Par Baudoin Loos
Ce mardi 25 juillet se tiendra un «conseil d’association» entre l’Union européenne et l’Egypte. Voilà le genre d’information qui laisse d’ordinaire indifférent. Ces réunions ministérielles ont lieu régulièrement dans le cadre des «accords d’association» qui lient l’UE à huit pays du sud de la Méditerranée (sujets abordés: dialogue politique, relations commerciales, aides socio-économiques, etc.). Les médias s’intéressent peu à ces conseils, souvent de routine. Ici, la réunion prend un tour particulier en raison de la situation en Egypte sur laquelle les plus prestigieuses organisations de défense des droits de l’Homme dans le monde tentent d’attirer l’attention.
• L’Union européenne a reconnu de facto le caractère unique du paradigme égyptien en suspendant la tenue des conseils d’associations depuis 2013 et le massacre de Rabaa (près de mille manifestants [mobilisé par les Frères musulmans] tués le 14 août au Caire après le coup d’Etat qui avait évincé le régime du président islamiste Mohamed Morsi élu par les urnes). Quatre ans plus tard, serait-on donc revenu à une situation normale, stabilisée? Certainement pas. Une levée impressionnante de boucliers en atteste.
• La plate-forme EuroMed Droits, par exemple, «exhorte l’UE à soulever publiquement ses préoccupations en matière de droits humains avec l’homologue égyptien. Nous estimons que cette réunion de haut niveau devrait être l’occasion de faire passer un message à l’Egypte et à l’opinion publique en Europe: que l’UE n’approuve pas les politiques répressives égyptiennes et demande un respect des droits humains et une réforme démocratique».
• Les principales organisations mondiales compétentes en matière de droits de l’Homme ont émis des textes du même acabit. Ainsi en est-il d’Amnesty International, de Human Rights Watch (HRW) ou de la FIDH (Fédération internationale des ligues des droits de l’homme). «L’UE se doit de se mettre carrément du côté des Egyptiens qui se battent courageusement pour les droits de base au moment où elle rencontre un gouvernement connu pour ses tueries de masse plutôt que pour le respect de ces droits», estime ainsi sans détour Lotte Leicht, directrice du centre bruxellois de HRW. Cette organisation observe que «le silence de l’UE sur les abus sous la présidence d’Abdelfattah al-Sissi n’a apporté aucun changement positif en Egypte».
• Ce n’est pourtant pas que les autorités européennes ignorent ce qu’il se passe. Un rapport tout chaud de la Commission – il est daté du 17 juillet 2017 et sa publication vise à cadrer la réunion de ce 25 juillet – consacré aux relations avec l’Egypte, dédie tout de même une de ses seize pages à l’état des droits de l’Homme, évoquant, sans toutefois en tirer la moindre conclusion, maints secteurs où la situation s’est détériorée ces dernières années [1].
• Cela pourrait sembler paradoxal à d’aucuns, mais le règne islamiste en Egypte, entre juin 2012 et juillet 2013, aura été la moins mauvaise période pour les libertés publiques dans l’histoire de l’Egypte contemporaine, malgré l’impopularité croissante qui frappa ces mêmes islamistes à l’époque, victimes de leur arrogance et leur impéritie.
• Tout cela appartient donc au passé. Accueilli comme le messie par, sans doute, la majorité des Egyptiens en 2013, le maréchal Abdelfattah al-Sissi n’en finit plus de décevoir. Les promesses de retour au calme et de retour à la croissance n’ont pas été tenues. Que du contraire. La lutte contre le terrorisme justifie tous les excès et semble plutôt nourrir l’ardeur des extrémistes, alors que l’économie nationale, malgré l’administration de remèdes de cheval, reste chancelante.
• Des excès? Il y aurait plus de 50’000 prisonniers politiques, les ONG compétentes parlent de disparitions forcées, d’exécutions extrajudiciaires, de torture, et vilipendent la nouvelle loi sur… les ONG qui restreint sévèrement leurs activités, sans parler de la centaine de sites internet fermés. Des sujets de conversation pour la réunion de ce jour à Bruxelles? Pas sûr.
• Amnesty [2] observe que la moitié des membres de l’UE vendent à l’Egypte des armes utiles à la répression dont l’UE a pourtant elle-même prohibé l’exportation depuis la répression de 2013… (Article paru dans Le Soir du 25 juillet, titre de la rédaction de A l’Encontre)
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[1] Voir à ce sujet l’article publié sur ce site en date du 10 juillet 2017.
En outre, en date du 19 juillet, Amr Khalifa, un analyste – qui contribue à Ahram online et Daily News Egypt –, posait la question dans MEE de la fonction politique du combat contre l’EI dans le Sinaï: «Si j’étais cynique, je pourrais demander: sans des monstres tels que l’EI, comment Sissi justifierait-il un état d’urgence apparemment sans fin et défaillant [renouvelé le 10 juillet pour 3 mois, et ainsi de suite]? Les solutions de fortune et l’absence de reconfiguration stratégique ne feront qu’augmenter les soupçons à l’égard des motifs du régime.» (Rédaction A l’Encontre)
[2] Extrait de la requête d’Amnesty International à l’UE, en date du 19 juillet 2017: «Il est inquiétant de constater que la société civile égyptienne a fait l’objet de nouvelles restrictions alors que les forces de sécurité ont eu carte blanche pour se livrer à des violences généralisées, notamment des détentions arbitraires, des actes de torture et des homicides illégaux. L’Union européenne doit user de son influence sur l’Egypte et affirmer clairement qu’elle ne gardera pas le silence en ce qui concerne le bilan de l’Egypte en matière de droits humains, même lorsque le ministre des Affaires étrangères égyptien sera à Bruxelles la semaine prochaine.» (Réd. A l’Encontre)
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Egypte. «L’industrie du marbre, le régime Sissi
et son partner senior le FMI»
Par Amani Gamal El Din et Houssam Rabie
Le bloc militaro-industriel qui dispose de la quasi-totalité du pouvoir impose ses impératifs – dans un contexte de crise socio-économique prononcée et de plans d’ajustement structurel imposés par le FMI – afin de maintenir sa rente par le biais de hausses de tarifs (de l’électricité, de l’eau, etc.) et de re-réglementation de secteurs pour en acquérir une fraction potentiellement rentable. A cela s’ajoute la recherche obsessive d’investissements directs étrangers, un facteur clé pour la balance des paiements scrutée par le FMI. Les investisseurs chinois, publics et privés – ou un mix des deux, plus exactement –, sont disposés à occuper les places offertes. C’est le cas dans l’industrie du marbre. Par contre, ce qui ne changera pas, ce sont les conditions des travailleurs, pour l’essentiel des journaliers, dont l’emploi précarisé flotte avec les hauts et les bas des commandes. Et les employeurs chinois – soit propriétaires, soit louant des ateliers – vont accentuer, par le détour de la «modernisation», non pas le statut de journalier, mais le taux d’exploitation (augmentation de l’intensité et de la durée de la journée de travail et croissance de la productivité). C’est ce qui ressort d’une lecture de cet article, qui n’ose exprimer, sans détours, ces lignes de force de l’industrie du marbre en Egypte. La censure et l’autocensure fonctionnent à plein régime. (Rédaction A l’Encontre)
«50 % des usines [de travail du marbre] de Chaq Al-Soabane ne sont plus opérantes. Nous vivons une vraie récession due aux problèmes accumulés du secteur auxquels sont venues s’ajouter les récentes mesures adoptées par le gouvernement et la loi n° 198 de l’année 2014 des carrières et ses modalités qui obstruent les activités». C’est ce que déplore Ihab Mahmoud, propriétaire de la compagnie HAI MNS pour le marbre et le granit et membre de la Chambre du marbre et des carrières. Cet investisseur, qui fait partie des ténors du business, a même apporté, preuves à l’appui, des statistiques étayant l’hypothèse selon laquelle l’industrie est au bord de la faillite. Et pourtant, l’industrie du marbre a toujours été florissante.
Le marbre égyptien est d’une nature exceptionnelle et est inexistant de par le monde. Sa spécificité revient au fait que le marbre standard de couleur beige contient une matière calcique isolante, selon des études scientifiques. C’est ce qu’explique Mahmoud Nasrallah, un investisseur siégeant à Chaq Al-Soabane, région d’usines et d’exposition, qui jusqu’à récemment était classée n° 3 sur le marché mondial du marbre et générant 80% de la totalité du marbre égyptien, soit 1 million de mètres carrés de marbre et de granit annuellement.
Selon Ihab Mahmoud, « en raison de la récession et des récentes décisions gouvernementales ayant paralysé l’industrie, environ 50% des propriétaires ont loué leurs usines à des Chinois». L’une des raisons essentielles revient aux nouvelles modalités de la loi 198 de l’année 2014 des carrières qui a haussé les prix du fonctionnement des carrières et des opérations d’extraction, ce qui, du coup, a triplé le prix du marbre brut. En 2013, le prix d’une tonne variait entre 30’000 et 65’000 L.E. (Livre égyptienne; soit près de 3000 euros] selon la taille de la carrière, pour se chiffrer actuellement à 300’000 L.E [quelque 14’500 euros]. «Seules 20% des carrières fonctionnent. Par exemple, sur les 325 célèbres carrières de Cheikh Fadl, les plus importantes en Egypte, situées au bord de la mer Rouge, seules 25 sont aujourd’hui exploitées. Ceci a provoqué des pertes estimées à 4 milliards de L.E., selon une étude que la Chambre des carrières auprès de l’Union des industries a présentée au ministère de l’Industrie», a déclaré Ihab Mahmoud.
Des coûts exorbitants
La loi n° 198 de 2014 a triplé les coûts de tous les stades de production, allant de l’extraction en passant par le coût de tarifs et du transport. «Aujourd’hui, pour louer et obtenir un droit d’extraction, nous avons besoin de 300’000 L.E. », se lamente Mohamad Abdel-Maqsoud, l’un des grands producteurs de marbre. Cette somme comprend un montant estimé à 65 000 L.E. versées au gouvernorat comme droit d’exploration et d’extraction pour chaque carrière. Le gouvernement a fixé à 10 L.E. les droits d’exploitation du mètre carré, ce qui veut dire que pour une carrière de 10 000 m2, 100 000 L.E. vont être payées en contrepartie. Ajoutons les 100 000 L.E. additionnelles qui seront payées en guise d’assurance au gouvernorat, 36% iront également aux assurances sociales et à d’autres licences.
Outre cela, la durée de l’exploitation et de l’exploration a été réduite à deux ans au lieu de trois. «Les explorations et les fouilles sont censées durer en général un an, l’année qui reste ne peut en aucun cas être productive», a ajouté Abdel-Maqsoud. Conséquence: le prix du marbre ou du granit brut a triplé, paralysant ainsi les petits producteurs qui représentent 60% du volume de la production totale de ce secteur et les mettant hors course. Ajoutons à cela les nouveaux tarifs perçus par le gouvernement qui ont davantage aggravé la situation de ce secteur, depuis les coûts des transports très élevés. «650 L.E. sont versées pour chaque livraison de marbre en tant que tarifs de l’autoroute», s’indigne Raouf Georges pendant la réunion à huis clos du jeudi 27 avril. Pourtant, Tareq Qabil, le ministre de l’Industrie, a déclaré que cette loi est indispensable pour réorganiser le secteur.
Etayant ces propos, Ossama Al-Maghrabi, expert en ressources minérales, ajoute que la loi et ses modalités sont cohérentes. «Le problème réside dans les investisseurs eux-mêmes, qui ne sont pas conscients de l’importance d’un cadre juridique régularisant le secteur», ajoute-t-il. Ces derniers acquièrent parfois des carrières, mais ne les exploitent pas, ce qui représente une perte constante de sources de revenus pour l’Etat. D’autres investisseurs estiment que l’informalité inhérente au secteur est le meilleur moyen d’échapper aux impôts. «Il n’y a aucune exagération dans le coût des droits d’exploitation. Le marbre est un secteur rentable où les revenus dépassent de loin les coûts de production», conclut Al-Maghrabi.
Pour ce qui est du marasme que connaît l’industrie du marbre en Egypte, l’expert en ressources minérales met l’accent sur la récession mondiale engendrée par la crise économique de 2008 qui a touché le monde entier et l’Egypte aussi. Ce détail n’explique cependant pas l’impact négatif de la désorganisation du secteur qui, selon Ahmad Abdel- Hamid, porte-parole de l’Union des carrières et de l’industrie du marbre, y est pour beaucoup dans la situation actuelle. Selon Abdel-Hamid, il n’y a toujours pas de statistiques réactualisées sur ce secteur et donc «on ne peut pas dire à coup sûr que nous sommes face à une récession. Je dirais plutôt que la croissance est aléatoire à cause de l’informalité qui touche le secteur».
Concurrence étrangère
La plupart des travailleurs à Chaq Al-Soabane reconnaissent qu’il existe un recul des chiffres d’exportations à destination de certains marchés approximatifs traditionnels à cause de l’incertitude politique et économique, comme surtout la Libye ainsi que le Liban. Hossam Haggag, de la compagnie Onix, dit:
«Aujourd’hui, on peut s’estimer heureux de voir une ou deux livraisons par jour en direction de la Libye, autrefois un marché essentiel, contre 50 livraisons en 2014. Auparavant, un genre spécifique de marbre appelé Sony Minya était vendu en grandes quantités en Libye. Aujourd’hui, les carrières et les ateliers de Minya sont quasiment désertés ». Ajoutons à cela le fait que les produits égyptiens sont moins compétitifs par rapport à leurs pairs provenant de plusieurs pays comme la Chine, l’Italie, l’Inde, l’Iran et la Turquie. «L’Iran, après la levée de l’embargo en 2016, a approvisionné dans la totalité le marché du Golfe », affirme Sayed Ali, investisseur dans ce secteur.
La production indienne, chinoise et brésilienne a, en revanche, conquis le marché égyptien. Chaq Al-Soabane avance à deux vitesses différentes. Les Chinois vont à une vitesse vertigineuse, alors que les Egyptiens vont à pas de tortues. Aucune mesure n’est prise pour moderniser un secteur qui travaille avec des équipements et une machinerie vétustes. «Nous ne recevons aucune sorte d’aide à cause de cette informalité. A un moment où les Chinois, qui intègrent les lieux, viennent soutenus de leurs gouvernements et de leurs bailleurs de fonds», se plaint Mahmoud Nasrallah.
Selon des sources opérantes dans l’industrie et à Chaq Al-Soabane, les Chinois ont des équipements sophistiqués et high-tech et leurs projets sont financés à 90% par des banques chinoises publiques et privées. Ce qui leur permet de moderniser et d’atteindre des taux élevés de production et donc de régner en maîtres sur les lieux. «En une seule année, ils parviennent à servir les crédits et leurs intérêts», disent la plupart des investisseurs qui communiquent au quotidien avec ces nouveaux venus. Résultat: l’informalité du secteur du marbre égyptien affecte la main-d’œuvre, qui dans la plupart demeure journalière et en manque de formation.
Le problème d’accès aux crédits représente une autre entrave.
«Les opérants de Chaq Al-Soabane n’ont pas le droit d’obtenir des crédits bancaires pour moderniser une industrie vieille d’un quart de siècle, car tous ceux qui investissent sont à 100% informels», déplore Ihab Mahmoud. «Même quand on a essayé de formaliser nos entités, les procédures ont été complexes et la situation demeure la même. La région est également en manque d’infrastructures à tel point qu’on a l’impression de nous trouver dans une région non aménagée et hors temps». L’un des problèmes les plus agaçants pour les investissements du secteur est le manque d’eau, vitale pour cette industrie.
Aussi les coûts du fonctionnement ont haussé avec la levée récente des subventions sur l’électricité. Par conséquent, les différents processus de l’industrie sont affectés. «Auparavant, ma facture d’électricité s’élevait à 15 000 L.E. par mois; aujourd’hui, je paye 45 000 L.E.», affirme Mahmoud Nasrallah, propriétaire d’une usine de marbre et de granit. Autant de défis à relever pour que l’industrie du marbre regagne sa position avancée et devienne compétitive à l’échelle mondiale.
La chambre des carrières doit parvenir à un compromis avec le gouvernement pour atteindre des résultats palpables et sauver ce business stratégique pour l’Egypte de la faillite. A cet effet, une réunion s’est récemment tenue entre des représentants de la Chambre des carrières et du gouvernement. Mais elle n’a abouti à rien. Parmi les revendications qu’ils ont proposées pendant la réunion, la modification des modalités de la loi 198 des carrières de l’année 2014. Ils réclament notamment le prolongement de la durée du droit d’exploration et d’exploitation des carrières à trois ans au lieu de deux. Le plus important serait de signer un protocole déterminant un capital dédié au développement de l’industrie. Le dialogue doit continuer entre les différentes parties concernées afin de parvenir un compromis.
Chaq Al-Soabane, une zone riche mais appauvrie
La zone de Chaq Al-Soabane représente 80% du volume de l’industrie de marbre et granit en Egypte. Soit 1 million de m2 de marbre et de granit par an. Elle comprend 200 ateliers ainsi que 300 expositions. Avant la révolution de 25 janvier 2011, Chaq Al-Soabane occupait le 3e classement à l’échelle mondiale.
Aujourd’hui, entre 40 à 45% des usines sont louées à des investisseurs chinois. La zone souffre d’un manque terrible dans les services vitaux, notamment l’approvisionnement en eau et les infrastructures routières. (Publié par Al-Ahram, en date du 19 juillet 2017; titre de la rédaction de A l’Encontre)
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