Par Panos Kosmas
Les Etats font faillite, mais ils ne peuvent pas être… abolis. Ils survivent et, suite à leur «faillite», soit ils sont acculés à continuer de rembourser leur dette en épuisant la majorité laborieuse, soit ils dénoncent la dette publique et font le choix de la rupture et du conflit avec le système usurier capitaliste. Les entreprises par contre, quand elles font faillite, elles ferment. Sauf si l’Etat ou les banques (ou les deux) décident de les garder en vie malgré leur faillite. Dans ce cas, le prolongement de leur vie est «payé» par les salarié·e·s avec des licenciements, une intensité du travail accrue, des mesures de contraction des salaires…, pour faire face aux exigences des «plans d’aide». A quoi s’ajoutent des hausses d’impôts et une réduction des dépenses sociales dans le cadre du service de la dette. Quant à la majorité laborieuse, elle n’est jamais dispensée de payer ses dettes envers l’Etat et les banques. Elle doit continuer à les payer durant toute sa vie avec ses salaires, ses autres revenus et ses propriétés de toutes sortes (logement acquis grâce à un emprunt hypothécaire avec risque de le perdre, impôt sur un bien immobilier, un terrain, etc.).
Qui rembourse les dettes des banques?
Souvent, des exemples spécifiques et des données tangibles peuvent nous dire plus qu’une analyse générale. Le «joyau» de l’esprit entrepreneurial capitaliste est les banques. Contrairement au mythe répandu, les banques grecques ont commencé à être au bord de la faillite bien avant la crise de ladite «dette souveraine»: le premier «paquet» destiné à les sauver remonte à 2008, deux ans avant la «faillite» de l’Etat de 2010, quand Kostas Karamanlis était le premier ministre et Georges Alogoskoufis le ministre de l’Economie et des Finances [2]. Le «paquet» de sauvetage s’élevait à 28 milliards d’euros, 5 milliards en espèces et 23 sous forme de garantie. Ensuite, les «prêts» n’ont cessé de s’accroître: presque 250 milliards au total, dont 50 milliards en espèces. Et comment cela est-il remboursé? Grâce à trois mémorandums consécutifs, c’est-à-dire au moyen des dizaines de milliards de réductions des salaires, des retraites et des dépenses sociales, mais aussi avec des impôts atteignant des dizaines de milliards payés, pour l’essentiel, par la majorité sociale des salarié·e·s.
Qui rembourse les dettes des médias?
Passons maintenant aux médias. Le «joyau» des médias est les chaînes de télévision. Les chaînes qui fonctionnaient jusqu’à aujourd’hui sont une illustration de la faillite: leurs chiffres d’affaires étaient en chute constante (puisque leurs recettes publicitaires étaient constamment en baisse). Elles subissaient des pertes chaque année, le ratio déficit/chiffre d’affaires était beaucoup plus élevé que celui de la dette publique sur le PIB. Et tout cela alors qu’elles ne payaient rien pour exploiter les fréquences publiques. Mais comment ces chaînes en faillite ont-elles été maintenues en vie? Par des prêts bancaires, sans aucune garantie. Tiletipos (Mega Chanel) devait aux banques 123,5 millions, en 2012 déjà. ANT1 devait 170 millions. Alpha et Star devaient plus de 58 millions [3]. En ce qui concerne les grands groupes de presse – qui sont également en faillite – leurs dettes s’élevaient à 164 millions pour le groupe «Pégase» (propriété de la famille Bobolas, qui contrôle aussi un secteur important de l’industrie de la construction) et 134 millions pour DOL (Lambrakis Press Group qui passa aux mains de la famille Psycharis en 2009). Panagiotis Psycharis a reconnu, devant une commission parlementaire, avoir obtenu un prêt bancaire… avec comme seul collatéral sa signature (son père Stavros est un actionnaire clé du groupe MEGA TV).
Et qui paie ces prêts? Encore et toujours la majorité laborieuse, et de trois manières. Premièrement, avec la pression exercée par les banques sur les salaires et sur la propriété des travailleurs qui sont endettés: plus grands sont les prêts sans garantie accordés aux «entrepreneurs», plus augmenteront la pression et l’expropriation des biens immobiliers et mobiliers des travailleurs afin de réduire l’exposition aux prêts douteux effectués par les banques. Deuxièmement, au moyen des mémorandums: les banques suite à des prêts attribués à ces entrepreneurs – prêts qui ont nourri le «boom» de la classe bourgeoise – se trouvent en difficulté et, dès lors, des prêts nouveaux sont nécessaires afin d’assurer leur recapitalisation. Ce qui implique de nouvelles mesures mémorandaires aux dépens de la majorité laborieuse. Troisièmement, les coûts de ce type d’endettement sont «absorbés» par ceux qui sont salariés de ces chaînes de TV et employés dans la presse: avec des retards accumulés pour le versement des salaires ainsi que des licenciements, donc avec une hausse du chômage et la généralisation du travail précaire, ainsi le non-paiement par les propriétaires de leur part de cotisations à la sécurité sociale.
Et qui paie pour les dettes des autres entreprises?
Marinopoulos [4] est un bon exemple de ce qui se passe lors du surendettement d’entrepreneurs. Marinopoulos a fait faillite [la procédure de faillite a été ouverte fin juin 2016 et la protection juridique accordée afin d’éviter la saisie des biens] sous l’effet de la chute de la consommation dans les supermarchés et donc de la diminution du chiffre d’affaires. Des déficits importants se profilaient. Malgré cette situation, il a continué à contracter de nouveaux prêts. Il a empoché une partie de ces sommes et les a transférées sur des comptes offshore. Il s’agit d’une «story» habituelle de spéculation capitaliste.
Si la «nécessité» s’affirme, le patron peut même saboter sa propre entreprise. Ayant déjà empoché une somme suffisante, il peut ensuite déclarer un défaut de paiement, ce qui peut entraîner la faillite. Il peut reprendre une activité en tant qu’entrepreneur, sans problème ni obligations, blanc comme neige, et prêt à «investir» à nouveau…
Envers qui Marinopoulos était-il endetté? Il devait 500 millions aux banques, dont 216 millions pour la période de 2012-2015, quand il était déjà en train de couler. Et il ne présentait même pas de bilans! Il devait aussi 722 millions aux fournisseurs [au nombre de 2000, alors que le groupe faisait des opérations immobilières]. Mais les médias n’informent pas sur le montant de ses dettes envers les fonds de la sécurité sociale, ni sur les impayés à «ses» salarié·e·s.
Au final, l’entreprise a été sauvée grâce à un accord avec Sklavenitis [5], qui a repris 100% des actifs. En fait, la chaîne a été sauvée comment? Par un nouveau prêt bancaire, contracté cette fois-ci par Sklavenitis, [estimé à 360 millions d’euros par le site financier Euro2day.gr]. Les pertes enregistrées par les fournisseurs sur leurs créances sont de l’ordre de 40% à 60%.
Les emplois seront sauvés pour l’instant, au moins jusqu’au moment où sera mis en œuvre le plan «d’assainissement» qui accompagne toujours une fusion. Maintenant que Sklavenitis doit faire face aux nouvelles opportunités, mais également aux risques, il sera obligé de devenir plus «flexible» en matière des salaires et de droits des travailleurs. Quant au service des dettes bancaires, il continuera à être assuré grâce aux nouveaux prêts, jusqu’au moment où la nouvelle firme fera faillite, elle aussi… Alors, on verra qui va payer la facture.
Marinopoulos est un exemple typique de ce qui se passe partout dans le secteur privé. Non seulement dans le cas des grands «oligarques» bien connus, mais aussi dans celui des 500 plus grandes entreprises, lesquelles – selon ICAP [qui publie un rapport annuel sur les 500 «Business leaders» depuis 2007] – ne cessent d’augmenter leurs profits de façon spectaculaire depuis 2013.
Seisachtheia pour les travailleurs – mémorandum pour les riches!
En fin de compte la vérité est simple: sous des conditions «normales», mais encore plus en cas de crise ou de faillite, tout est «payé» par la richesse produite socialement. Dans une société de classe et dans un système capitaliste dans lequel les salarié·e·s représentent plus de 60% de la population active – et si on y ajoute les travailleurs indépendants et les petits entrepreneurs qui n’emploient pas de personnel, le 80% est atteint – l’important est de savoir qui paie les «factures». Et c’est encore deux fois plus important pendant une crise et trois fois plus important quand cette dernière prend les caractéristiques de la faillite des banques et de l’Etat.
Nous avons déjà expliqué qui paie la «facture» de la dette privée de la classe dirigeante. En fait, qui devrait la payer? Quand on parle de «Seisachtheia» du point de vue de la gauche, le critère général ne peut être autre que le suivant: la classe bourgeoise dominante devrait rembourser ses dettes dans leur intégralité, même si cela devait impliquer l’expropriation de ses biens (soit les profits et la richesse accumulés). Pas de «Seisachtheia» pour ceux qui vivent du travail des autres et qui sont des rouages du mécanisme qui exploite la majorité laborieuse. «Seisachtheia» complète pour les familles pauvres (les chômeurs, les pauvres, les petits entrepreneurs et les travailleurs indépendants, qui sont au bord de la survie). Annulation partielle des dettes, annulation des amendes et des majorations ainsi que règlement des sommes restantes pour tous les travailleurs et les familles pauvres. Annulation des amendes et des majorations et règlement du remboursement des dettes pour les petites entreprises, sous la condition qu’elles respectent leurs obligations envers leurs salarié·e·s, envers le fonds de la sécurité sociale et envers l’administration fiscale. Par contre, la classe bourgeoise devrait rembourser l’intégralité de ses dettes aux banques, à l’Etat et au fonds de sécurité sociale.
Ce n’est que sous ces conditions, et en combinaison avec un mémorandum aux dépens des riches, que la «Seisachtheia» pourra être considérée comme une politique de la gauche. (Article publié pour Ergatiki Aristera; traduction de Sotiris Siamandouras; édition A l’Encontre)
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[1] La «Seisachtheia» était un ensemble des lois introduites par Solon (638-558 avant notre ère) pour rectifier le problème du servage généralisé à Athènes du VIe e siècle, un problème qui faisait suite aux dettes impayées. Il s’agit d’un des premiers effacements de la dette dans l’histoire.
[2] C’était un gouvernement de la Nouvelle Démocratie, de la droite grecque.
[3] MEGA, ANT1, Alpha et Star sont quatre des plus grandes chaînes TV grecques. Il y a aussi Skai. Son propriétaire, Giannis Alafouzos, fait face lui aussi à de sérieuses difficultés économiques. Récemment ses comptes bancaires ont été bloqués car il est accusé de fraude fiscale. Cela complète le paysage de la situation économique des grandes chaînes de TV grecques.
[4] Marinopoulos était une chaîne de distribution grecque qui disposait aussi de magasins à Chypre, en Bulgarie et en Albanie. En 1995, Marinopoulos Group devient partenaire franchisé de Carrefour. En 2012, Carrefour a décidé de se retirer du marché grec, tout en restant «présent» grâce à une «franchise exclusive». C’était la plus grande chaîne de supermarchés en Grèce en termes de chiffre d’affaires et du nombre magasins. La compagnie en avait plus de 700 en 2015 et employait quelque 12’000 salarié·e·s. Selon le site grec d’informations économiques Macropolis, Marinopoulos devrait 4 millions d’euros aux salarié·e·s.
[5] Sklavenitis était le troisième plus grand groupe de distribution en Grèce; le premier étant Marinopoulos et le troisième la compagnie belge Alpha-Beta Vassilopoulos. Sklavenitis poursuit une politique d’expansion. En janvier 2015, il est entré sur le marché de Crête en achetant à Veropoulos 60% des actions de la chaîne Chalkiadakis qui contrôlait 38 magasins. Le même mois, il a acquis 100% de Makro Cash&Carry Hellas qui disposait de 9 magasins de vente en gros et 1073 employés. En janvier 2016, le groupe Sklavenitis avait 161 magasins de grande taille, avec une concentration particulière dans le grand Athènes, et 11’000 employés.
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