avec différentes ethnies et confessions religieuses. Entre 1994 et 2010, le président Saleh a affronté six guerres contre les Houthis. La première a été déclenchée par l’assassinat en 2004 du fondateur du mouvement houthis, Houssain Badr Al Din al Houthi, dont le mouvement prend le nom.
En 2009 le conflit a traversé la frontière avec l’Arabie saoudite, qui a lancé une série d’attaques sur la frontière contre les Houthis. Le conflit a duré plusieurs mois et a provoqué plus de 100 morts. 26 soldats saoudiens ont été capturés et l’Arabie saoudite a dû négocier pour obtenir la paix et récupérer les prisonniers.
Les forces combattantes
Malgré la diversité des intérêts en jeu et la fragilité des alliances, on peut actuellement identifier deux principaux camps dans le conflit au Yémen.
• Tout d’abord, il y a les Houthis avec l’ex-président Saleh, établis dans la région qui va du Nord jusqu’à la capitale Sanaa. Après qu’ils se soient affrontés pendant des années, Saleh et les Houthis se sont unis et compteraient avec le soutien de l’Iran, même si la république islamique ne le reconnaît pas. Les Houthis sont des musulmans chiites de la minorité zaydi, une branche de l’islam dans laquelle se reconnaît une partie importante des habitants du pays. Les Houthi, formellement Ansarola – fidèles de Allah – forment un mouvement religieux et ont une faction armée.
• Ensuite, il y a le président Mansour al-Hadi, soutenu par les alliés de la coalition internationale avec une majorité des pays arabes sunnites. Ceux-ci ont leur base dans la ville d’Aden, qui abrite le principal port du pays. Ils ont le soutien indispensable des Etats- Unis et du Royaume Uni en ce qui concerne l’approvisionnement en armes et les renseignements [entre autres satellitaires], même si on a aussi dénoncé la présence de troupes de ces pays. Derrière le président Mansour al-Hadi, l’Arabie saoudite s’efforce de maintenir son pouvoir sur le pays frontalier et contenir la possible influence régionale de son rival perse.
Le mouvement séparatiste du Sud est une force qui regroupe diverses factions et qui opère de manière indépendante dans le pays.
Par ailleurs, des organisations radicales telles que al-Qaida de la Péninsule arabique, Ansar al-Sharia [une couverture de divers groupes au Yémen] et des groupes affiliés à l’Etat islamique se sont fixés au Yémen. Sous prétexte de combattre le terrorisme, les Etats-Unis ont réalisé d’innombrables bombardements avec des drones, et beaucoup d’entre eux ont entraîné la mort de civils, suscitant encore plus de haine et de frustration dans une population qui est déjà abandonnée à son sort.
De possibles crimes de guerre
L’organisation Human Rights Watch a dénoncé le fait que tous les groupes qui prennent part au conflit ont violé le droit humanitaire international et peut-être commis des crimes de guerre.
En 2016, les Nations Unies ont accusé la coalition dirigée par l’Arabie saoudite d’avoir causé la mort d’au moins 510 enfants, et le pays a été inclus dans la «liste noire» de l’ONU de pays responsables d’attaques contre des enfants. Riyad a répondu en menaçant l’ONU de couper les fonds à divers programmes d’aide humanitaire, raison pour laquelle son nom a finalement été retiré de cette liste. Ban Ki-moon, (sud-coréen) qui était alors le Secrétaire général de l’ONU [de 2007 à décembre 2016], a admis: «J’ai dû prendre en considération la perspective très réelle que des millions d’autres enfants souffriraient gravement si, comme cela m’a été suggéré, les pays coupaient les fonds de beaucoup de programmes de l’ONU».
En août 2016, Médecins sans frontières a dénoncé le fait que des bombes de la coalition étaient tombées sur l’hôpital de Abs, dans le gouvernorat de Hajjah, faisant 19 morts et 24 blessés. En moins d’une année il y a eu quatre attaques contre des centres soutenus par Médecins sans frontières, ce malgré le fait que les coordonnées de ces centres avaient été communiquées de manière répétée [aux états-majors conduisant les opérations de bombardements.]
Amnesty International a documenté l’utilisation par la coalition de munitions à fragmentation, alors que ces munitions sont interdites par le droit international. Lorsqu’elles sont lancées, ces armes libèrent de dizaines de «petites bombes» qui explosent en entraînant des dégâts énormes, d’autant qu’elles peuvent exploser bien après l’attaque. Au Yémen on a documenté l’utilisation d’au moins quatre types de munitions à fragmentation, y compris des modèles fabriqués aux Etats Unis, au Royaume-Uni et au Brésil.
Sans issue
L’absence d’un gouvernement central et la confusion de la guerre ont transformé le Yémen en un point d’attraction pour les mafias de trafiquants. Le pays est une zone de transit pour les migrants en provenance d’Afrique voulant se rendre dans les monarchies du Golfe. Plus de 100’000 migrant·e·s sont arrivés sur les côtes du Yémen l’année passée, et quelques 55’000 en 2017. Des milliers d’entre eux sont restés bloqués par la guerre et n’arriveront jamais à leur destination. D’autres meurent dans la tentative.
Au cours de premiers jours d’août 2017, l’Organisation internationale pour les Migrations (OIM) a dénoncé le fait que des trafiquants dans le Golfe d’Aden (qui sépare la Péninsule arabique et la Corne de l’Afrique) ont forcé des dizaines de personnes qui voyageaient en direction du Yémen à se jeter dans la mer sous la menace d’armes. Certaines ont réussi à atteindre la côte de Shabwa, au Yémen, où l’OIM les a pris en charge. Sur place on a trouvé 29 tombes creusées dans le sable par les survivants. Les trafiquants se sont échappés et sont retournés en Afrique, où ils poursuivent leur trafic. Le même mode opératoire est répété chaque fois que les trafiquants repèrent une patrouille maritime, entraînant la mort de dizaines de victimes.
Malgré son extrême pauvreté, le Yémen accueille plus de 300’000 réfugié·e·s. Au cours des derniers mois, quelques 30’000 réfugiés somaliens sont retournés dans leur pays d’origine, malgré l’énorme risque encouru, à cause de la situation insoutenable au Yémen. (Etude publiée dans l’hebdomadaire Brecha, le 24 août 2017; traduction A l’Encontre)
Notes
[1] Données de l’UNICEF
[2] J. Kennedy et al. «The Political Determinants of the Cholera Ourbreak en Yemen», The Lancet, 18 juilet 2017
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Un conflit en voie de maturation – ou déjà engagé? – au sein de «l’alliance» Saleh et Houthis?
Un colonel yéménite, fidèle à l’ancien président Ali Abdallah Saleh, et deux rebelles Houthis ont été tués à Sanaa, dans une escalade de violence sans précédent entre le parti de Saleh et les forces houthies. Saleh affirmait, ces derniers jours, qu’il pouvait pousser l’avantage militaire, allant jusqu’à une guerre enflammant la capitale.
L’alliance anti-gouvernementale entre Saleh et le chef rebelle Abdul Malik al-Houthi semble s’être effondrée la semaine passée. Les deux s’accusent de trahison et de coups de couteau dans le dos.
Les témoins basés à Sanaa – capitale contrôlée conjointement par Saleh et les Houthis – déclarent que les forces de l’ex-président se sont imposées dans le sud de la capitale dans le voisinage des bâtiments présidentiels, que Saleh occupe toujours, en dépit de sa démission en 2012. Ces témoins ont déclaré que les forces s’étaient déployées dans la place Sabaeen et dans le district de Hadda.
Le colonel Khaled al-Rida – l’adjoint au chef des relations extérieures dans le CGP – a été tué lors d’affrontements entre partisans de Saleh et d’Abdul-Malik al-Houthi samedi 26 août. Cet «incident» s’inscrit dans la foulée des affrontements verbaux qui se sont multipliés la semaine dernière entre les deux éléments dominant «l’alliance» antigouvernementale.
Le parti de Saleh – le Congrès général du peuple (CGP) – a déclaré dans un communiqué, le dimanche 27 août, que «rester silencieux sur l’incident ouvrirait la porte à un conflit qu’il serait difficile de contenir».
La coalition conduite par l’Arabie saoudite a été contrainte de reconnaître qu’un bombardement, la semaine dernière, a fait au moins 14 morts, sans mentionner les blessés. Ce fut une «erreur technique», affirment les chefs de la coalition.
La structure de l’ONU consacrée à «la défense des droits humains» affirme que la semaine passée 42 civils ont été tués «par les armes» de la coalition guidée par Riyad, parmi lesquels de nombreux enfants. Et, comme toujours, les blessés·e·s ne sont pas comptabilisés, ni la gravité de leurs blessures, cela dans un cadre sanitaire dévasté. Cela s’ajoute à l’explosion du choléra.
Hanna Porter, du Center for Middle Eastern Studies de l’Université de Chicago, spécialiste du Yémen, fait l’analyse suivante le 25 août 2017: «Le partenariat entre les Houthis et Saleh était sans aucun doute une entente de convenance et les rapports faisant état de tensions au sein de leur camp ne sont guère surprenants. Cependant, une éventuelle scission au sein du camp des Houthis et de Saleh constituerait un développement majeur dans le conflit… Selon un ancien membre du mouvement houthis qui a demandé à rester anonyme, «la division [entre les Houthis et Saleh] était inévitable et attendue. Si cela entraîne des affrontements, ce sera catastrophique pour Sanaa […]. Il ne fait aucun doute qu’une division entre eux pourrait engendrer une guerre interne soudaine qui aura des répercussions sur le conflit plus large si Saleh et les adversaires des Houthis l’exploitent. C’est ce que les deux acteurs cherchent à éviter.»
Qu’annonce ce conflit Saleh-Houthis (avec à leur tête Abdul-Malik al-Houthi) et qu’en sera-t-il de ses répercussions. Riyad va-t-il accentuer les assauts, car une possible victoire – étant donné les divisions dans l’alliance antigouvernementale – semble à portée? Saleh va-t-il opérer une nouvelle manœuvre et se rapprocher de son ancien vice-président Abd Rabbo Mansour Hadi et actuel «président» soutenu par Riyad? Le prince héritier saoudien et ministre de la Défense Mohammed ben Salman veut «sortir du Yémen». Mais quelles conditions va-t-il imposer aux Houthis: un désarmement plus ou moins complet et des relocalisations de population. Or, les déplacements de populations, accentués par la guerre, constituent un facteur supplémentaire de la «crise humanitaire». (Réd. A l’Encontre, 28 août 2017)
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