Par Lance Selfa
Il est peut-être insensé de prendre tout ce que dit Donald Trump comme l’articulation de principes directeurs ou de convictions. Ce passage de son discours d’investiture a cependant frappé beaucoup comme la foudre:
«A partir d’aujourd’hui, une nouvelle vision gouvernera notre terre. A partir de ce moment, cela sera les Etats-Unis d’abord.
Chaque décision portant sur le commerce, les impôts, l’immigration, la politique étrangère sera faite en faveur des travailleurs américains et les familles américaines. Nous devons protéger nos frontières des ravages d’autres pays qui fabriquent nos produits, volent nos entreprises et détruisent nos emplois. La protection conduira à une plus grande prospérité et force.
Je me battrai pour vous avec chaque souffle de mon corps – et je ne vous abandonnerai absolument jamais. L’Amérique recommencera à vaincre, elle vaincra comme jamais auparavant.»
Convoquer le nationalisme économique entre pleinement en ligne avec le thème de campagne «rendre l’Amérique à nouveau grande». Pour ceux dont la mémoire politique est légèrement plus longue, America First [L’Amérique d’abord!] signifie une chose très spécifique et très problématique.
A la fin de la décennie 1930, l’administration Roosevelt accroissait son soutien à une politique étrangère interventionniste afin d’affirmer les Etats-Unis sur la scène mondiale. Après le début de la Seconde guerre mondiale, en 1939, l’administration a prêté une aide militaire économique à la Grande-Bretagne avec l’intention de conduire les Etats-Unis dans le conflit.
Entre la fin des années 1930 [mandat présidentiel: mats 1933-avril 1945] et jusqu’à l’attaque japonaise de décembre 1941 contre Pearl Harbor, dans les îles Hawaii, a pris racine un sentiment largement partagé contre une intervention des Etats-Unis dans les guerres européennes. Bien que dans l’ensemble sincèrement opposé à une répétition du massacre impérialiste de la Première Guerre mondiale, l’humeur anti-interventionniste croisait également une approche isolationniste, plutôt qu’internationaliste, du conflit à venir.
Ainsi, lorsqu’un certain nombre d’étudiants universitaires – comprenant le futur président Républicain Gerald Ford, le futur membre de la Cour suprême Potter Stewart [entre 1958 et 1981] ainsi que le futur candidat Démocrate à la vice-présidence Sargent Shriver [pour les élections de 1972] – ainsi que des capitalistes de premier plan publièrent un appel visant à former un comité America First afin de maintenir les Etats-Unis en dehors des guerres européennes, des centaines de milliers de personnes y répondirent.
America First revendiqua également un renforcement militaire des Etats-Unis afin de défendre la zone continentale des Etats-Unis. Une politique qui commença à être connue sous le nom de Fortress America.
La bannière America First fut aussi embrassée par les partisans du «prêtre radiophonique» antisémite Père Charles Coughlin [1891-1979 «animateur» de la publication pro-nazi Social Justice] ainsi que par les fascistes et sympathisants du régime nazi en Allemagne. Lors de discours pour le comité America First, l’aviateur Charles Lindbergh soutenait que la Grande-Bretagne et les Juifs étaient les principaux partisans d’une intervention des Etats-Unis dans la guerre et que le principal objectif des interventionnistes était de battre l’Allemagne.
D’autres personnalités politiques de premier plan, tel que Joseph Kennedy, ambassadeur en Grande-Bretagne et père du futur président John F. Kennedy, partageaient la perspective America First. Ce dernier prétendait que l’Allemagne était trop forte et que la Grande-Bretagne et les Etats-Unis devraient conclure la paix avec les nazis.
Suite à l’attaque japonaise contre Pearl Harbor et l’intervention des Etats-Unis qui a suivi, les organisations America First se sont effondrées. L’émergence des Etats-Unis comme une superpuissance mondiale à l’issue de la guerre marginalisa la perspective mise en avant par America First de rester en dehors des imbroglios étrangers tout en édifiant une Forteresse Amérique.
Au cours des décennies 1990 et 2000, le commentateur d’extrême-droite, antisémite et candidat à la présidentielle Patrick Buchanan porta la torche America First pendant un moment. Trump a fait ensuite son apparition.
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Cette brève histoire de l’approche politique America First fournit un contexte à la rhétorique de Trump. Elle démontre également que, loin d’être un plaidoyer de sens commun en faveur des gens ordinaires des Etats-Unis contre les élites mondialisées, le slogan puise dans une longue histoire. Que la déclaration présidentielle de Trump le jour de la mémoire de l’Holocauste [27 janvier] n’ait pas mentionné le génocide des Juifs européens n’a rien d’un hasard.
La politique America First de Trump affirme que «chaque décision sur le commerce, les impôts, l’immigration, la politique étrangère sera faite en faveur des travailleurs américains et des familles américaines».
Cette rhétorique peut sembler radicale, en particulier si on la compare au statu quo de la dernière génération, lorsque la plupart des décisions commerciales et de politique étrangère ont fort peu favorisé les travailleurs des Etats-Unis et leurs familles. Tout au long de la dernière génération, les politiciens – autant Démocrates que Républicains – nous ont affirmé que le commerce mondial est semblable à une force de la nature, à laquelle l’économie des Etats-Unis ne peut que s’adapter et non la contrôler.
Cette idée que la mondialisation agit en dehors de l’influence du gouvernement le plus puissant du monde a toujours été fausse. La politique d’Etat des Etats-Unis a appuyé le régime bipartisan de libre commerce ainsi que la projection militaire des Etats-Unis dans le monde. Ainsi que l’a écrit une fois ce fournisseur de banalités du «monde plat» [allusion au titre d’un de ses livres] qu’est Thomas Friedman [publiant dans le New York Times], «McDonald ne peut prospérer sans McDonnell Douglas».
S’il est une chose que la première semaine tumultueuse de Trump a démontrée, c’est à quel point l’action gouvernementale peut déplacer les termes d’engagement et de débat sur ces questions.
Eu égard aux décennies investies dans le régime néolibéral par les entreprises et les pratiques des gouvernements et des institutions, il reste à voir si toute ou partie des actions de Trump seront soutenables en tant que politiques sur le long terme. Dans l’immédiat, toutefois, elles présentent pour notre camp un énorme ensemble de défis.
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Le premier de ces défis est de savoir si ces actions sont fondées sur la réalité ou non. Des millions de gens – parmi eux des partisans de Bernie Sanders – partagent sans doute l’idée de protéger «nos frontières des ravages des autres pays fabriquant nos produits, volant nos entreprises et détruisant nos emplois», qu’ils approuvent ou non la rhétorique de Trump.
Les preuves empiriques que les accords de commerce – tels que le North American Free Trade Agreement (NAFTA-ALENA) ou l’accession de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) – constituent les premiers responsables du déclin des emplois manufacturiers des Etats-Unis et des conditions de vie des travailleurs sont faibles.
J. Bradford DeLong, un économiste libéral de l’Université de Californie à Berkeley, calcule que dans le déclin des emplois industriels des Etats-Unis depuis 1971, qui est plus important que celui dont ont fait l’expérience d’autres puissances industrielles connaissant des modifications économiques structurelles du même type, seul un dixième de ce nombre supplémentaire peut être attribué au NAFTA et au commerce avec la Chine.
Néanmoins, nous savons qu’au cours de la même période, les conditions de vie des travailleurs et travailleuses aux Etats-Unis – et pas uniquement ceux et celles travaillant dans l’industrie – ont stagné. En termes réels, le revenu médian des ménages aux Etats-Unis n’est pas plus élevé qu’il était au début des années 1970.
Il est clair que quelque chose ne fonctionne pas avec l’économie des Etats-Unis et aucune collection de modèles statistiques ne convaincra les gens qu’ils devraient simplement accepter cela. Ainsi, lorsque des personnalités aussi diverses que Trump ou Sanders pointent en direction des accords de commerce internationaux comme étant responsables du déclin des conditions de vie, ils ont au moins le mérite d’entrer en liaison avec des personnes qui savent – à la différence des Friedman et des Clinton – que tout n’est pas bon dans le monde néolibéral.
Trump promeut l’idée que d’autres pays «arnaquent» les Etats-Unis au moyen d’accords de commerce injustes. Il s’agit là d’une réalité inversée.
Un effet drastique du NAFTA a été la destruction des petites exploitations agricoles au Mexique lorsque ce secteur a été contraint d’entrer en concurrence, très inégale, avec l’agrobusiness des Etats-Unis. Selon certaines estimations, plus d’un million de paysans ont été arrachés à leurs terres. Un grand nombre de victimes ont migré vers les villes mexicaines ou traversés la frontière sans papiers pour trouver du travail aux Etats-Unis.
Des accords de «libre commerce» comme le NAFTA sont conçus pour bénéficier au capital des Etats-Unis, ils fonctionnent comme leviers pour, en premier lieu, piller des secteurs économiques d’autres pays ouverts à l’investissement et aux services.
Ensuite, ils permettent la libre circulation des capitaux à travers les frontières mais non la libre circulation des travailleurs. En réalité, l’époque du NAFTA a coïncidé avec une augmentation immense de la «sécurité aux frontières» ainsi que d’à une répression qui a produit un nombre record de déportations – plus de deux millions – sous l’administration Démocrate d’Obama.
La dimension «Forteresse Amérique» – répression aux frontières – est déjà en place. Trump suggère de l’accroître. Il doit toutefois être montré que les politiques de libre commerce n’ont jamais placé un tapis de bienvenue [à l’entrée du pays].
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Notre camp continuera à analyser les ramifications économiques des politiques de Trump, mais nous affrontons aujourd’hui à la question de que faire face aux défis politiques qu’il représente.
Dans ce cas, les tests sont plus complexes pour la gauche. Le protectionnisme et la rhétorique de Trump prétendant «ramener» les emplois industriels aux Etats-Unis ont déjà été salués par des dirigeants syndicaux comme James Hoffa [fils de Jimmy Hoffa, dont les liens avec les milieux mafieux faisaient la chronique], le président du syndicat des camionneurs. Hoffa et d’autres officiels syndicaux ont de la même manière fait l’éloge de l’ordre exécutif de Trump destiné à redémarrer la construction des pipelines Keystone XL et Dakota Access, projets que les activistes étaient parvenus à contraindre l’administration Obama à suspendre [en décembre 2016, voir à ce sujet l’article publié le 10 décembre 2016].
Suite à un entretien à la Maison Blache avec Trump, Sean McGarvey, le président du North America’s Building Trades Union [1], a déclaré: «nous avons un lien commun avec le président» ainsi que «nous venons de la même industrie [la construction]. Il comprend ce que signifie la valeur de susciter le développement, de faire en sorte que les gens accèdent à la classe moyenne.»
En s’adressant aux journalistes, McGarvey et le président du Laborers’ International Union of North America, Terrence O’Sullivan – dont les deux syndicats ont soutenu la candidature de Clinton à la présidence – ont souligné qu’ils n’avaient jamais été invités à la Maison Blanche pendant les huit ans de la présidence Obama.
Il y a toutefois quelque chose d’autre que la négligence des Démocrates derrière la chaleur des dirigeants syndicaux envers Trump et son programme America First: il leur fournit un alibi pour n’avoir fait à peu près rien afin de renverser le déclin sur le long terme de leurs organisations ainsi que pour protéger leurs adhérents des dégradations de leurs conditions d’existence.
Ces problèmes découlent, certes, de la politique anti-syndicale des employeurs des Etats-Unis ainsi que des politiciens opposés aux travailleurs et non pas des concurrents étrangers ou des immigrés.
Mais Hoffa, par exemple, a un long passif de coopération avec les employeurs lorsqu’il marchandait à la baisse les droits et les avantages sociaux des camionneurs syndiqués.
Pour Hoffa et ses semblables, il est bien plus aisé de rendre la concurrence internationale – ou les camionneurs mexicains – responsables de l’érosion des salaires et des conditions de travail que d’affronter les employeurs des Etats-Unis, même ceux, comme UPS (United Parcel Service), qui font des profits records. Rejoindre Trump sous la bannière America First ne changera en rien le comportement d’Hoffa.
Les dirigeants syndicaux comme Hoffa offrent à Trump la couverture dont il a besoin pour peindre son programme économique sous une couleur «populiste» et favorable aux travailleurs. Ce programme est en réalité fondé sur des diminutions fiscales pour les riches, une carte blanche offerte aux firmes ainsi que de vedre les Etats-Unis comme une économie à bas salaires. Ces dirigeants syndicaux fournissent une couche de légitimité à une administration dont l’intention est d’attaquer des sections entières de la classe laborieuse, y compris les immigrés et les sans papiers.
Tout syndicat ou travailleur qui gobe le programme America First de Trump réalisera que – si l’on met la rhétorique de côté – Trump les mettra en dernière position. (Article rédigé avec l’aide de Joe Allen. Publié le 3 février sur le site SocialistWorker.org; traduction A l’Encontre)
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[1] Syndicat de la construction, actif aux Etats-Unis et au Canada. McGarvey est également coprésident de l’Oil and Natural Gas Industry Labor-Management Committee, structure «paritaire» entre ce syndicat et le lobby pétrolier American Petroleum Institute. A noter qu’à la direction de cette structure paritaire on trouve… Rex Tillerson, PDG d’Exxon Mobil et nouveau secrétaire d’Etat de Trump. La page internet du syndicat dirigé par McGarvey montre clairement qu’il favorise la construction des pipelines. (Réd. A l’Encontre)
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