Par rédaction A l’Encontre
L’état d’urgence, soit un statut d’exception, confère des pouvoirs extraordinaires à la police. Elle peut multiplier les perquisitions administratives, sans passer par un juge. La justice est donc mise entre parenthèses. Les «forces de l’ordre» peuvent abuser de leurs pouvoirs, pour émettre une hypothèse euphémisée.
Ainsi, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) est débordé par les appels téléphoniques depuis les attentats du 13 novembre. Les questions sont souvent liées à l’«assignation à résidence» qui met – ou peut mettre – l’emploi de la personne en question. Depuis le début de l’état d’urgence, les autorités françaises indiquent l’exécution de 1233 perquisitions, de 165 interpellations et, semble-t-il, de 253 assignations à résidence. De quoi susciter une certaine crainte et des interrogations chez ceux et celles qui pensent que l’Etat français possédait déjà les armes juridiques pour faire son «travail de surveillance». Il nous semble donc utile de retranscrire, ici, une parole publique qui, pour l’heure, semble être confinée à la marginalité informative.
• En guise d’introduction. Le constitutionnaliste réputé Dominique Rousseau, en 2006, dans la Revue Projet (2/2006, N°291), à la suite de la mise en œuvre de l’état d’urgence en 2005-2006 (dans le contexte des «violences urbaines» qui éclatèrent en octobre 2005) écrivait: «De quelque manière que l’on tourne les choses, l’état d’urgence, c’est la mise en suspension de l’État de droit: les principes constitutionnels qui le fondent et le distinguent et les mécanismes et exigences du contrôle juridictionnel sont mis à l’écart. Si l’État de droit est, définition minimale, un équilibre entre respect des droits fondamentaux et sauvegarde de l’ordre public, l’état d’urgence, c’est le déséquilibre revendiqué au profit de la sauvegarde de l’ordre public. L’état d’urgence, c’est la violence pure de l’État qui entretient une relation ambiguë avec le Droit : relève-t-il encore de l’espace du Droit puisque celui-ci le prévoit ou est-il situé hors de cet espace puisqu’il en anéantit la logique?»
Il place l’état d’urgence dans une perspective historique nécessaire, en soulignant, entre autres, la guerre coloniale d’Algérie, pas nommée comme telle à l’époque. Il rappelle aussi les «événements» de la Nouvelle-Calédonie, en 1985, à l’occasion desquels l’état d’urgence est activé par un «gouvernement de gauche». Il conclut de la sorte: « S’il est vrai que l’usage des textes révèle leur normativité, l’état d’urgence, au regard des précédents de 1955 et de 1985, se définit juridiquement par trois éléments. Le territoire de son application n’a jamais été l’hexagone : ni en 1963 au moment de la grande grève des mineurs, ni en 1968 au moment des «événements», l’état d’urgence n’a été mis en œuvre; il ne l’a été qu’outre-mer, au sens géographique du terme. La justification de son application a toujours été la revendication d’indépendance d’une partie du territoire : dans les deux cas, des groupes constitués militaient pour la rupture du lien juridique entre la France et l’Algérie (1955) et entre la France et la Nouvelle-Calédonie (1985). Enfin, l’objet de son application a toujours été la violence armée : en 1955 comme en 1985, les groupes indépendantistes menaient une guerre et une guérilla armées dans le cadre d’une stratégie militaire contre la présence de l’armée française.» Dès lors, il juge que «son [état d’urgence] application en 2005 est donc une aberration».
Il termine par cette observation: «La France vient donc de vivre deux mois sous le régime de l’état d’urgence. Pour “traiter” quel type de problème? Des violences urbaines! Le Président de la République, le gouvernement et le parlement ont ainsi ouvert la voie à une banalisation dangereuse. De droit d’exception pour “gérer” des conflits armés – Algérie en 1955, Nouvelle-Calédonie en 1985 –, l’état d’urgence apparaît désormais comme le droit commun de la gestion des conflits sociaux durs. Sinon de prévention de ces conflits. Ainsi banalisé – “finalement, l’état d’urgence n’est pas si terrible que cela: on peut faire ses courses de Noël, réveillonner, aller au cinéma,… comme si de rien n’était” –, l’état d’urgence favorise une atmosphère sécuritaire et prépare les esprits à recevoir sans s’en apercevoir, sans impression de rupture toute proposition de République autoritaire et policière. Et chacun peut observer dans les lycées, dans les trains, près des champs de maïs et des usines qui licencient, que si l’État social est en crise, l’Etat policier se porte bien.» (D. Rousseau)
• La prolongation pour trois mois de l’état d’urgence est motivée par la lutte contre le terrorisme suite aux sordides attentats commis par Daech, le 13 novembre à Paris. Elle est aussi en lien étroit avec les opérations militaires en Irak et en Syrie. A cela s’ajoute sa fonction visant à occuper le terrain politique de la droite et de l’extrême droite, avec les résultats désastreux qui en découleront (voir plus bas). Le tout s’inscrit dans la foulée d’une politique impérialiste et néolibérale (les lois Macron) débouchant logiquement et physiologiquement sur un ordre sécuritaire, ou la «peur de l’attentat» est mise à profit pour élargir «la surveillance» de potentiels «ennemis intérieurs».
D’où l’occultation impérative, dans le climat créé, de ce que Manuel Valls qualifiait «d’apartheid territorial, social, ethnique», lors de ses vœux à la presse le mardi 20 janvier 2015! Le Monde, du même jour, transcrivait ainsi les paroles d’un premier ministre qui ne jouait pas, pour une fois, au chef argousin fanfaron: «Il faut ajouter toutes les fractures, les tensions qui couvent depuis trop longtemps et dont on parle uniquement par intermittence. (…) Les émeutes de 2005, qui aujourd’hui s’en rappellent? Et pourtant… les stigmates sont toujours présents… [comme] la relégation périurbaine, les ghettos.» A cette «misère sociale», s’additionnent les discriminations quotidiennes parce que l’on n’a pas le bon nom de famille, la bonne couleur de peau, ou bien parce que l’on est une femme.»
Or, ces propriétés de la situation socio-politique française sont en lien direct: avec une histoire coloniale; avec une politique migratoire dictée dans l’après-guerre par les usines Citroën, Renault, Peugeot et le BTP; avec les diverses facettes idéologiques et politiques du post-colonialisme conjugué au présent; avec les contrecoups parmi une fraction de la population «discriminée» de l’appui donné – passé et présent, suivant les cas – aux dictatures de Tunisie, d’Egypte, de Syrie…
Bachar n’était-il pas déjà invité, le 14 juillet 2008, par Sarkozy? Ces derniers mois, il est devenu un «homme d’Etat à respecter» – pour le Front national c’était déjà fait – auquel des députés de droite comme de «gauche» rendent visite. Et ils le font savoir sur les chaînes télévisées, avec l’argument de l’indispensable «réalisme politique». Aujourd’hui, Hollande rejoue la carte Bachar au nom d’une prétendue «transition démocratique» en Syrie. Les plans «hollandais» et les objectifs politiques en Syrie sont nuageux (au mieux). Sous pression, à Washington, ce 24 novembre, il a dû déclarer que «Bachar n’est pas une solution pour l’avenir». Mais il a laissé clairement entendre qu’il convient pour la transition. Laquelle?
L’enfin-président doit certainement être rassuré par son proche et influent conseiller: le chef d’état-major Benoît Puga. Ce dernier lui présente, à coup sûr, l’opération de guerre en Syrie comme de «relative brève durée» et le résultat «dans les cartes». De qui? Plus difficile à répondre. Car le missile air-air qui a descendu l’avion de chasse russe, ce même 24 novembre, n’était pas «prévu». Cela ne va pas simplifier, le 26 novembre, le conciliabule entre Hollande et Poutine sur la formation de la «grande coalition»! Et la guerre en Syrie s’avère, avec force, ne pas se résumer à un «conflit» sans dimensions multiples qui, par définition, ne sont pas «maîtrisables».
Tout cela va de pair avec la mise entre parenthèses politique des centaines de milliers de morts en Syrie sous la torture ou le souffle des barils de TNT. Ce qui renvoie à une sorte d’apartheid: celui dressé par la «compassion à géométrie variable» comme l’écrivait Pierre Haski, le 15 novembre, dans Rue89. Il y compare les paramètres de la «perception différente» – médiatiquement et politiquement construite – des nombreuses victimes de l’attentat commis par Daech à Beyrouth, le jeudi 12 novembre, un jour avant ceux de Paris. Cela au regard de la compassion, certes justifiée, face celles de Paris, le 13 novembre.
Il serait utile de profiter de l’opinion de Dominique Rousseau sur l’actuelle réactivation de l’état d’urgence et sur «l’état de guerre» déclaré par le gouvernement Hollande-Valls. Il pourrait s’exprimer, avec sa capacité comparative, saisissant à chaque fois les spécificités et les analogies (donc pas les similitudes) dans les situations et décisions. En laissant de côté, cela va de soi, la légalité de la procédure suivie par le gouvernement français pour l’instauration de l’état d’urgence. Or, lorsque ce dernier est lié à la lutte contre le terrorisme, il semble évident que l’entrée dans une situation exceptionnelle est facile. Mais la sortie est plus difficile, beaucoup plus difficile. Car quels seront les signaux qui pourraient en indiquer le terme? En outre, sur la durée, comment les «cibles» vont-elles être renouvelées pour faire preuve d’efficacité – avec ses gains collatéraux pour rehausser la statue présidentielle – si ce n’est en «élargissant» l’éventail des recherches et des objectifs? (A l’Encontre)
• Le thème du prolongement de l’état d’urgence, suite à l’acception par l’Assemblée et le Sénat, a donc été traité lors des journaux d’information. Nous laisserons de côté, les JT télévisés, proches du «bourrage de crâne». Nous nous attacherons à quelques interventions dont la pertinence pourrait se révéler, demain, encore plus forte.
Le samedi 21 novembre 2015, lors des informations de 12h30 de France Culture, à propos de l’élargissement de l’assignation à résidence des personnes dont «le comportement paraît constituer une menace pour la sécurité et l’ordre public», Françoise Dumont, présidente de la Ligue des droits de l’homme, interrogée, a déclaré: «Ce sont des mesures extrêmement dangereuses pour les libertés individuelles. Telles qu’elles sont formulées dans le projet de loi, finalement, ça peut quasiment viser les 68 millions de Français. Les motifs qui sont invoqués pour ces assignations à résidence sont extrêmement flous. Ce recours à la notion d’ordre public est une notion qui peut être tirée dans des sens très différents. Par exemple, on peut considérer qu’un certain nombre de mouvements sociaux, qu’un certain nombre de manifestations sont des menaces à l’ordre public. Ce discours est un discours qui dans un moment d’émotion intense est difficilement audible. Le problème c’est qu’à la Ligue des droits de l’homme nous avons vocation à nous inscrire dans le moyen et le long terme. Ces mesures-là, une fois qu’elles vont être votées, c’est-à-dire dans le cadre de la loi, elles risquent fort de s’inscrire dans le moyen et le long terme. Il y a un autre aspect très gênant : le discours gouvernemental aujourd’hui fait comme si nous ne disposions pas du tout d’outils juridiques pour lutter contre le terrorisme. On a eu 10 lois antiterroristes en dix ans. Va-t-on en faire une 11e ? Quelle que soit la gravité de la situation, la réponse de l’Etat doit rester une réponse proportionnée. Les caractéristiques des mesures qui sont prises, dans le cadre de cet état d’urgence, aboutissent à ce qu’il y a un contournement de l’institution judiciaire. Et je vous rappelle que le juge judiciaire [juge des diverses activités de l’administration] est en France considéré comme le garant des libertés.»
• La grande «marche pour le climat» prévue à Paris le 29 novembre, en marge de la COP21, a été annulée. Et la Préfecture de Paris prolonge l’interdiction de toute manifestation sur le territoire de l’Ile-de-France jusqu’au 30 novembre. Le présentateur du journal d’information (12h30) du 21 novembre sur France Culture, Benoît Bouscarel, affirme que «la société civile perd là [interdiction de manifestation] un grand moyen de faire pression sur les négociateurs du sommet sur le climat, qui doit se réunir à partir du lundi 30 novembre au Bourget». Parmi les représentants de cette «société civile» est interviewé Benjamin Ball, un des représentants du collectif «Les Désobéissants», soit des partisans de l’action directe non-violente. Ces derniers refusent «la stratégie du choc qui consiste à utiliser les attentats tragiques de ce vendredi 13 novembre pour restreindre les libertés». Benjamin Ball explique: «Les menaces terroristes pesaient avant qu’il y ait une attaque. Pourtant, les autorités, les organisateurs avaient choisi, malgré les menaces terroristes, d’organiser un immense rassemblement [le sommet] qui pose des problèmes à sécuriser. Ensuite, l’Etat est en train d’adopter une stratégie du choc. Nous sommes tous touchés, nous sommes tous sous le coup de l’émotion. Et il y a un arsenal juridique et également un changement constitutionnel qui est en cours pour pouvoir réussir à durablement poser un état d’urgence. Fort de ce constat, on a décidé quelque chose de simple: oui, nous sommes conscients qu’il existe un risque. Et nous appelons chacun à mesurer lui-même ce risque, nous appelons chacun à décider en pleine conscience d’aller manifester. Et c’est ce que de nombreuses personnes feront. Dans un temps de crise, ce qui est important c’est de dépasser sa peur. Si je cède à la peur, si je réponds aux terroristes par la terreur, alors je fais le jeu de ces mêmes terroristes.»
• Le 24 novembre 2015, dans son «Billet politique» sur France culture, à 7h15, Stéphane Robert, souligne «les risques de la surenchère sécuritaire»:
«Alors qu’on est à 12 jours, maintenant, du premier tour des élections régionales, nos responsables politiques semblent considérer qu’il n’y a plus qu’une seule question qui vaille pour les Français, une seule préoccupation dans leur esprit: leur sécurité…
Et ils semblent estimer que leur rôle, en tant que candidats, à l’approche de cette échéance électorale, est d’y répondre dans une surenchère sécuritaire. “Qu’est-ce qu’on n’a pas encore imaginé? A quoi est-ce qu’on n’a pas encore pensé pour répondre à cette aspiration sécuritaire née du traumatisme causé par les attentats du 13 novembre dernier?”…
Au départ, tout est parti de la réponse très ferme de François Hollande et du gouvernement. Avec, dans le cadre de la prolongation de l’Etat d’urgence pour une durée de trois mois, toute une batterie de mesures empruntée aux propositions de la droite et de l’extrême droite. La possibilité d’interdire toute manifestation pour des raisons de sécurité, de dissoudre des associations si l’on estime qu’elles sont dangereuses, d’assigner à résidence des personnes si l’on a de sérieuses présomptions qu’elles représentent une menace. La possibilité également d’armer les policiers municipaux en puisant dans les stocks de la police nationale… Bref, autant de mesures qui, il y a quelques semaines encore, auraient glacé le sang de toute personne revendiquant un attachement à la défense des libertés publiques…
Mais ce virage sécuritaire a été entériné par la droite et aussi par une très large majorité de la gauche. Six députés [3 PS et 3 écologistes] seulement ont voté contre la prolongation de l’Etat d’urgence en l’état, la semaine dernière [19 novembre 2015], à l’Assemblée. Et aucun sénateur… Cette situation a pour effet de priver la droite d’une partie de son discours. Et par là même de sa spécificité, de son identité en quelque sorte. Et du coup, elle se livre à la surenchère… Laurent Wauquiez [Les Républicains, député de Haute-Loire et membre de la direction de LR] veut des portiques de détection et des caméras de vidéosurveillance dans les lycées. Nathalie Kosciusko Morizet [vice-présidente de LR, députée de l’Essonne] a réclamé, hier soir [le 22 novembre], l’armement des agents municipaux de la ville de Paris. Le parti “Les Républicains ” vient, lui, d’inaugurer un “observatoire” des mesures décidées par le gouvernement “pour vérifier, expliquent ces initiateurs, ce qui est réellement mis en œuvre et ce qui ne l’est pas”…
Tandis qu’à l’extrême droite, on n’en rajoute pas. On se laisse porter estimant que tout ça, finalement, valide, dans l’opinion, le diagnostic et les solutions qu’elle préconise depuis des années…
Alors, au-delà des stratégies et des calculs électoraux qui apparaissent immanquablement dans un certain nombre de prises de positions, il faut bien voir que, dans cette affaire, le citoyen est politiquement pris en otage. Au prétexte qu’il est une victime potentielle et qu’il faut assurer sa sécurité à tout prix, on en fait également un criminel, un terroriste potentiel qu’il faut surveiller pour vérifier qu’il n’est pas en train de se convertir ou de se radicaliser… Chacun d’entre nous, finalement, en est réduit à être potentiellement observé, fiché, catégorisé. (“Ah tiens… celui-là a fréquenté des sites islamistes… ah oui… mais il est journaliste… Sûr ?… sûr…” ouf… j’ai eu chaud…)
Il faut bien voir que toutes ces mesures qu’on met en place, fait remarquer le philosophe italien, Giorgio Agamben, on les importe de la prison dans l’espace public. Et qu’en faisant cela, on détruit l’espace public… Or l’espace public est ce lieu au sein duquel un homme, en tant qu’être social, peut s’investir, s’engager, militer. Bref, au sein duquel l’homme peut potentiellement devenir un citoyen et faire vivre la démocratie… Alors certes, les récents attentats commandent que la société se défende face à la menace terroriste et djihadiste. Mais il faut prendre garde à ce que cette surenchère sécuritaire reste, dans les faits et dans l’esprit de ses initiateurs, exceptionnelle et temporaire. Parce qu’en plus de nos vies, c’est là notre citoyenneté et notre vision d’une société démocratique qui est menacée.» (Mardi 24 novembre 2015)
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