Italie. A-t-on besoin d’une nouvelle loi sur le télétravail?

telelavoro-italiaPar Eliana Como et Roberta Turi

Le 28 janvier 2016, le gouvernement italien a approuvé un nouveau projet de loi sur le «travail futé» ou «smart working». L’objectif affiché est celui de favoriser la diffusion des formes de travail flexibles. Ceci dans le but d’accroître la productivité tout en facilitant la conciliation entre-temps de vie et de travail. Quelle est la différence entre le télétravail et le «travail futé»? Les promoteurs de la loi estiment que le «travail futé» se pose comme alternative au faible recours des employeurs au télétravail. Mais en est-il vraiment ainsi?

Non. En tout cas pas pour nous. Le recours au télétravail est réglé actuellement par l’Accord interconfédéral du 9 juin 2004. Par celui-ci, autant le patronat (la Confindustria) que les syndicats (soit les trois syndicats «historiques»: Cgil, Cisl et Uil) avaient introduit en Italie de l’accord européen sur le télétravail du 16 juin 2002. Il n’est donc pas surprenant que l’Italie connaisse un recours croissant au télétravail, au moins de manière irrégulière. Cette nouvelle norme sociale s’est traduite dans de nombreux accords collectifs dans les entreprises. La première du secteur de la métallurgie à inscrire ce dispositif est IBM en 2003. Le télétravail s’est par la suite diffusé dans de nombreuses réalités productives, toujours dans le cadre d’accords souscrits par les syndicats.

On peut également citer Almaviva (groupe international, entre autres call), Hpes (filiale de HP centrée sur l’assistance clients), Lottomatica (firme organisant les jeux de hasard) et Alcatel Lucent (secteur de téléphonie, etc.). Dans toutes ces entreprises, le télétravail est couplé par une organisation de l’activité certes flexible, mais en donnant toujours des garanties aux travailleurs et travailleuses. Ainsi, si l’on regarde point par point les différences éventuelles entre l’accord de 2004 et le projet de loi de 2016, on peut saisir que cette dernière comme objectif de libérer les entreprises des «filets» de protection encore existants pour les salarié·e·s.

Protection des données, droit à la vie privée et pouvoir de contrôle

Dans l’accord de 2004, il était prévu que l’employeur mette sur place des mesures appropriées pour garantir la sécurité dans le traitement des données utilisées lors du télétravail et informer le travailleur concerné de toutes les normes relevant de la protection des données. L’employeur était tenu d’assurer la vie privée du travailleur par le respect des dispositions prévues par la loi.

Dans le projet de loi sur le «travail futé», il apparaît comme nouveauté la mise en place d’un pouvoir de contrôle et disciplinaire: l’employeur a le droit de contrôler les prestations fournies par le travailleur dans les limites indiquées par l’accord individuel [c’est-à-dire ce qui est «convenu» lors de l’entretien d’évaluation de fin d’année] et dans le respect de la loi réglant la vérification du télétravail. Cela permet d’insérer dans l’accord individuel la possibilité de prévoir des mesures disciplinaires qui ne sont pas prévues par la Convention collective de travail nationale (CCNT), en spécifiant à quelles situations elles doivent s’appliquer, néanmoins toujours dans le respect de la proportionnalité. De plus, si l’employeur peut faire valoir un droit de contrôle, le travailleur n’a plus la possibilité de recourir au droit de réserve.

Santé et sécurité

Dans le «travail futé», l’employeur est de fait déresponsabilisé, ce qui revient à transférer au travailleur lui-même toute la responsabilité dans la santé et la sécurité liées à la relation de travail. Ceci n’est pas le cas pour les travailleurs qui se rendent dans les locaux de l’entreprise, où l’employeur porte toute la responsabilité en la matière. L’accord de 2004 prévoit en revanche que l’organisation du télétravail doit définir les mêmes charges de travail et prestations des travailleurs se rendant dans les locaux de l’entreprise. Or, dans le projet de loi de 2016, rien n’est indiqué en la matière, ce qui laisse la possibilité à l’entreprise de décider.

Formation

Dans l’accord de 2004, il est prévu que le télétravail donne accès aux mêmes possibilités de formation et de développement de la carrière, c’est-à-dire en égalité avec ceux qui se rendent à travailler dans les locaux de l’entreprise. De plus, une formation spécifique est prévue pour le télétravail sur les instruments techniques et les caractéristiques de l’organisation du travail à distance. Aucune formation n’est mentionnée dans le projet de loi de 2016.

Droits collectifs

Dans l’accord de 2004, les droits collectifs s’appliquent à tous les salarié·e·s, soient-ils employés à distance (télétravail) ou dans les locaux de l’entreprise. Aucun obstacle ne doit exister dans la communication avec les représentants des travailleurs. L’employeur est tenu de prendre des mesures pour prévenir de tout isolément possible les salariés en télétravail, en leur donnant la possibilité de se rencontrer régulièrement avec les autres collègues et d’accéder aux informations sur la vie de l’entreprise. Le projet de loi de 2016 ne fait plus aucune référence à ces droits collectifs. Ne sont mentionnées que les conventions collectives, mais dans la mesure où celles-ci pourront intégrer des mesures de discipline dans le cas du télétravail.

attachmentConclusions

Le projet de loi de 2016 sur le «travail futé» considère le travail largement sous l’angle d’un rapport individuel entre travailleur et entreprise. Toute norme de protection des travailleurs, censée être la raison du faible développement du télétravail au cours des dernières années, n’entre plus en ligne de compte. Le projet de loi de 2016 garantit, il faut le reconnaître, la possibilité de résilier la relation de travail et l’obligation de définir le télétravail dans un contrat. Mais ces parties sont, justement, le travailleur isolé et l’entreprise. Et si le travailleur ne porte pas le nom de Mark Zuckerberg (Facebook), il risque de devoir se confronter à quelque problème.

Dans le projet de loi, en effet, rien ne laisse entendre que le télétravail soit destiné exclusivement aux dirigeants et aux employés hautement qualifiés à même de parvenir, sur la base d’une grande autonomie dans l’exécution du travail, à un rapport plus ou moins équitable avec l’entreprise. Pour quelle raison le télétravail ne pourrait pas être proposé à un employé chargé d’insérer des données dans des tableaux Excel? Rien. Cette forme de travail risque par conséquent de devenir une version actualisée du travail à domicile [soit la proto-industrie qui existait en Europe dans la première phase de l’accumulation dite primitive du capital, débouchant sur la révolution industrielle]. Le télétravail concerne ainsi les travailleurs peu qualifiés, notamment jeunes et précaires.

Il apparaît ainsi que l’idée même de «travail futé» est en réalité un cheval de Troie pour déstructurer, au nom de l’innovation technologique et organisationnelle, la prestation de travail. S’il n’existe pas un lieu de travail fixe, que doit devenir le concept d’horaire de travail normal? Qu’en est-il des droits relatifs à l’astreinte, aux heures supplémentaires, au travail de nuit, au repos compensatoire? Si les entreprises ne sont même plus obligées à mettre à disposition les instruments de travail, sur qui vont tomber toutes les dépenses qui, à l’instar de la lumière, du chauffage, de la connexion internet et des repas, sont nécessaires à la réalisation de la prestation de travail? Plus grave encore: si on ne connaît pas le lieu de travail, comment s’assurer du respect des normes de sécurité et de la responsabilité de l’entreprise à l’égard de l’environnement du travail? Comment évaluer dès lors les risques pour la santé?

Nous ne pensons pas qu’il suffit, comme on peut lire dans le projet de loi, que les entreprises doivent être tenues de renseigner les travailleurs, une fois par année, sur les risques encourus dans la prestation de travail. Nous ne pensons pas non plus que l’Institut national pour l’assurance contre les accidents et les maladies professionnelles (INAIL) soit amené à reconnaître un quelconque accident professionnel en cas de télétravail, étant donné que le lieu de travail n’est lui-même pas défini. Il suffit pour cela d’apercevoir les difficultés, déjà existantes actuellement, à faire reconnaître les droits en la matière pour le personnel dont le lieu de travail se trouve dans les locaux de l’entreprise.

Pourquoi tout cela devrait être considéré comme une opportunité pour les travailleurs et les travailleuses? Les considérations plus répandues laissent entendre que le télétravail permettrait d’économiser des heures de route pour se rendre au bureau, de mieux concilier temps de vie et de travail, de disposer d’un cadre plus agréable pour l’exécution du travail – ceci permettant de susciter plus de créativité. Qu’il n’y ait pas de malentendus: personne ne pense que les bureaux soient des lieux de socialisation et d’échange positifs. Mais nous sommes sûrs que l’exécution du travail à son propre domicile risque d’isoler les travailleurs par rapport au contexte de travail, c’est-à-dire les relations sociales qui y sont rattachées. C’est malgré tout dans ce cadre que se créent des possibilités dans un parcours professionnel et, pourquoi pas, que des modalités collectives de participation et de syndicalisation sont possibles. Est-ce qu’on est sûr que travailler où l’on veut, mais sans droits, c’est un bon moyen pour concilier temps de vie et temps de travail? Enfin, la créativité n’a-t-elle pas comme préalable l’échange avec d’autres personnes? L’interaction normale des personnes sur un lieu de travail ne devrait-elle pas dès lors être encouragée? Au moins que les professions dont on parle n’ont rien à avoir avec de la créativité.

En conclusion, si le rapport de subordination ne disparaît pas avec le «travail futé», en l’absence de droits le télétravail n’est pas une opportunité, mais un risque. Il s’agit d’un instrument utile seulement aux entreprises non seulement pour dépasser les contraintes sur le télétravail arrachées si difficilement, mais plus en général pour déstructurer définitivement la prestation de travail et effacer les droits sociaux. Nous devons donc lutter pour que le «travail futé» ne devienne pas l’occasion, pour les entreprises, de réduire ultérieurement les droits de ceux qui travaillent. Ceci doit avoir comme point de départ une réflexion sur comment changer une loi qui, aujourd’hui, est unilatéralement en faveur des entreprises, mais aussi en agissant sur la négociation collective au niveau national et à celui des entreprises. (Traduction par A l’Encontre)

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